A) Des antisémitismes autrichiens
Dans l'Empire d'Autriche, en 1859, les juifs ont été autorisés à acquérir des propriétés foncières et à exercer les professions artisanales. En 1868, ils ont été reconnu comme citoyens à part entière avec les mêmes droits que tous les austro-hongrois. Les juifs ne seront cependant jamais légalement reconnus comme une des nombreuses «nationalités» de la double monarchie. A la veille de la guerre, les juifs représentent près de 10% de la poulation de Vienne, mais à Cracovie, ce chiffre monte à 28%. Dans le Royaume de Hongrie, à Budapest, les juifs représentent plus de 23% de la population de la capitale. Deux types d'antisémitismes vont naître dans l'Empire austro-hongrois.
A.1) L'antisémitisme «social-chrétien»
Les premiers antisémites austro-hongrois sont des chrétiens traditionalistes. Principalement des éditeurs ou des journalistes de la presse catholique. Très vite, cette opinion va s'étendre à une partie de la population catholique. L'exemple le plus important est certainement Karl Lueger, le maire de Vienne de 1897 à 1910.
Essayons de comprendre son antisémitisme. Avant de devenir maire, Karl Lueger dénonça en 1886 au Reichsrat (Conseil d'Empire) de Vienne le Compromis austro-hongrois de 1867. qui avait séparé l'Empire des Habsbourg en deux, donnant une vraie autonomie au peuple hongrois. Comme nous l'avons mentionné la capitale de ce nouveau Royaume de Hongrie comporte presqe un quart de juif. Karl Lueger parle du Compromis austro-hongrois de 1867 comme du «judéo-magyarisme». Il renouvellera ses attaques et il sera radié du Reichsrat en 1891.
L'Empereur François-Joseph n'aura aucune sympathie pour cet homme politique. A un tel point que quand Karl Lueger sera élu au Landtag (assemblée parlementaire d'un Land) de Basse-Autriche, François-Joseph refuse d'entériner son élection, ce à quoi la loi l'autorise. Il y aura quatre élections consécutives et quatre fois François-Joseph refusera d'entériner l'élection de Karl Lueger. Le pape Léon XIII ira jusqu'à donner sa bénédiction à Karl Lueger. Il ne s'agit pas d'un «antisémitisme racial» à proprement parler mais plutôt une approche populiste et démagogue destinées à s'attirer des voix. Karl Lueger influence Adolf Hitler lors de son séjour viennois et joue indirectement un rôle crucial dans la naissance de l'antisémitisme hitlérien.
«Karl Lueger a été son modèle en un autre sens encore, en lui enseignant l'efficacité du mot antisémite, qui désignait bien clairement et visiblement un adversaire au mécontentement des petits bourgeois et du même coup dérivait, sans qu'il y parût, sa haine qui couvait contre les grands propriétaires fonciers et la richesse féodale»
© Stefan Zweig - «Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen»
Sa popularité comme maire de Vienne a été extrêmement importante et il mourra à son poste en 1910. Plusieurs centaines de milliers d'Autrichiens assistent à ses funérailles.
«Quand l'imposante procession funèbre, à la mort du bourgmestre, se mit en mouvement de l'hôtel de ville vers la Ringstrasse, je me trouvais parmi les centaines de milliers de personnes qui assistaient à cette triste cérémonie. À mon émotion intérieure se mêlait le sentiment que toute l'œuvre de cet homme avait été vaine, parce que le sort menait cet État inexorablement à sa perte. Si le Dr Karl Lueger avait vécu en Allemagne, il eût pris rang parmi les premières têtes de notre peuple ; ce fut un malheur pour son œuvre et pour lui-même qu'il vécût dans cet État impossible.»
© Adolf Hitler - «Mein Kampf»
A.2) L'antisémitisme «germanophone»
Mais il existe un autre antisémitisme, celui de Georg Ritter von Schönerer (1842–1921) dont nous avons largement parlé dans l'acte II d'Élisabeth (). Même si Hitler a loué la maîtrise politique de Karl Lueger, c'est surtout Georg von Schönerer, qu'il loue comme celui qui «a reconnu les problèmes [des Allemands dans la monarchie des Habsbourg] dans leur essence la plus profonde.» En pleine période Habsbourg, il est déjà occupé à rêver à l'unification du peuple germanique. von Schönerer est un nationaliste allemand (la troisième tendance politique importante en Autriche). Il souhaitait une disparition de l’Empire austro-hongrois et le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, au IIème Reich, l’Anschluss (Hitler le réalisera en 1938).
