A) Prise de conscience
Cette escapade londonienne pour assister à une représentation de leur Lido Lady () puis créer One Dam Thing After Another () produit par C.B. Cochran, avait permis à Rodgers et Hart de prendre leurs distances avec Broadway, indispensable après ce terrible mois de décembre 1926 où ils avaient créé deux spectacles à deux jours d’intervalle: Peggy-Ann () et Betsy ().
Mais à leur retour à New York, ils savaient qu’ils devraient faire un choix à propos de leur nouveau spectacle à Broadway. Très intelligemment, ils savaient qu’ils devaient faire un spectacle très différent de tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors. Ils étaient totalement conscients que bon nombre d’auteurs, ou de producteurs, ayant eu un succès, essayaient souvent de reproduire cette formule gagnante, et que ces œuvres de seconde zone étaient rarement des succès. Ils avaient totalement raison et il suffit pour s’en persuader de regarder l’ensemble des spectacles de Rodgers & Hammerstein, de Stephen Sondheim ou d’Andrew Lloyd Webber pour voir qu’ils n’ont jamais fait deux œuvres qui se ressemblaient.
En outre, une monotonie épouvantable des sujets s’était installée dans les spectacles musicaux des années ’20, même les meilleurs: un garçon tente de séduire une jeune fille, ‘quelque chose’ rend cet amour impossible dans le final du premier acte (les spectateurs doivent avoir envie de revenir après l’entracte pour voir comment cela va finir), et tout finit par s’arranger en une fin heureuse lors du deuxième acte. Il y avait beaucoup de variations sur le thème Montague-Capulet (s’inspirant du Romeo et Juliette de Shakespeare) ou sur le thème de Cendrillon — ou sa variante, Pygmalion —, où la pauvre fille du début finit belle, riche et aimée à la fin. L’important était que tout le monde finisse heureux pour que les gens qui achetaient des billets quittent le théâtre heureux.
Beaucoup de compositeurs de l’époque pensaient qu’au plus l’histoire était simple et prévisible, au plus le public serait prêt à apprécier la musique. A contrario, si l’intrigue est audacieuse, le compositeur risque de gêner le public par l’intrusion de ses chansons. C’est évidemment à l’opposé de ce que seront les ‘vrais musicals’: une intégration parfaite du théâtre et de la musique – puis de la danse – pour raconter ENSEMBLE une même histoire.
Nous sommes en 1927, et en décembre 1927 sera créé Show Boat () – de Kern et Hammerstein – qui intégrera parfaitement théâtre et musique. Rodgers était persuadé que l’histoire et la musique devaient être étroitement liées, et que chaque composante devait aider l’autre et contribuer à l’effet global. Dans trop de musicals, de magnifiques chansons sauvaient une histoire juvénile et éculée ou, à l’opposé, on pardonnait une musique faible parce que l’intrigue était passionnante…
En fait, à cette époque, tous les grands compositeurs des années ‘20 – comme Kern, Gershwin et Youmans – cherchaient constamment à sortir du moule conventionnel.
Après leur séjour à Londres, Rodgers et Hart furent heureux de retrouver leur librettiste favori, Herb Fields. Ils pensaient tous les trois aux thèmes les plus difficiles et les plus intrigants que l’on puisse trouver. Et cela les a conduits directement à Connecticut Yankee (A) ().
B) 3 nov. '27: «A Connecticut Yankee» - Triomphe
Remontons un peu en arrière, à l’époque où ils produisaient des «musicals amateurs». En 1921, le trio Rodgers (19 ans) - Hart (26 ans) – Fields (24 ans) avait vu un film adapté de A Connecticut Yankee in King Arthur's Court, le roman de Mark Twain (1835-1910), le célèbre auteur américain. Ils avaient tous trois été attirés par les possibilités d’adaptation de cette histoire en musical. Mais, avant de pouvoir aller plus loin, ils avaient besoin de la permission de Charles Tressler Lark, un vieux monsieur qui était l’avocat s’occupant de la succession de Marc Twain.
