L'histoire de la naissance du National Theatre est l'histoire d'une longue, d'une très longue lutte: plus d'un siècle!
Il faut dire que les exemples étaient nombreux sur le continent européen: la France disposait d'un théâtre National (la Comédie Française) depuis 1680; mais le Danemark, la Suède et l'Autriche avaient les leurs depuis plus de deux cents ans. Voici comment tout a commencé en Angleterre …
Certains disent que l'histoire du Théâtre National anglais débute en 1564, à la naissance de William Shakespeare. Son influence sur les auteurs, metteurs en scène et acteurs, mais aussi son énorme attraction du public, ont favorisé la reconnaissance du théâtre comme un art majeur ce qui aurait dû permettre la fondation d'un théâtre National. Comme en France à l'époque de Molière et de Racine. Et pourtant, En Angleterre, il va falloir attendre…
1.1) Les rêves (1848 à 1939)
1848
La première proposition de créer un théâtre national a été faite par Effingham Wilson, un éditeur londonien. A l'époque, le Shakespeare Committee avait réussi à faire acheter par l'Etat anglais la maison dans laquelle était né Shakespeare à Stratford-upon-Avon. Même si il ne condamnait pas cette acquisition, il a publié un pamphlet demandant pourquoi ce Comité ne se battait pas pour donner 'une vraie maison à Shakespeare', c'est-à-dire un théâtre qui lui serait dédié: «The importance and expediency ... of purchasing by national subscription ... some theatre wherein the works of Shakespeare, the ‘world’s greatest moral teacher’, may be constantly performed.»
Il est soutenu par de nombreuses personnalités de l'époque, dont Charles Dickens, le critique et poète Matthew Arnold et les acteurs Charles Kemble et Sir Henry Irving.
Mais à l'époque, l'argent de l'état sert à créer des musées - la plupart des grands musées de Londres sont nés au milieu du XIXème siècle - mais certainement pas à soutenir les arts de la scène. Il est clair qu'il est "commercialement" moins risqué d'ouvrir un musée où l'on présente des œuvres reconnues que d'ouvrir un théâtre où chaque nouvelle production peut être un succès ou un flop. Tout cela explique que le pamphlet de Wilson tombe très rapidement aux oubliettes.
1864
Tricentenaire naissance de Shakespeare
Mais c'est à
Stratford-upon-Avon que cela se passe!
Cette année 1864 est une année de célébration: les 300 ans de la naissance de Shakespeare. Parfait, théoriquement, pour l'ouverture d'un Théâtre National. Mais Stratford-upon-Avon conteste à Londres le droit d'organiser cette commémoration. Et la petite ville va gagner face à la capitale. Le maire va pourtant se limiter à créer un festival de deux semaines dans un théâtre provisoire.
Son fils, quelques années plus tard, et sur ses propres deniers, érigera un théâtre permanent, le Shakespeare Memorial Theatre (SMT). L'ouverture a eu lieu le 23 avril 1878 par une représentation de Much Ado About Nothing. Mais ce lieu n'avait nullement l'ambition d'être un Théâtre National.
1880
A une époque où les actrices et acteurs français font sensation lors de leurs tournées anglaises, Matthew Arnold écrit un plaidoyer passionné en faveur d'un théâtre subventionné à Londres, The French Theatre, se terminant par «Le théâtre est irrésistible; organisons le théâtre!».
Matthew Arnold a été un pionnier en ne déplorant pas cette influence française et en vantant même son influence profitable à la renaissance du théâtre anglais, reconnaissant l'influence positive de l'exemple de la Comédie Française exercée sur la scène britannique.
1903
Projet complet de Harley Granville Barker d'un National Theatre à Londres
En avril 1903, l'auteur-acteur-metteur en scène Harley Granville Barker écrit au critique William Archer - avec qui il entretient des discussions très poussées sur la création d'un Théâtre National pour sauver la déliquescence du théâtre victorien très très porté sur les comédies - ces quelques phrases très explicites: «Nous devrons sans doute attendre encore très longtemps notre Théâtre National et quand il viendra, nous n'aurons aucun drame anglais à y jouer. Je crois que les intellectuels, amateurs de théâtre anglais, s'ennuient profondément dans les théâtres actuels... Nos acteurs - et pire encore nos actrices - sont démoralisés par ce qu'on se borne à leur demander: de l'élégance et de la beauté... Sans aucun doute, le Théâtre National verra le jour, mais de la même manière qu'Ibsen a profondément influencé le théâtre anglais au cours de ces 15 dernières années, nous devrions poser les graines pour la naissance du Théâtre National...»