Schönerer a été appelé par ses partisans le «Führer», et lui et ses partisans ont également utilisé la salutation «Heil», deux choses qu'Hitler et les nazis ont adoptées plus tard. Il était aussi anticatholique (énorme différence avec Karl Lueger), anti-slave et surtout antisémite notoire.
Schönerer est très clair:
«La liquidation de l’influence juive de tous les secteurs de la vie publique est indispensable si l’on veut mener à bien les réformes envisagées.»
Georg von Schönerer
Il présente des motions antisémites au Reichsrat et, en 1887, il s’engage en faveur d’une loi visant à restreindre l’immigration des Juifs d’Europe orientale en Autriche (suite aux pogroms en Russie).
À la fois démagogue et fanatique antijuif, Schönerer refuse l’assimilation des Juifs par leur conversion au christianisme avec des slogans racistes du type:
«La religion importe peu, c’est dans le sang que se trouve la cochonnerie.»
Georg von Schönerer
L’antisémitisme de Schönerer est idéologiquement élaboré, et ce, explicitement, sur des bases raciales. Avant Hitler, Schönerer est certainement l’antisémite le plus virulent et le plus systématique jamais produit par l’Autriche.
L’historien Ian Kershaw suppose que c’est dans le climat nationaliste de la ville de Linz (où il a été à l’école) qu’Hitler a assimilé le credo de Schönerer».
Tout ceci n'est à nouveau pas anecdotique car comme nous le verrons, les motivations qui ont conduit à la création d'Élisabeth sont une interrogation de l'Autriche suite à la chute du mur de Berlin en 1989 sur son attitude lors de l'Anschluss de 1938.
À Vienne, ensuite, où il s’est installé en février 1908, le jeune Hitler se présente comme un disciple et un admirateur de Schönerer, dont il a fait suspendre au-dessus de son lit deux formules encadrées: «La cathédrale de la Germanie sera construite sans l’aide de Juda et de Rome. Heil!», dit l’une, tandis que l’autre prétend exprimer le désir des Allemands d’Autriche d’être rattachés à la mère-patrie.
Cet antisémitisme germanophone va se développer dans les universités, d'abord auprès des professeurs qui sont très majoritairement des adeptes des thèses de Schönerer mais aussi très vite auprès de nombreux étudiants. Une assemblée d'étudiants à Vienne, le 11 mars 1896, va énoncer le Principe de Waidhofen qui va très vite se répendre: les juifs vont être exclu des corporations étudiantes, ce qui va rendre très complexe leur accès aux universités.
A.3) Les «Heimwehren»
Qu'est la «Heimwehr»? Pour faire simple, il s'agit d'un groupe paramilitaire nationaliste en Autriche dans les années 1920 et 1930. Ceux-ci étaient majoritairement proches du camp social-chrétien; dans certains cas, cependant, il y avait aussi des liens avec le camp national allemand.
Juste à la fin de la Première Guerre, des soldats démobilisés se sont organisés spontanément en milice armées pour protéger les biens particuliers mais aussi défendre les frontières discutées de l'Autriche (au Tyrol, en Styrie et en Carinthie par exemple).
On peut considérer qu'Otto Ender, le gouverneur social-chrétien du Vorarlberg (de 1918 à 1930 puis de 1931 à 1934), a joué un rôle-clé dans la fondation puis l'existence de ces milices paramilitaires car en avril 1919 il a refusé d'en imposer la dissolution dans son Land comme le lui demandait le gouvernement central. Il refera de même en avril 1920.
Quand le social-chrétien Ignaz Seipel (dont nous avons déjà parlé ()) est chancelier fédéral (1922-1924), il réorganise en profondeur la Heimwehr en réponse au Schutzbund socialiste (voir ci-contre) qui devient très puissant.
En parallèle, en Italie, après sa Marche sur Rome d'octobre 1922, Mussolini arrive au pouvoir et le fascisme sort de l'ombre. Les conservateurs sociaux-chréteins sont très attentifs face à cette nouvelle forme politique qui prend forme en Italie, un pays qui a longtemps été lié à l'Empire autrichien ou au Saint Empire Romain Germanique.