À leur grande surprise, Lark leur avait donné une option et à leur grand étonnement, il ne voulait aucun paiement. Fields s’est mis immédiatement au travail, mais n’a pas réussi à trouver une forme qui leur plaise. En 1923, ayant besoin d’idées pour le spectacle amateur de fin d’année à l’Institut of Musical Art (), ils avaient décidé d’utiliser une partie du matériel développé par Fields en 1921, dans ce qui est finalement devenu A Danish Yankee at King Tut’s Court ().
Début 1927, ils repensèrent à nouveau à adapter en musical le A Connecticut Yankee in King Arthur's Court de Mark Twain. Mais si ça n’avait pas fonctionné en 1921, pourquoi cela irait-il en 1927? Malgré l’envie, Rodgers et Fields doutaient sérieusement. Mais Hart fut catégorique. Il voulait que cela soit leur prochain spectacle. Ce serait l’occasion de briser le moule, mais aussi d’expérimentation, d’innovation et d’originalité. Enfin un musical avec une histoire cohérente où les chansons ne seraient pas ajoutées au spectacles comme des boules sur un sapin de Noël.
La véhémence de Hart a conquis Rodgers et Hart. Il ont décidé que la partie contemporaine ne se déroulerait pas comme dans le roman en 1889, mais plutôt en 1927. Et qu’ils utiliseraient les séquences de rêve à Camelot pour introduire de l’humour anachronique, c’est-à-dire introduisant des mots et des technologies du XXème siècle à la cour du Roi Arthur. Tout cela ne pouvait être que la base d’un grand spectacle.
Il n’y avait qu’un seul problème, mais de taille, l’option qu’ils avaient obtenue en 1921 ne courait que pour cinq ans et était expirée. Et en 1927, notre trio n’était plus un ensemble d’étudiants qui rêvaient de faire un premier musical. Non, ils avaient à leur actif plusieurs gros succès à Broadway et à Londres. M. Lark, bien conscient de cette évolution, s’est assuré que la succession recevrait à la une belle avance et des droits d’auteur conséquents.
Quand il fallut penser à un producteur, le trio se tourna naturellement vers celui qui avait assumé cette fonction pour la plupart de leurs musicals passés: Lew Fields – le père de Herb Hields. Mais Lew Fields était sur le point de partir pour Londres pour mettre en scène la production anglaise de Peggy-Ann () – dont nous parlerons ci-dessous). Herb Fields a donné à son père le roman de Twain à lire… Fields a télégraphié depuis le beau milieu de l’Atlantique qu’il ne voyait rien dans ce roman qui puisse servir de base à un musical.
Confiants qu’il leur serait aisé de trouver un producteur une fois le script et les chansons terminés, ils se sont mis au travail. Et quand Lew Fields est revenu d’Angleterre après l’ouverture de Peggy-Ann (), ils lui présentèrent un scénario complet. Lew Fields a adoré le scénario de A Connecticut Yankee () et s’est de nouveau associé à Lyle Andrews pour présenter le spectacle au Vanderbilt Theatre, deux mois plus tard, en novembre 1927.
À peu près au même moment, début septembre 1927, Rodgers et Hart ont été approchés par Charles B. Dillingham (1868-1934), l’un des producteurs les plus respectés de Broadway, pour écrire la partition d’un musical pour Beatrice Lillie. En fait, Dillingham et Mlle Lillie connaissaient la chanson à succès My Heart Stood Still créée dans la revue One Dam Thing After Another () en mai 1927 à Londres et dont nous avons parlé ci-avant. La revue n’ayant pas été importée à Broadway, Dillingham souhaitait que cette chanson soit chantée par Beatrice Lillie dans le nouveau musical qu’il créeraient. Ils savaient qu’elle était une star, principalement de revues, mais ils savaient aussi qu’elle n’avait pas la voix pour chanter My Heart Stood Still.
Pour s’en sortir, sans se froisser avec quiconque ni perdre cette proposition de Dillingham, ils ont tout simplement inventé que c’était impossible parce que My Heart Stood Still était déjà intégrée à A Connecticut Yankee () qu’ils étaient en train de créer. Nous reviendrons plus tard sur la proposition de Dillingham qui débouchera sur le spectacle She’s My Baby (), avec Beatrice Lillie.
