En 1866, le bas de Broadway était la rue la plus occupée de New York, chaque portion étant congestionnée avec la même circulation qu'aujourd'hui. Vu que le commerce avait prospéré après la Guerre de Sécession, la population des travailleurs appartenant aux classe moyennes avait largement augmenté et était en demande de divertissements. Les théâtres ont abondé à Manhattan, dont le célèbre Niblo's Garden, une salle de 3.200 sièges au coin de Broadway et de Prince Streets qui était la mieux équipée de la ville à l'époque.
Son directeur était William Wheatley, un ancien acteur et l'inventeur, presqu'oublié de la comédie musicale américaine. Pas qu'il ait projeté d'inventer n'importe quoi. Le pauvre homme essayait juste de remplir son théâtre ... et il a inventé les musicals.
Vous allez voir, rien n'est banal dans cette aventure. Nous sommes à la fin de l'été 1866 et William Wheatley, qui dirigeait à cette époque le gigantesque Niblo's Garden, avait acquis les droits d'un mélodrame assez rude écrit par Charles M. Barras. Pour adoucir le tout, il comptait rajouter diverses chansons qu'il commanderait à différents compositeurs. Mais rien n'avançait. Tout va se débloquer grâce à ... un incendie: celui qui a détruit la très belle Académie de Musique de New York laissant Henry C. Jarrett et Harry Palmer, les gestionnaires du lieu, avec une troupe de ballet parisien et leur cargaison de magnifiques décors. Jarrett et Palmer prirent contact avec Wheatley pour voir s’ils ne pouvaient jouer dans son théâtre.
Wheatley leur fit une "contre-proposition": les intégrer dans un spectacle musical combinant le ballet français et le mélodrame de Barras. Et c'est ainsi que, du chaos, est né le premier musical américain.
Cette décision n'a pas fait que des heureux. Le premier à exprimer son mécontentement fut Charles M. Barras, l'auteur, lui-même. En effet, il était inquiet que son texte soit affadi par l'inclusion de numéros musicaux dans son mélodrame. Tout se solutionna en offrant un petit bonus de 1 500 dollars à Barras.
L'opening night eut lieu le 12 septembre 1866 et dura ... cinq heures et demie. Mais l'audience était fascinée, sous le charme.
Le musical se déroule en 1600 dans les montagnes Harz en Allemagne. On y retrouve de nombreux éléments du Faust de Goethe, du Der Freischutz de Weber et d'encore d'autres œuvres célèbres.
Le riche et démoniaque Comte Wolfenstein désire se marier avec Amina, une belle fille de village. Avec l'aide d'une intrigante, qui n'est autre que la belle-mère d'Amina, le Comte s'arrange pour que le fiancé d'Amina, Rodolphe, un artiste sans le sou, tombe dans les mains de Hertzog, un escroc, ancien maître de magie noire (d'où le titre).
Hertzog a fait un pacte avec le Diable (Zamiel, "Le Démon Espiègle"): il peut vivre à jamais s'il lui fournit une âme jeune à chaque Saint-Sylvestre. Rodolphe, destiné à cet horrible destinée, s'échappe, découvre un trésor caché et sauve une colombe.
La colombe qui n'est autre que Stalacta, Reine Féerique du Royaume D'or qui prétend être un oiseau. La Reine libérée, en signe de reconnaissance, l'emmène au pays des fées et le réunit avec sa bien-aimée, Amina.
Le Comte est battu, les démons traînent Hertzog en enfer, et Rodolphe et Amina vivront heureux pour toujours.
Wheatley, le propriétaire du Niblo's Garden, a tout fait pour en offrir un maximum aux amateurs de théâtre. Il est vrai qu'il devait "camoufler" une intrigue qui ne tenait pas la route et une composition musicale ... oubliable.
Il a prévu des tas d'effets spéciaux, y compris "une scène de transformation" ou une grotte de pierre se transformait mécaniquement en la salle du trône et ce, à vue des spectateurs. Mais le clou du spectacle, était le ballet du chœur de femmes très légèrement habillées, chorégraphié dans un style semi-classique par David Costa.
Imaginez une centaine de ballerines charnelles habillées de collants, couleur peau, qui chantent La marche des Amazones dans une grotte éclairée par la lune. Même si la scène nous paraîtrait totalement ridicule aujourd'hui, cette scène était la chose la plus provocatrice que l'on pouvait voir dans un théâtre respectable. La première-ballerine de la troupe, Marie Bonfanti (voir ci-contre), est devenue la star de New York.
Une review du New York Tribune disait:
«One by one curtains of mist ascend and drift away. Silver couches, on which fairies loll in negligent grace, ascend and descend amid a silver rain»
Dans les opéras, même les opéras comiques avec des dialogues comme La Flûte Enchantée, les chanteurs principaux laissent la danse à la troupe du ballet. Dans le burlesque, le music hall et le vaudeville, il n'y a aucune histoire pour unifier tout le spectacle qui est en fait une simple série de sketches. Et c'est en ce sens que The Black Crook () est une vraie évolution en présentant une histoire cohérente ou danse, jeu d'acteur et musique sont intimement mêlés... Mais encore de manière très - trop - artificielle pour que l'on puisse parler, selon nous, de musical.
Ce spectacle durait cinq heures et demies, mais malgré sa durée, il a atteint le nombre record de 474 représentations et a rapporté plus de 1 million de dollars de l'époque, ce qui est incroyable.