On ne peut certainement pas qualifier les Heimwehren de milices fascistes mais dire qu'elles sont «fascisantes» s'approche de la vérité. Il faut dire que dès que le problème initial des frontières réglé, les Heimwehren se sont battus pour défendre l'ordre et combattre les forces qu'ils considèrent comme marxistes, c'est-à-dire toutes les forces qui veulent s'éloigner des traditions ou veulent remettre en cause les religions, surtout la religion catholique.
Les membres des Heimwehren sont très majoritairement originaire de la campagne et détestent les villes. Beaucoup assument un antisémitisme latent (au sens de l'antisémtisme «social-chrétien» dont nous avons parlé ci-dessus). Les dirigeants des Heimwehren sont bien souvent des avocats issus de petites villes ou parfois des capitales régionales. Une exception à la règle: Ernst Rüdiger Starhemberg qui deviendra le dirigeant national des Heimwehren en 1930.
Laissons la parole à l'un des plus grands auteurs autrichiens, Stefan Zweig:
«Ignaz Seipel, avait déjà créé une organisation, la Heimwehr. Vue de l’extérieur, celle-ci avait la plus misérable allure qu’on pût imaginer, de petits avocats de province, des officiers mis à pied, des existences obscures, des ingénieurs au chômage, chacun représentant une médiocrité déçue, tous se haïssant furieusement. Pour finir, on lui trouva en la personne du jeune prince Starhemberg un « führer », qui s’était jadis traîné aux pieds de Hitler, avait fulminé contre la République et la démocratie et se présentait à présent partout, avec ses soldats de location, comme l’antagoniste de Hitler, promettant de « faire rouler des têtes ». Ce que voulaient positivement les membres de la Heimwehr était tout à fait obscur. En réalité, la Heimwehr n’avait pas d’autre but que d’avoir sa part du gâteau et toute sa force était le poing de Mussolini, qui la poussait en avant. Avec leurs baïonnettes livrées par l’Italie, ces soi-disant patriotes autrichiens ne remarquaient pas qu’ils sciaient la branche sur laquelle ils étaient assis.»
Stefan Zweig, «Le Monde d'hier»
B) Révolte de juillet 1927
B.1) «Vienne la rouge»
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Vienne était en proie à la misère, la faim et à une terrible pénurie de logements. Les gens vivaient dans des lotissements constitués de baraques illégales dans les arrondissements de banlieue. Ils mouraient de froid en hiver et la tuberculose faisait des ravages.
Quelques années plus tard, les ouvriers vivaient dans de véritables palaces du prolétariat, avec chauffage, jardin et suffisamment d'espace. Ils allaient au théâtre ou au cinéma, avaient accès aux soins médicaux et participaient à la vie intellectuelle. Mais comment?
Face à la domination au niveau national du Parti social-chrétien entre 1920 et 1934, la capitale devient une exception sociale-démocrate au sein d'un pays où les campagnes sont conservatrices et cléricales. Les administrations municipales viennoises forment ainsi des contrepoids aux gouvernements conservateurs successifs.
En mai 1919, le Parti social-démocrate ouvrier remporta les premières élections municipales libres à la majorité absolue. «Un jour, ces pierres parleront pour nous», prédisait le maire Karl Seitz lors de l'inauguration du Karl-Marx-Hof le 12 octobre 1930 à Heiligenstadt – nommé ainsi en l'honneur du théoricien communiste. La mégacité aux encorbellements et tours massives, longue de 1,2 km, aux appartements aérés et agréables à vivre, raconte l'histoire de Vienne la rouge.
Otto Wagner pour exemple Renonçant à la révolution, les sociaux-démocrates commencèrent à lutter contre la pauvreté avec des mesures politiques d'envergure. Les livres et l'éducation ont remplacé les patrons. Des habitations saines donnèrent une chance aux habitants de s'épanouir. Pour ne pas être tributaire de la spéculation immobilière, la municipalité fit construire plus de 64.000 appartements qu'elle attribua selon un système de points. Les fonds provenaient de l'impôt sur le revenu et d'une taxe d'habitation introduite en 1923.
Nombre de logements sociaux qui parsèment le paysage urbain recèlent de jolis détails et d'éléments Art déco ou Bauhaus. Beaucoup d'architectes étaient des étudiants d'Otto Wagner.