L'année suivante, ils publient les premiers projets détaillés pour un théâtre National et distribuent leur livre privé de 177 pages: Scheme Estimates for a National Theatre. («Il ne doit en aucun cas être communiqué, analysé ou même mentionnée dans la presse publique.") Leurs projets décrivent le personnel, des exemples de programmation, la taille de la troupe (65!!!), les salaires, le nombre de places assises, un système d'abonnement et le prix des places. Des distributions codées sont même proposées pour les premières pièces: "Richard II... M. Kingsway » (M. Kingsway = Henry Irving).
Le coût total estimé du projet est de £300 000.
Des tas d'idées originales s'y trouvent. Le directeur ne serait pas nommé par l'Etat (comme c'est le cas pour le directeur de la Comédie Française) mais par un conseil de 15 membres et il dirigerait une équipe de 235 personnes.
La première saison comporterait 366 représentations de 34 pièces différentes, classées en 5 catégories:
Shakespeare: 134 représentations
Nouvelles pièces:106 représentations
Comédies (de l'époque élisabéthaine à 1870): 34 représentations
Pièces anglaises depuis 1870: 62 représentations
Pièces étrangères: 30 représentations
Bien sûr, après quelques années, le théâtre shakespearien diminuerait pour laisser la places aux nouveaux auteurs.
1906
Winston Churchill, alors Sous-Secrétaire d'Etat aux Colonies, écrit dans une interview dans le Times du 17 juin 1906: «Nous avons abandonné l'art dramatique au flux et au reflux, aux hasards et aux caprices, n'étant régulé que par des considérations commerciales... Quel dommage que nous n'ayons pas fait un effort national pour soutenir les représentations de théâtre. L'État doit être un parent généreux et positivement discriminatoire envers les arts. Et si nous pouvions seulement détourner l'attention nationale de l'horrible matériel militaire, vers le monde beaucoup plus doux du théâtre, alors nous pourrions plus sérieusement affirmer être un peuple civilisé...
Pensons avec quel enthousiasme et quel intérêt nous prêtons attention à la construction et au lancement d'un cuirassé. Quel dommage, qu'une partie de cet intérêt ne puisse se porter au lancement, disons, d'un Théâtre National.»
1908
Création SMNTC
Les partisans de la création d'un Théâtre National se sont alliés avec un groupe qui planifiait l'érection d'un mémorial à Shakespeare, à l'occasion du tricentenaire de sa mort en 1916. Ils fondèrent le Shakespeare Memorial National Theatre Comitee (SMNTC). Ce Comité était composé, pour le monde du théâtre, de Bernard Shaw, d'Arthur Wing Pinero, de Beerbohm Tree, de Johnston Forbes-Robertson et de Harley Granville Barker. En plus, on trouvait des personnalités sociales et politiques comme le Vicomte Esher et Mme Alfred Lyttelton. Le professeur Israël Gollancz (professeur de Littérature Anglaise au prestigieux King's College) devient secrétaire honoraire du Comité.
Les buts de ce Shakespeare National Theatre sont publiés sous les titres suivants:
Garder les pièces de Shakespeare dans son répertoire
De donner une nouvelle vie à tout ce qui est d'importance dans le théâtre anglais classique
Eviter que les pièces modernes de qualité ne tombent dans l'oubli
Produire de nouvelles pièces et favoriser le développement du drame moderne
Produire des traductions des œuvres représentatives de littératures dramatiques étrangères
Stimuler le jeu de l'acteur grâce aux diverses possibilités offertes aux membres de la troupe Ils rêvaient de s'intégrer dans le London County Hall en construction dans le Southbank à l'époque.
1909
L'argent commence à rentrer au SMNTC
Le SMNTC Comitee obtient son premier don d'importance: £70.000 de Carl Meyer, le fils d'un banquier de Hambourg. Notons que le don - obtenu par l'influence de Edith Lyttelton - s'est voulu anonyme! Mais il faut au total plus de £300.000 pour finaliser le projet.
1913
Subvention de l'état... presque votée
Achat d'un terrain
Le 23 avril 1913, un projet de loi émanant des députés est présenté à la Chambre des communes, visant à créer un Théâtre National subsidié par l'Etat. Le résultat du vote est clair: 162 oui et 32 non. Mais une telle majorité n'est pourtant pas suffisante pour faire passer ce genre de projet. Il ne sera donc pas mis en application! Le montant estimé nécessaire est maintenant de £500.000. La même année, le Comité acquiert un terrain, juste derrière le British Museum, au coin de Gower Street et Keppel Street, pour la somme de £50.000. Ce n'est que le premier d'une longue série de cinq terrains attribués à accueillir le National Theatre!