Après avoir utilisé cette excuse, il fallait intégrer My Heart Stood Still intégrée à A Connecticut Yankee (). Même s’ils en étaient les auteurs, ils devaient obtenir la permission de C.B. Cochran à Londres producteur de la revue One Dam Thing After Another () pour laquelle cette chanson avait été écrite. Comme rien n’est simple, Ziegfeld proposa à C.B. Cochran de racheter les droits de My Heart Stood Still pour la somme de 350.000€ d’aujourd’hui, car il voulait l’utiliser dans la prochaine édition de ses Ziegfeld Follies (). Mais C.B. Cochran était un homme intègre et refusa de jouer ce jeu, et permit à Rodgers et Hart d’utiliser cette chanson dans leur nouveau musical à condition qu’ils acceptent de diminuer leurs droits d’auteurs sur la revue One Dam Thing After Another (). Plus que réglo! Ce fut un choix judicieux, car My Heart Stood Still allait devenir le tube de A Connecticut Yankee (). Et l’un des principaux succès de Rodgers et Hart. Des artistes comme Chet Baker, Ella Fitzgerald, Frank Sinatra, Bing Crosby, Rod Stewart, … l’ont chantée par après dans leurs concerts.
L’histoire est proche de celle de Mark Twain, en dehors de son actualisation: dans le Connecticut, en 1927, à la veille de son mariage avec Fay Morgan, le jeune Martin reçoit la visite de son ancienne fiancée, Alice. Quand Fay les découvre ensemble, elle assomme Martin avec une bouteille de champagne. Il perd connaissance et rêve qu’il est transporté 1.400 ans en arrière, à l’époque de Camelot, où il charme la cour du Roi Arthur, tombe amoureux de la demoiselle «Alisande» (qui ressemble étrangement à Alice), et est bientôt chargé d’industrialiser le pays. La sœur maléfique du roi, la Reine Morgan Le Fay (qui ressemble étrangement à Fay, la fiancée de Martin), fait kidnapper Alisande, mais Martin la sauve juste au moment où il se réveille de son rêve prophétique. Nouvellement éclairé, Martin se rend compte qu’il doit rompre ses fiançailles avec Fay et épouser à la place son véritable amour, Alice.
Pour jouer le rôle-titre du Yankee, ils ont choisi William Gaxton, un artiste reconnu dans le Vaudeville (), mais qui n’avait encore jamais joué dans un musical à Broadway. Le rôle d’Alice fut joué par Constance Carpenter, une actrice anglaise qui était apparue dans la comédie musicale Oh, Kay! () de Gershwin la saison précédente. Les chorégraphies furent confiées à un jeune chorégraphe de 32 ans, Busby Berkeley, dont l’expérience était très limitée. A Connecticut Yankee () sera son premier musical avant qu’il devienne un chorégraphe révolutionnaire, surtout au cinéma.
Les répétitions se passèrent très bien, tout le monde semblant optimiste quant aux chances du spectacle. En raison du titre, ils ont trouvé judicieux de faire quelques représentations de Try-Out dans le Connecticut, à Stamford. Un critique local déclara :
«Encouragé, Mark Twain a fini par chanter et danser, et vous ne le croirez peut-être pas, mais à la cour du Rroi Arthur, ils dansent maintenant le Charleston!»
Encourageant, mais le spectacle était très loin d’être fini! Des Try-Out plus importants ont eu lieu après à Philadelphie, pendant quatre semaines. A ce moment, il y eut un désaccord majeur entre le trio créatif Rodgers/Hart/Fields et le producteur Lew Fields. Ce dernier vulait que la chanson Thou Swell soit retirée du spectacle. Et ils ont tenu bon, et cela devint aussi un tube du spectacle.
Le chef d’orchestre de A Connecticut Yankee (), comme il l’avait été pour Peggy-Ann (), était Roy Webb, un ami proche de Rodgers. Rodgers demanda de pouvoir diriger l’orchestre le soir de la Première, ce que Webb accepta.
A Connecticut Yankee () a ouvert le 3 novembre 1927, succédant à Peggy-Ann () le musical précédent de Rodgers et Hart qui venait de fermer le 29 octobre 1927 après 333 représentations, leur plus gros succès à cette date.