Le Karl-Marx-Hof est le fleuron du parc viennois de logements sociaux. Il s'agit d'un ensemble de logements sociaux d’un kilomètre de long réalisé entre 1927 et 1930 par l'architecte autrichien Karl Ehn. Il s’agit d’un vaste bloc de béton de 1.383 appartements qui mêle fonctionnalité et audace architecturale. Tous les logements possédaient dès leur construction leur propre toilette. Des mâts de drapeaux trônent au sommet des tours géantes de l'aile centrale.
Dans la cour intérieure, une statue en bronze représentant un semeur sème des graines symboliques: les immeubles communaux comprenaient aussi des crèches, des centres d'assistance pour les mères, des cliniques, des terrains de sport, des cafés et des bibliothèques. Cette expérience sociale touchait tous les domaines du quotidien.
Amalienbad: temple de l'hygiène
Otto Glöckel, réformateur du système scolaire, a dépoussiéré les programmes de l'école publique. Le conseiller municipal Julius Tandler a impulsé une nouvelle politique sanitaire et sociale qui assistait les citoyens du berceau jusqu'à la tombe. Le conseil municipal a remis de l'ordre dans les finances publiques en instaurant des impôts sur les produits de luxe, le patrimoine et la fortune, et a modernisé les services funéraires, l'approvisionnement en eau et les casernes de pompiers. Le réseau de la Stadtbahn, datant de l'ère impériale et à vapeur, a été électrifié et relié au réseau de tramways.
L'arrondissement de Favoriten (dixième arrondissement de Vienne, situé au sud de la ville) s'en trouva bien desservi – les ouvriers trimaient dans les briqueteries et grosses usines de ce quartier avant de rentrer chez eux, transpirants et sales, dans des immeubles locatifs sans salles de bain privatives. L'Amalienbad apparut donc comme le lieu idéal pour pallier ce problème d'hygiène, avec sa capacité d'accueil de 1300 personnes, sa splendide piscine intérieure au toit verrière, son bain romano-irlandais et – chose révolutionnaire pour l'époque – ses douches. Ces douches ont été encensées par la littérature, car l'eau était «constamment remplacée par de l'eau propre pour que les baigneurs ne se baignent pas dans de l'eau sale».
De la piscine Arbeiterstrandbad construite au bord du Vieux Danube, il ne reste aujourd'hui que les escaliers. L'établissement du Kongresspark à Ottakring, invitant à la baignade, aux bains de soleil et aux bons bols d'air, a conservé son charme des années vingt.
En 1934, un Viennois sur dix vivait dans un logement social. Comme nous allons le voir ci-dessous, l'hégémonie socialiste allait connaître une fin abrupte lorsqu'Engelbert Dollfuss du Parti chrétien-social a dissous le parlement et ordonné à l'armée de tirer sur le Karl-Marx-Hof lors de l'insurrection février 1934, coûtant la vie à plus de 350 personnes. L'utopie de Vienne la rouge s'écroula alors mais son héritage perdure aujourd'hui. Vienne doit en grande partie aux acquis de sa période « rouge » d'avoir été si souvent élue ville la plus agréable à vivre au monde.
B.2) 15 juillet 1927 : la révolte du Palais de justice de Vienne
Cet épisode est tout à fait significatif de cette Autriche fissurée en deux avec d’un côté une certaine collusion entre fascistes, prélats, patronat, police, armée, hommes politiques de droite et juges et d’un autre l’espoir «utopique» de la Vienne la rouge.
Les années '20 autrichiennes furent marquée par d'importantes tensions et par une certaine instabilité politique. Les sociaux-démocrates et les sociaux-chrétiens, qui étaient alors les deux principales forces politiques du pays, étaient en effet à couteaux tirés et, comme nous l’avons vu ci-dessus, les deux partis disposaient en plus de leur propre organisation paramilitaire (la Heimwehr pour la droite et la Schutzbund pour la gauche).
Plusieurs affrontements avaient ainsi déjà eu lieu, dont un le 30 janvier 1927 à Schattendorf, où des coups de feu furent tirés, qui ont mortellement tué un invalide de guerre croate, Matthias Csmarits, et un enfant de 8 ans, Josef Grössing (de la famille duquel est venu le futur ministre fédéral Josef Ostermayer).