1914
C'est la guerre
Revente du terrain
C'est la guerre!
Lors du déclenchement de la guerre, le Comité suspend les opérations, mais en 1916, ils prêtent le site à la YMCA pour l'érection d'une «cabane de Shakespeare». C'est la seule chose de prévue pour le tricentenaire de la mort de Shakespeare. Elle aura couté £1.000 seulement. Elle est prévue pour le divertissement des troupes mais aussi pour abriter des services sociaux.
Le site est vendu en 1922 au Trust Rockefeller.
1918
Geoffrey Whitworth entre dans la danse
Un nouveau souffle va être apporté par Geoffrey Whitworth, qui travaillait pour les éditeurs Chatto & Windus.
Il voyageait pour faire des lectures des livres que sa maison d'édition représentait. Un jour, il a assisté à une lecture dans un comité local. Il a été fasciné par ces gens simples, qui étaient passionnés de culture. Cela a été pour lui une véritable prise de conscience. Il ne pouvait que devenir l'un des principaux défenseurs de la naissance d'un Théâtre National.
Dans les semaines qui ont suivi ce coup de foudre, il a créé la British Drama League. Très vite la League a exercé des pressions sur le SMNTC qui était fort "endormi". Il faut dire que la composition même du Comité (aristocrates, artistes et monde académique) ne pousse pas à l'entreprenariat actif! Lors de la première Conférence Annuelle de la League, l'acteur Sir John Martin-Harvey affirme que la League devrait faire de la fondation du National Theatre sa première priorité.
1924
Un premier concours architectural
En janvier 1924, le Labour (parti de gauche) gagne les élections. Il y a évidemment plus de chances que ce parti finance un Théâtre National. La British Drama League va même décider de lancer un concours architectural concernant le futur bâtiment du National Theatre. Il devait comprendre deux salles: une de 1.800 places et une autre, plus petite, de 600 places. Comme il est clairement expliqué dans le règlement: «Dans des petites salles, il est possible de prendre des risques. Des pièces peuvent être 'cajolées' vers le succès dans des petits lieux alors qu'elles seraient mortes de froid dans des grandes salles à demi vides. La petite salle pourrait aussi offrir une chance à de nombreux jeunes acteurs qui l'attendent depuis longtemps.» Un jeune acteur de 17 ans, Laurence Olivier, vient d'ailleurs de quitter la Central School of Speech Training and Dramatic Art.
Le concours est doté d'un prix de £250 et les résultats seront annoncés lors de la British Empire Exhibition. Le gagnant est un canadien de 37 ans, W L Somerville de Toronto.
1925
On cherche un lieu...
Incendie à Stratford, mais reconstruction rapide
Divers lieux sont envisagés pour la construction de ce théâtre, dont Chandos Street, Grosvenor Gardens (un jardin triangulaire près de Victoria Station, où se trouve aujourd'hui le Mémorial de Foch) et Horseferry Road.
Bernard Shaw écrit au sujet de ce dernier: «Au XVIIIème siècle, cela aurait été un site idéal pour un gibet.» on n'est pas prêt de trouver une unanimité.
La même année le Shakespeare Memorial Theatre de Stratford-upon-Avon est détruit par les flammes. Les directeurs promettent, au beau milieu des cendres encore fumantes, qu'un nouveau théâtre sera reconstruit. Conçu par Elizabeth Scott, il ouvrira en 1932, alors que le SMNTC cherchera toujours l'emplacement de son premier théâtre!
1930
Grainville Barker...
nouveau livre
prophétique
En 1930, Grainville Barker - toujours à la tête du combat alors que Archer est décédé en 1924, quelques jours après la proclamation du concours architectural - publie une nouvelle édition de son livre A National Theatre, dans lequel il écrit prophétiquement: «Ce site face au fleuve, entre County Hall et Surrey Approach au nouveau pont de Charing Cross, est tout ce qu'on peut souhaiter. Un Théâtre National pourrait difficilement être mieux placé.» Nous avons que le National Theatre sera bien installé sur le Southbank à quelques centaines de mètres de là. Pas mal vu, 30 ans à l'avance!