Toutes les chansons étaient des créations sauf deux, A Ladies’ Home Companion et My Heart Stood Still. Ces deux chansons étaient dans le prologue. Rodgers se souvient qu’en dirigeant l’orchestre le soir de la première, il fut surpris par la réponse du public: glaciale… Avaient-ils gaspillé dix mille dollars pour un pétard mouillé?
Ils devaient enchaîner avec la chanson que Lew Fields avait voulu couper, Thou Swell. C’est en fait à ce moment que commençait la séquence dans laquelle Billy Gaxton, frappé à la tête dans le prologue, rêve qu’il est de retour dans le temps du Roi Arthur. Dans la première scène, la route vers Camelot, il rencontre la belle demoiselle «Alisande» (Constance Carpenter), et après quelques railleries – qui m’a frappé ?, où suis-je ?, … – Martin (William Gaxton) commence à chanter Thou Swell. Et ici, tout a changé. Rodgers en a un souvenir très clair :
«Billy n’avait pas chanté plus de huit mesures dans le refrain que j’ai commencé à sentir que quelque chose se passait à l’arrière de mon cou. Ce n’était pas la sensation constante et croissante que j’avais ressentie lors des premières The Garrick Gaieties (), ni le sentiment plus calme – une sorte de tout-va-bien – que j’avais ressenti lors de Dearest Enemy (). Cette fois, la réaction du public était si forte que c’était comme une explosion. Bien qu’il n’y ait pas de sons audibles, je pouvais sentir les gens aimer Gaxton, adorer Carpenter et se déchaîner sur la chanson. Les applaudissements à la fin de la chanson ont été assourdissants, et Gaxton et Carpenter sont revenus pour donner plusieurs rappels.»
Richard Rodgers
Thou Swell fut un «showstropper». Mais en fait, Thou Swell n’a pas seulement arrêté le spectacle, il l’a créé. Chaque phrase de la chanson, avec ses multiples rimes internes et son habile mariage d’archaïsme médiéval et d’argot moderne, était d’un niveau supérieur à la fois au niveau des paroles que de la musique, aux meilleures chansons de Broadway de l’époque.
A Connecticut Yankee () a été un succès retentissant: 418 représentations au Vanderbilt Theatre (jusqu’au 27 octobre 1928). Un seul autre spectacle de Rodgers et Hart aurait une plus longue série du vivant de Hart: By Jupiter () (1942) qui fera 421 représentations. A Connecticut Yankee () est ensuite parti pour un US-Tour de plus de 15 mois, parcourant 49 villes en tout. Ce spectacle et son succès furent une consécration pour Rodgers et Hart.
C’était d’autant plus remarquable que l’année 1927 a battu tous les records du nombre de productions: 268! Simple illustration: le 26 décembre 1927, 11 premières eurent lieu à Broadway! Le lendemain, le 27 décembre 1927, allait être créé, entre autres, l’un des chefs d’œuvre du siècle signé Kern et Hammerstein: Show Boat (). Et quelques jours plus tard, le 3 janvier 1928, ce serait la première de She's my Baby (), le second spectacle de cet hiver signé Rodgers et Hart.
C) 3 janv. '28: «She's my Baby» - Flop
A Connecticut Yankee () avait eu sa première le 3 novembre 1927, Rodgers et Hart enchaîneraient très vite en commençant les répétitions de She’s My Baby () le 7 novembre. Rodgers et Hart avaient accepté de travailler sur ce spectacle principalement parce qu’il était produit par Charles Dillingham, le seul producteur capable de rivaliser avec Ziegfeld. En plus c’était Dillingham qui les avait contactés, cela ne se refuse pas.
Au tout début du travail il rencontrèrent Dillingham. Il leur a décrit brièvement ses plans pour She’s My Baby (). Il était convaincu qu’il avait trouvé un format de spectacle idéal pour la star Bea Lillie avec cette farce conçue par Guy Bolton et le duo Bert Kalmar et Harry Ruby, qui étaient mieux connus comme auteurs-compositeurs que comme librettistes.