Les trois tireurs, membres d'une milice de droite, la Heimwehr ont été interpellés.
Ils furent jugés mais leur acquittement le 14 juillet 1927, après onze jours de délibération, créa l'indignation à gauche et les sociaux-chrétiens au pouvoir depuis 1925 furent accusés d'avoir influencé la justice. Le fait que leur organe de presse ait fortement fait campagne pour cet acquittement n’a certainement pas aidé à lever les doutes.
Dans Vienne la rouge, l’ouvrier moyen, qu’il soit homme ou femme, était formé à un idéal de justice et de solidarité de classe. Il lui était impossible de comprendre et encore moins d’admettre l’annonce de l'acquittement par la justice autrichienne des meurtres du 30 janvier 1927. Dans la nuit du 14 au 15 juillet 1927, des délégués d’entreprises viennoises font irruption dans les locaux de la rédaction de l’Arbeiter-Zeitung, le journal officiel de la social-démocratie, et veulent en rencontrer les dirigeants. Apprenant que l’éditorial du quotidien se borne seulement à émettre une «vive protestation» contre ce verdict injuste, les délégués d’entreprise s’emportent et exigent la grève générale.
Ils sont très nombreux, hommes et femmes, à avoir eu la même réaction face à ce tiède éditorial. Ils décident de ne pas aller travailler mais de se rendre plutôt dans le centre de Vienne. En d’autres mots, une grève générale spontanée éclate. Ce sont souvent les plus «dangereuses», car elles ne sont contrôlées par aucune force en présence. Les tramways cessent de circuler. Depuis de nombreuses entreprises, établissements publics et municipaux, des cortèges se forment et se dirigent vers le Ring (boulevard du centre de Vienne). Mais d’autres travailleurs et travailleuses marchent spontanément sur le Palais de justice qui, suite à ce verdict contestable, cristallise la haine des masses et devient le symbole de la justice de classe, de l’injustice sociale, de la paperasserie bureaucratique. Les autorités viennoises – police et responsables politiques – n’ont envisagé cette réaction spontanée. Les manifestants réussissent à s’introduire dans le Palais de Justice, à jeter des dossiers par les fenêtre vers la rue. Mais très vite, des liasses de papier en feu sont lancées contre le bâtiment et, quelques minutes plus tard, le Palais de Justice est en flammes.
Cet incendie du Palais de Justice aura une énorme influence non seulement sur le cours des événements politiques mais aussi sur la littérature autrichienne, preuve qu'elle a marqué les consciences, voire les âmes. Cet incendie est un élément important du roman de 1935 Die Blendung (Auto-da-fé) d’Elias Canetti (Prix Nobel de Littérature en 1981) et de son essai de 1960 Masse und Macht (Masse et puisssance), ou du roman de 1956 Die Dämonen de Heimito von Doderer.
Les dirigeants sociaux-démocrates – dépassés par leurs partisans – apparaissent tardivement et tentent de faciliter l’accès des secours au bâtiment. Mais leurs intentions sont mal interprétées par les manifestants, qui se sentent désavoués, croyant que les dirigeants sociaux-démocrates s’abaissaient à défendre le verdict de la justice de classe. Les plus importans sociaux-démocrates, Karl Seitz, le maire de Vienne, Theodor Körner, le «général rouge», Hugo Breitner, le sénateur aux Finances de Vienne, Julius Tandler, le sénateur aux Affaires sociales de Vienne, montent sur les voitures des pompiers et exhortent la foule, mais celle-ci ne les entend pas. La foule réclame qu’on distribue les armes au Schutzbund.
Au moment où les pompiers commencent leur travail, des coups de feu retentissent alors que les dirigeants sociaux-démocrates s’entretiennent avec le chancelier démocrate-chrétien Mgr Seipel (dont nous avons déjà parlé ()) . Il se rend très vite compte que les dirigeants sociaux-démocrates ont peur de suivre «la masse ouvrière», peur de la guerre civile. Il prie alors les sociaux-démocrates de se retirer et ordonne à Johann Schober, préfet de police de Vienne, de mettre fin au troubles.
Le carnage dure trois heures.
Certains journaux – principalement catholiques – condamnent les manifestants. D’autres avance un bilan encore bien en dessous de la réalité: plus de cinquante morts. Aujourd’hui, nous savons qu’il y eut 89 morts et plus d’un millier de blessés.