En plus, il souligne, une fois de plus l'importance d'avoir deux salles, et pas une. Et cette question va continuer à suciter pas mal de polémiques. Rappellons que le National Theatre comportera trois salles! De nombreux articles de presse commentent cet ouvrage, des débats publics sont organisés et même des manifestations!
Mais quoi qu'il en soit, il faudra encore attendre plus de quarante ans avant de voir une construction sortir de terre!
Années '30
Le SMNTC cherche
un terrain
Différents nouveaux sites possibles sont considérés: Leicester Square, Hart Street, Bloomsbury, l'Hôpital St-Georges, le New Theatre (actuellement Noël Coward Theatre) et le Wyndham's Theatre - qui sont construits dos à dos et peuvent facilement être reliés -, le Phoenix Theatre, le Saville Theatre et les Cambridge Theatre. Mais aussi un site près de la National Gallery, les locaux du Junior United Services Club, le Lyceum Theatre, un site à l'arrière de la Victoria Station, Charing Cross Hospital, le His Majesty Theatre et le Drury Lane Theatre.
Enfin, une fois de plus… rien de précis!
Différent événements permettent de récolter des fonds: une matinée Shakespeare au Drury Lane mmise en scène par Ivor Novello et Sydney Carroll, la vente de sièges le long du parcours du Silver Jubilee en 1935 (25 ans de règne de Georges V) et lors du couronnement de George VI (un an plus tard). Ou en organisant un Bal du Couronnement au Royal Albert Hall.
1937
Le SMNTC achète
un second terrain
Décès de Llilan Baylis directrice de la
Old Vic Compant
En 1936, le French Institute déménage des Cromwell Gardens, situés en face des Victoria & Albert Museum.
Le SMNTC achète le site pour £75.000. On était à plus de 3 kilomètres du West End, le quartier des théâtres de Londres. Le terrain est petit et il n'y avait pas de place pour une seconde salle. Les foyers devraient être exigus et certainement pas «grands et dignes».
On est très loin des projets initiaux. Granville Barker, lui-même, trouvait que les Cromwell Gardens étaient un lieu «ridicule»: «Parfait pour une statue de Shakespeare mais d'aucune utilité pour un National Theatre.» Quoi qu'il en soit, Edwin Lutyens et l'architecte du magnifique mais très classique Phoenix Theatre, Cecil Masey, ont été engagé pour développer un projet de théâtre à cet endroit. Un «Comité de construction» a été créé. Il est composé de Ashley Dukes, Sidney Bernstein, Bridges Adams, Lewis Casson, Nicholas Hannen et Geoffrey Whitworth.
Ce Comité propose à Granville Barker de devenir directeur du futur théâtre. Juste retour des choses pour celui qui se bat depuis près de 40 ans! Mais il refuse car il ne considère pas que le site pourra accueillir deux salles. Et qu'il trouve cela essentiel.
Mais en dehors des parlottes au SMNTC et du travail réalisé autour du symbolique Shakespeare à Stratford-upon-Avon, d'autres personnes se battent pour la grandeur du théâtre anglais. Une des plus importantes est Lilian Baylis.
Le 25 novembre 1937, Lilian Baylis, “de loin le plus exceptionnel talent du monde théâtral anglais entre 1900 et 1940", meurt. Son travail, légendaire, comme directrice de l'Old Vic pendant 25 ans, a concrètement posé les bases d'un National Theatre. Depuis 1912, elle a dirigé l'Old Vic, mettant en évidence le répertoire shakespearien: entre 1913 et 1923, elle a programmé toutes les pièces de l'auteur mythique!
En 1929, elle a participé à la création de la Old Vic Company dirigée par rien de moins que Sir John Gielgud. Une nouvelle génération d'acteurs allait prendre son essor dans cette compagnie: John Gielgud, Ralph Richardson, Peggy Ashcroft, Laurence Olivier, Edith Evans, Michael Redgrave, Alec Guinness, James Mason, Flora Robson et Emlyn Williams. Pour ne citer qu'eux!!!
Le public ordinaire de ce théâtre émanait de la nouvelle classe moyenne inférieure (des commis, des dactylos ou des gens qui travaillaient dans des boutiques). Il faut dire que l'on était à une époque où l'éducation populaire était en plein essor, favorisée par la radio ou la vulgarisation scientifique… Des matinées scolaires étaient aussi une part importante des activités de l'Old Vic. C'est là que beaucoup de jeunes élèves de l'époque ont pu découvrir Shakespeare, joué par les meilleurs acteurs du monde.
Pendant que certains discutaient et achetaient des terrains "improbables", d'autres agissaient…