Rodgers et Hart admiraient le librettiste Guy Bolton depuis longtemps. Ce fut une seconde bonne raison d’accepter le projet. Bolton avait beaucoup travaillé pour le Princess Theatre () avec Jerome Kern et P.G. Wodehouse. Avec Thompson, il a écrit le livret des premiers musicals de George et Ira Gershwin, Lady, Be Good () (1925) et Tip-Toes () (1926). Avec les Gershwin et Wodehouse, il écrit Oh, Kay! () (1926). Bolton a travaillé à un rythme effréné sur des spectacles... magnifiquement construits, et plein de jeux de mots amusants et insupportables… . Lorsque les Gershwin ont commencé à prendre un ton plus sérieux, persista avec ses «histoires mousseuses» pour d’autres compositeurs.
Même si l’histoire que ces trois librettistes avaient conçue n’était pas très prometteuse, nous y reviendrons, Rodgers et Hart était contents de travailler avec eux… Et enfin, qui pourrait résister à la tentation d’écrire des chansons pour Béatrice Lillie, dont les bouffonneries avaient fait d’elle une star à Broadway depuis la Charlot’s Revue de 1924 (? Mais les difficultés furent nombreuses…
Le premier fut la volonté de Dillingham, pour faire plaisir à Béatrice Lillie, de lui proposer de chanter My Heart Stood Still, la chanson que Rodgers et Hart avaient écrite pour la revue One Dam' Thing after Another () en mai 1927 à Londres. Sachant Bea Lillie incapable de chanter la chanson, Rodgers et Hart l’incorporèrent dans A Connecticut Yankee ().
La seconde difficulté fut que Rodgers tomba malade. Rien de grave, mais une grippe qui l’a tenu alité quelques semaines. Dillingham fut très «généreux» et «humain»: «Vous avez mauvaise mine. Faites un sac et allez à Atlantic City. Restez là pendant quatre ou cinq jours et ne faites rien. Et n’oubliez pas que vous êtes mon invité tout le temps.» Il semblait plus soucieux par la santé de Rodgers que par celle du spectacle. En fait, il semblait avoir perdu tout intérêt dans le spectacle. Lors de la répétition générale de la série de premiers Try-Outs à Washington, à la fin du premier acte, Dillingham a quitté calmement le théâtre. Rodgers l’a poursuivi dans la rue et lui a demandé: «Et le deuxième acte?». Sans arrêter de marcher, il a dit: «Oh, je l’ai vu hier soir. Je ne suis pas obligé de le revoir.» De même à Broadway, le 3 janvier 1928, le soir de la Première, il devait être présent, mais personne ne l’a vu.
La distribution était brillante et disparate: on retrouvait les danseurs Nick Long Jr. et Pearl Eaton, le danseur et comique Clifton Webb, un autre comique, William Frawley, un héros et une héroïne joués par Jack Whiting et Irene Dunne. Et, surtout, l’incomparable clown Beatrice Lillie. Le spectacle a vraiment été écrit pour cette dernière. Elle venait de jouer dans un terrible flop, Oh, Please! () de Vincent Youmans. Ses brillantes techniques clownesques, largement nourries par l'improvisation, étaient terriblement à l'étroit dans un musical basé sur un livret. Oh, Please! () avait fermé après 75 représentations. Tout le monde semblait d’accord sur le fait que le format de la revue lui convenait nettement mieux, car les revues lui fournissaient d’incomparables opportunités comiques sans qu’un livret vienne limiter son expression. Elle s’est pourtant lancée dans l’aventure du musical She’s My Baby () avec enthousiasme, mais malgré un rôle comique (la bonne Tilly) taillé sur mesure pour elle, She’s My Baby () n’a pas fonctionné pour elle…
En fait, l’énorme point faible était le livret… Il était représentatif de la sottise du livret de nombreux musicals de l’époque: Bob Martin a besoin d’argent pour monter un spectacle musical qui mettra en vedette sa bien-aimée, Polly; son oncle fortuné, Mr. Hemingway, doit être convaincu que Bob a une femme et un enfant avant qu’il ne lui avance un prêt. Tilly, la femme de chambre, sert d’épouse, et l’enfant du concierge sert de progéniture. Après des complications, la ruse finit bien pour tout le monde.