Les dirigeants sociaux-démocrates appellent à une grève générale de 24 heures et mettent le Schutzbund en état d’alerte permanent. Si plusieurs dirigeants condamnent vivement la répression, ils condamnent aussi la réaction des masses qui n’ont pas su résister à leurs pulsions et qui n’ont pas su garder leur sang-froid. Parmi les dirigeants sociaux-démocrates, l’un des rares à comprendre cette réaction est Franz Domes, le vieux président du syndicat des métallurgistes qui refuse de condamner l’assaut du Palais de Justice.
C) 1927-1933: une lente glissade
C.1) Signes de rapprochement avec l’Allemagne
Le souvenir du terrible 15 juillet 1927 restera extrêmement vif chez les ouvriers et les ouvrières influencés par la social-démocratie: des dizaines de brochures seront consacrées aux morts de l’incendie du Palais de Justice, des cartes postales avec les photos d’une cinquantaine de morts seront diffusées, le 15 juillet sera même commémoré dans la résistance. Mais plus encore que ce souvenir populaire et ce culte des morts et des martyrs, le 15 juillet 1927 marque une rupture dans l’histoire de la Première République d’Autriche.
Lorsque le 26 juillet, le chancelier social-chrétien Mgr Seipel se présente devant le parlement, il n’a aucun mot pour les victimes et leurs proches, il déclare même qu’il sera «sans indulgence», ce qui lui vaudra le surnom de Prälat ohne Milde (le prélat sans indulgence). Dès lors, un lent processus de désagrégation politique et sociale commence, l’agonie de la démocratie autrichienne va durer sept ans jusqu’à la guerre civile de février 1934.
Plusieurs raisons expliquent cela:
- la faiblesse politique de la direction sociale-démocrate
- la crise économique des années 1930
- les nationaux-socialistes qui, mêlant un discours populiste et national, gagnent du terrain en Autriche auprès des classes populaires
- la politique des catholiques conservateurs qui, en Autriche comme ailleurs, condamnent dès la fin des années 1920 le parlementarisme et la démocratie libérale au profit d’un régime corporatiste autoritaire
Si lors du 15 juillet 1927, le Parti social-démocrate a fait la preuve de sa faiblesse politique, il conserve un certain prestige auprès des populations ouvrières surtout grâce à son «œuvre»: Vienne la rouge. Les événements du 15 juillet 1927 durcissent les lignes entre les camps politiques et idéologiques, les sociaux-chrétiens dénoncent alors les «austrobolchéviques». En raison de l’attitude intransigeante et peu charitable de Mgr Seipel, l’Église catholique enregistre un très fort mouvement de sorties officielles de l’Église catholique, comme l’Autriche n’en avait jamais connu auparavant.
Fin septembre 1929, Johann Schober – celui qui avait déclenché le massacre de 1927 – devient chancelier et change la constitution pour enforcer ses pouvoirs. Fin janvier 1930 à La Haye, il obtient que les réparations de guerres payées par l’Autriche soient effacées et peu après, le 6 février, il signe un traité d’amitié avec l’Italie et un traité de commerce avec l’Allemagne.
En novembre 1930, les sociaux-démocrates gagnent les élections (41,15 % des suffrages contre 35,62 % aux sociaux-chrétiens). Johann Schober à la tête d’une liste indépendante (11,62 % des voix) demeure Ministre des Affaires étrangères - inimaginable vu son pssé, non? En tous cas, une mauvaise idée: il négocie secrètement avec son collègue allemand, Julius Curtius, une Union douanière avec l’Allemagne qui bien plus qu’une démarche économique est bien évidemment une démarche politique: un premier pas vers le rattachement à l’Allemagne. Et c’est comme cela que l’Europe le ressent! A Genève, le 3 septembre 1931, devant les protestations de la France, de la Tchécoslovaquie et de l’Italie, Schober doit renoncer à cette Union douanière.
C.2) Crise économique
Le 11 mai, la banque Credit-Anstalt s’est déclarée en faillite et a modifié la donne économique et politique. Et à partir de là, l’Autriche est touchée de plein fouet par la crise économique (transfert de la crise de '29 américaine). Le fossé se creuse irrémédiablement entre le parti social-démocrate et son électorat populaire.
C.3) 12 septembre 1931, tentative coup d’état de Pfrimer
Le 12 septembre 1931, Walter Pfrimer, chef régional des Steirischer Heimatschutzes (Milices patriotiques de Styrie), et le comte Carl Ottman Lamberg tentent un coup d’État visant à installer dans la province un gouvernement des Heimwehren qui pourrait être étendu à toute l’Autriche. Le modèle alors retenu est celui de la Marche sur Rome de Mussolini. Même s’il obtient un succès local, les autres formations des Heimwehren ne sont pas convaincues du bien fondé d’une marche sur Vienne. Les Styriens putschistes sont arrêtés par l’armée fédérale. Pfrimer reconnaît son échec et fuit hors d’Autriche.
Ici encore, cet événement va profondément changer le cour des choses: après l’échec du putsch, la majorité des membres des Steirischer Heimatschutzes va rejoindre le DNSAP, le parti nazi autrichien. Mais cette crise va démontrer les rapports très indulgents entre les Heimwehren et les partis gouvernementaux. En décembre 1931 a lieu le procès de Pfrimer rentré en Autriche et de sept de ses conjurés: acquittés! Mais tout cela démontre que les sociaux-chrétiens ont fait le choix de l’alliance avec ces forces fascisantes.
C.4) Montée des nationaux-socialistes (nazis)
La proclamation de l’encyclique Quadragesimo Anno le 15 mai 1931 a conforté les sociaux-chrétiens dans leur volonté d’instaurer un État autoritaire corporatiste mais aussi dans leur haine et leur combat du socialisme. Les nationaux-socialistes (nazis), déploient une activité prodigieuse :
- juin 1931: ils provoquent de sanglants affrontements à l’Université de Vienne
- 17 octobre 1931: les nationaux-socialistes attaquent un foyer ouvrier à Simmering, bastion de la social-démocratie qui ne peut plus faire semblant d’ignorer ce danger
- avril 1932: les nationaux-socialistes poignardent un ouvrier et continuent, sur le modèle allemand, à entretenir un climat d’instabilité et de peur. Cela tombe bien, on est en période électorale…
Lors des élections régionales d’avril 1932, les nationaux-socialistes remportent quinze mandats à Vienne, huit en Basse-Autriche et six à Salzbourg. Ont principalement voté pour eux les partisans de la Grande-Allemagne mais aussi une partie de l’électorat social-chrétien. Et certains ouvriers…
C.5) La paralysie du parlement et Dolfuss chancelier
Suite à ces élections, le processus conduisant à la suppression de la démocratie en Autriche va s’accélérer. Le 20 mai 1932, le social-chrétien Engelbert Dollfuss devient chancelier fédéral. Son gouvernement ne dispose que d’une voix de majorité au parlement (83 députés contre 82) et doit rechercher le soutien des Heimwehren.
Le nombre de chômeurs atteint 468.000 (21,7%) en 1932 et il touchera presque 100.000 personnes supplémentaires l’année suivante. La population n’a plus qu’une obsession: trouver du travail pour pouvoir acheter à manger et payer son loyer. Les repères se brouillent de plus en plus.
Le 1er mars 1933 se déroule une grève des cheminots – une grève de deux heures – mais le gouvernement fédéral l’interdit. Juste en clin d’œil, signalons que ce gouvernement «républicain» fait référence à un arrêté impérial du 25 juillet 1914 (entre Sarajevo et le déclenchement de la première guerre). Et une remarque: dans l’Allemagne voisine, Hitler est au pouvoir depuis un mois et le parlement allemand, le Reichtag, a déjà été incendié.
Cette interdiction de la grève des cheminots ne plait pas à l’opposition et le social-démocrate Karl Renner, décide de convoquer le parlement en séance extraordinaire le samedi 4 mars 1933 pour mettre un terme aux agissements du gouvernement. Le gouvernement y est mis en minorité mais une faute de procédure sauve la situation.
Retournons-nous encore vers l’Allemagne car le lendemain, le dimanche 5 mars, s’y déroule des élections qu’Hitler remporte haut la main (43,9%), apportant la preuve qu’une poigne de fer (incendie du Reichtag entre autres) peut venir à bout d’une opposition démocratique affaiblie et d’une gauche divisée.