Pas le genre de livret susceptible de tirer le meilleur de Rodgers et Hart. En conséquence, aucun des deux ne semble avoir essayé trop fort: sur les 18 chansons du spectacle, pas moins de 11 provenaient d’autres productions, notamment Lido Lady (). Les nouvelles chansons n’étaient que bof-bof, n’ajoutant rien de remarquable au catalogue de Rodgers et Hart.
Dans le New York Times, Brooks Atkinson trouve le spectacle «misérable» et, à cause de son livret «peu inspiré», les «vertus» du musical sont «terriblement difficiles à apprécier». Mais le «génie comique extraordinaire» de Lillie plaisait au public, et «seul Charlie Chaplin pouvait se moquer du monde en général avec un matériel aussi banal».
Le spectacle fut le premier musical de 1928 à ouvrir. Et le premier à fermer. Il n’aura tenu que 71 représentations… En conséquence, Béatrice Lillie est retournée presque définitivement vers les revues et ne réapparaitra dans un musical de Broadway qu’avec High Spirits () en 1964, un peu de quarante ans plus tard!
Mais c’était aussi un autre revers pour Rodgers et Hart. Non pas que l’expérience ait été aussi violente celle de Betsy (, un an auparavant. Il n’y avait pas eu cette fois de bagarres ni d’amertume de la part de qui que ce soit. Personne n’était à blâmer… Enfin si. Rodgers et Hart ont compris que la seule opportunité de travailler avec des gens comme Dillingham ou Bolton, n’était pas suffisante pour décider de participer à un spectacle.
Ce spectacle était le premier d’une longue série ininterrompue de déceptions ou de flops… Au cours des deux années suivantes, six autres musicals de Rodgers et Hart ont été créés à Broadway, aucune d’entre eux n’étant dans la classe de A Connecticut Yankee ().
D) 26 avril '28: «Present Arms» - Déception
D.1) Duo ou trio?
Le librettiste habituel de Rodgers et Hart, Herb Fields, n’avait pas participé à She’s My Baby (). Comme nous l’avons vu, il s’agissait d’une «commande» faite par Dillingham à Rodgers et Hart. Elle avait pour librettistes Guy Bolton, Bert Kalmar & Harry Ruby. Clairement, Rodgers et Hart formaient un duo mais leur relation avec Herb Fields était beaucoup plus libre. En fait, assez curieusement, Herb n’était pas passionné par le théâtre en tant que tel. Il était toujours plein d’idées, et Rodgers et Hart ont aimé travailler avec lui, plus qu’avec tout autre librettiste. Mais aucun d’eux trois ne s’est jamais considéré comme faisant partie d’un trio indissoluble, même si, jusqu’en 1927, Herb n’avait jamais écrit de musicals avec d’autres auteurs-compositeurs.
Au début de l’année 1927, avant que Rodgers, Hart et Fields ne commencent à travailler sur A Connecticut Yankee (), Herb Fields avait accepté, pour la première fois, une offre de rejoindre une autre équipe, Clifford Grey, Leo Robin et Vincent Youmans. Cela débouchera sur le musical à succès Hit the Deck () (352 représentations) qui a été produit par Lew Fields… Ce musical suit l’histoire de Bilge, un «timide» marin qui rêve de quitter la marine pour devenir capitaine de son propre cargo et qu’une jeune femme veut absolument épouser. Remarquons que ce musical sera un succès beaucoup plus important que tous les musicals que Rodgers et Hart feront avec un autre librettiste que Herb Fields.
D.2) Present Arms
Après She’s My Baby (), Rodgers et Hart allaient retrouver Lew Fields comme librettiste. Ce dernier avait une nouvelle idée, qui était encore une fois essentiellement une vieille idée avec une – plus ou moins – nouvelle tournure. Après avoir parlé de la marine dans Hit the Deck (), il a décidé de se focaliser sur ce corps d’élite que sont les «United States Marines» (les marines). Le héros de ce nouveau musical, Chick, est un gars beaucoup plus dur que le timide marin de Hit the Deck (). Le nouveau spectacle s’appellerait Present Arms ().