Cela va inspirer en Autriche le social-chrétien Dollfuss qui annonce le 7 mars 1933 que le parlement autrichien a perdu sa légitimité et qu’il est suspendu. Les dirigeants sociaux-chrétiens décident qu’il est maintenant temps de gouverner de manière autoritaire.
Quelques jours plus tard, le 2 avril, Dollfuss annonce un changement de constitution, la pré-censure est établie et tous les défilés publics et réunions sont interdits. L’Arbeiter-Zeitung proteste en vain mais la direction de la social-démocratie est hésitante. Otto Bauer – un des responsables des sociaux-démocrates – déclare qu’il ne souhaite pas la lutte pour la lutte. Pourtant si on en croit plusieurs sources, les travailleurs étaient prêts à agir:
«Il n’y avait pas un seul endroit en Autriche, où les travailleurs, profondément déterminés n’attendaient que les chefs [...] fissent appel à eux. […] Les militants du Schutzbund attendaient dans leurs locaux... dans le dernier trou d’Autriche la classe ouvrière était aux écoutes […]. Une armée attendait, attendait»
Ou encore Koloman Wallisch, qui sera une des victimes de la guerre civile, écrit à la direction du Parti social-démocrate :
«Une grande partie de nos camarades réclame que la décision ne soit plus repoussée aux calendes grecques, car sinon il est à craindre qu’il n’arrive la même chose chez nous que ce qui s’est passé en Allemagne, à savoir que la part active du prolétariat se décide à l’inaction et laisse libre cours aux choses»
Koloman Wallisch (1889-1934)
Bruno Kreisky – futur président du parti socialiste autrichien d’après-guerre et futur chancelier autrichien (1970-1984) – écrit quelques décennies plus tard:
«J’étais aussi pour qu’on intervienne en 1933, parce qu’alors nous étions encore suffisamment forts, que le gouvernement aurait été forcé de reculer. On aurait pu obtenir un gouvernement de coalition ou un retour à la démocratie.... On ne doit pas oublier qu’Hitler n’était arrivé au pouvoir que depuis quelques jours. Le mouvement ouvrier autrichien possédait encore une force morale »
Bruno Kreisky (1911-1990)
Le gouvernement, lui, n’est pas inactif. Il crée le 20 mai 1933 le Vaterländische Front (Front Patriotique). Dollfuss explique que ce Vaterländische Front doit être la base du nouvel État corporatiste. Et pas le Parti social-chrétien. Le chancelier prend une série de mesures en vue d’instaurer le Ständestaat, l’État autoritaire corporatiste chrétien en Autriche, nécessitant de neutraliser la social-démocratie. Peu de temps après, le Schutzbund est interdit sur tout le territoire autrichien; mais aussi les grèves politiques ou le traditionnel défilé du premier Mai.
Dollfuss va faire disparaître les partis extrêmes de l’échiquier: il interdit le Parti communiste autrichien le 26 mai 1933, puis le 20 juin, c’est au tour du DNSAP, le Parti national-socialiste (nazi). Les nationaux-socialistes et les communistes deviennent clandestins dans le pays. Seules quelques rares personnalités du parti social-chrétien se sont opposées à cette disparition de la démocratie.
Mais Dollfuss ne va pas s’arrêter là. Après les extrêmes, à partir de l’automne 1933, les autorités interdisent de nombreuses manifestations ou réunions sociales-démocrates. Puis on en vient au «chantage» populaire: on annonce que le gouvernement a l’intention de remplacer les éléments hostiles à l’État par des patriotes. Le chantage à la perte de l’emploi commence, il s’avérera payant en février 1934. Chacun sait ce qui lui reste à faire!
Le 28 janvier 1934, prisonnier d’une politique légaliste, le Conseil directeur du Parti social-démocrate recule encore, il déclare que si la réforme de la Constitution se fait par la voie constitutionnelle et si l’on sauvegarde le droit des ouvriers et des employés à se regrouper en syndicats, les ouvriers et les employés seraient prêts à collaborer à cette réforme.
Le 3 février 1934, un grand nombre de responsables de haut niveau du Schutzbund sont arrêtés. Le 8 février 1934, les locaux de l’Arbeiter-Zeitung sont l’objet d’une perquisition. Le 10 février 1934, Karl Seitz, le maire de Vienne, est relevé de toutes ses fonctions touchant la sécurité publique. Deux jours plus tard, la guerre civile éclate.