En fait, comme Hit the Deck () avait été un succès, Rodgers, Hart et Fields étaient persuadés qu’ils devaient faire quelque chose de différent. Au lieu d’emmener les Marines en Chine, comme dans Hit the Deck (), le musical va se dérouler à Pearl Harbor (attention, nous sommes en 1928, et ce port n’est nullement connoté comme ce le sera depuis l’attaque japonaise de 1941). Au lieu d’avoir une héroïne à la poursuite du héros comme dans Hit the Deck (), le héros de Present Arms () est à la poursuite de l’héroïne. Cette héroïne ne sera plus une couturière de la Nouvelle-Angleterre comme dans Hit the Deck (), mais une Lady anglaise dans Present Arms (). Mais malgré toutes ces adaptations, Present Arms () avait un goût de Hit the Deck (). Il a un peu été ressenti comme une simple variation sur un succès. Surtout que des «erreurs stratégiques de casting» ont démontré une myopie totale de l’équipe de production: pour jouer le Marine, héros de Present Arms (), ils ont choisi Charles King. Qui était-il? Le comédien qui venait de jouer le héros marin dans Hit the Deck ()!!! Myopie est un terme trop faible…
En fait, ils n’étaient pas inquiets de cela parce que quand ils sont entrés en répétitions, ils étaient plus que préoccupés par les autres membres de la distribution. Rodgers à une semaine du premier Try-Out était très clair:
«Le spectacle reste un problème. Nous sommes plutôt sûrs, en ce qui nous concerne, du livret et de la partition, mais la distribution reste une inconnue. Charles King a l’air génial, mais on ne sait pas pour la vedette féminine, une jolie petite blonde anglaise nommée Flora Le Breton. Elle fait tout bien, mais elle semble avoir pour la plupart d’entre nous la même attraction qu’un petit canari...»
Lettre de Richard Rodgers à sa future femme, Dorothy
Le musical est l'histoire de Chick Evans, un marine américain en poste à Pearl Harbor se faisant passer pour un capitaine pour impressionner Lady Delphine Witherspoon, la fille d'un noble anglais. Delphine est impressionnée par Chick, et tout va bien jusqu’à ce qu’elle découvre la vérité. Elle est plus tard impliquée dans un naufrage et un radeau l’emmène sur une île déserte où elle est secourue par Chick, permettant que tout se finisse bien!
Ils avaient prévu une séquence assez spectaculaire durant laquelle le yacht fait naufrage «devant les yeux terrorisés du public» (commentaire de Brooks Atkinson dans sa critique du New York Times), suivie d’une scène représentant les survivants seuls sur un radeau au milieu d’une mer agitée qui les précipite vers une île déserte.
Quoi qu’il en soit, la création d’un spectacle reste une aventure dont les artistes créateurs ne peuvent prédire les futures réactions du public. Rodgers et Hart croyaient particulièrement en une chanson romantique pour les deux personnages principaux, une ballade douce, charmante, tendre et éminemment attrayante appelée Do I Hear You Saying, ‘I Love You?. Les auteurs ont veillé à ce qu’elle soit généreusement reprise dans Present Arms (). Elle était chantée dans la première scène et dans la troisième scène, puis le thème était joué pendant l’entracte et faisait partie du final. Enfin, c’était la dernière musique que le public entendait quand il sortait du théâtre. Mais les gens l’ont oubliée … dès qu’ils ont atteint le trottoir. Peut-être que le titre était trop long, peut-être que la musique était trop délicate, peut-être, peut-être... En fait, la chanson dont tout le monde se souvenait était l’impertinent You Took Advantage of Me.
Comme le spectacle se déroulait dans le monde très viril des Marines, Rodgers, Hart et Fields étaient d’accord sur le fait qu’il fallait sélectionner pour ces rôles des caricatures d’hommes costauds, ce qui serait très différent de la plupart des musicals de l’époque. Ils se sont retrouvés avec le groupe de chanteurs et de danseurs les plus costauds jamais vu sur scène.
Le problème est que ces artistes ne ressemblaient pas seulement à de vrais Marines, mais qu’ils se sont également comportés comme eux. Quand ils n’étaient pas sur scène, ils passaient de bar en bar à se saouler. Un soir, après avoir passé la nuit à chanter à travers la ville, ils sont retournés à leur hôtel, sont montés au dixième étage et ont lancé un lourd pot de sable à travers une fenêtre. Heureusement, personne n’a été blessé. Une autre fois, ils ont terminé la nuit en passant de porte en porte des maisons et en prenant les sacs de petits pains fraîchement livrés. Après avoir assouvi leur faim, nos choristes ludiques se sont ensuite battus dans la rue et dans le hall de l’hôtel. Un jour de Try-Out de plus à Wilmington et l’entièreté de la troupe aurait été éjectée.
L’ouverture du spectacle à New York, le 26 avril 1928, a eu lieu au Mansfield Theatre. La représentation s’est bien passée et les critiques du lendemain étaient majoritairement positives. Pourtant, au moins une demi-douzaine de critiques n’ont pas pu s’empêcher de souligner la ressemblance entre Present Arms () et Hit the Deck (), qui avait ouvert exactement un an auparavant. Peut-être à cause de cela, le spectacle n’a duré qu’un peu plus de quatre mois (155 représentations).
Ou à cause de la concurrence énorme… À cette époque-là, il y avait à Broadway plus de 250 créations par an. Rappelons aussi que le 6 septembre 1927 est sorti au cinéma The Jazz Singer, le premier film parlant. Très vite, le cinéma parlant devint une destination majeure de loisirs pour les spectateurs américains. Mais le nouveau média le plus populaire était la radio, qui connaissait une croissance rapide avec des audiences de deux à trois millions de personnes pour certaines émissions.
Quelles qu’en soient les raisons, artistiques ou commerciales, ce spectacle fut une déception.
E) À Londres
E.1) 27 juil. '27: «Peggy-Ann» - Daly's Theatre de Londres - Déception
En juillet 1927, une version de Peggy-Ann () a ouvert à Londres au Daly's Theatre. Les critiques furent respectueuses, mais pas beaucoup plus. Bien que Lew Fields se soit donné du mal pour rendre les références plus anglaises - A Little Birdie Told Me So a été réécrit par Desmond Carter, un ami parolier de Larry Hart pour devenir Country Mouse et l'histoire a été transférée dans une pension anglaise – mais le spectacle l’émission semblait inextricablement américain. Cette version anglaise de Peggy-Ann () est restée à l'affiche du Daly's Theatre pour 134 représentations. Ni un flop, ni un succès.Mais quoi qu'il en soit, on reste très loin des succès des trois spectacles précédents à Londres de Rodgers et Hart: Lido Lady, Lady Luck et One Dam Thing after Another.
E.1) 8 sept. '27: «The Girl Friend» - Palace Theatre de Londres - Succès
Quelques semaines plus tard, au début de septembre 1927, l'opérette Princess CHarming () d’Albert Sirmay quitte le Palace Theatre de Londres et laisse la place à The Girl Friend (). Comme les producteurs l’avaient averti, le spectacle était méconnaissable, car il comprenait maintenant des chansons de Con Conrad, avec des paroles d’Otto Harbach et Gus Kahn, dont certaines étaient tirées de Kitty's Kisses (), qui avait ouvert à Broadway quelques mois après The Girl Friend (). En dépit de ce méli-mélo, le spectacle a été un triomphe, restant à l'affiche plus de 400 représentations.
Cette version contenait 4 chansons de Rodgers et Hart: The Girl Friend et The Blue Room qui avaient été conservées de la version de Londres, Mountain Greenery et I'd Like To Take You Home provenant d'autres spectacles. En fait, le spectacle n'avait plus rien à voir avec l'original, si ce n'est le titre. Rodgers et Hart auraient pu le désavouer, où le revendiquer comme partiellement leur. Ils prirent cette seconde option.
Ce succès londonien, n'était pas vraiment le leur. Il faudra attendre jusqu'en décembre 1930 pour qu'ils retrouvent le succès à Londres. A Broadway, il faudra attendre encore beaucoup plus longtemps.