Au début des années 1900, Vienne état identique à ce qu'elle était vingt ans plus tôt. La ville était encore un centre de commerce et d'art. Johann Strauss était mort en 1899 et donc les valses dansées à Vienne étaient les mêmes que celles des décennies précédente. Par contre, il est faible de dire que l'atmosphère de la ville était incertaine. L'Empire austro-hongrois, qui comptait 51 millions de personnes et plus d'une douzaine de nationalités, semblait perpétuellement au bord d'une révolte, voire d’une révolution. Au milieu des assassinats, des scandales et des fiascos militaires, la nation ne semblait plus tenir que par un fil, ce «symbole grand-paternel» qu’était l'Empereur François-Joseph, le mari de Sissi, qui régnait depuis 1848.
La ville était toujours un important centre de théâtre musical, mais Broadway et Londres n’y prêtaient plus beaucoup d'attention, nostalgiques de l’époque de Strauss. Les théâtres viennois présentaient un flot continu d'opérettes locales qui n’étaient plus que rarement jouées en dehors de l'Empire. Des mélodies accrocheuses et des décors colorés n'ont pas réussi à sauver les livrets aux intrigues prévisibles et aux personnages dont la vie avait déjà été racontée cent fois. Au plus la vie politique austro-hongroise devenait instable, au plus les Viennois étaient rassurés par ces spectacles qui étaient toujours les mêmes. Les producteurs se méfiaient de tout projet qui sortait du schéma: «Un garçon conquiert une fille, la perd et la reconquiert».
C'est pourquoi les directeurs du Theater an der Wien étaient plus que sceptiques lorsque leur directeur musical leur a proposé de programmer une nouvelle création avec une partition harmoniquement innovante. Pire encore, l'intrigue impliquait un homme et une femme refusant d'admettre qu'ils s'aiment. En fait, le compositeur n'était pas seulement un talent avec de nouvelles idées. On peut dire que son art créatif était le visage de cet Empire aux multiples facettes.
A) Les débuts
D'origine tchèque et hongroise, Franz Lehár a eu la chance de naître fils d'un chef d'orchestre de l'armée. À l’époque, ces orchestres ne se bornaient pas à jouer lors des défilés militaires. Ils participaient à d'importants événements civils et donnaient des concerts publics. Ces chefs d'orchestre devaient donc maîtriser un large éventail de styles musicaux. En plus, comme le père de Franz Lehár a servi dans diverses régions de l'empire, le garçon a été nourri de styles musicaux émanant de nombreuses origines culturelles. Sa langue maternelle est le hongrois mais l’allemand étant la langue de l’armée, Franz devient bilingue très tôt. Il a toujours pratiqué le hongrois, sa langue maternelle jusqu’à sa mort. Il continuera à signer son nom à la mode hongroise, avec un accent sur le a: « á ».
Franz Lehár a commencé à composer dès l'âge de huit ans. Il est entré au Conservatoire de Prague seulement quatre ans plus tard, à 12 ans. Il y a joué avec Gustav Mahler et fréquenté Anton Dvořák et Johannes Brahms, intégrant leurs nouvelles approches de l'orchestration et de la tonalité. À l'âge de 20 ans, Franz devient le plus jeune Kapellmeister (chef d'orchestre) militaire d'Autriche-Hongrie. Malgré un calendrier exténuant de répétitions et de représentations, Lehár trouva le temps de composer. En 1899, sa réputation est telle qu'il est transféré à Vienne.
Cette année-là, sa valse Gold und Silber, composée pour un bal de la Princesse Metternich, devient un énorme succès, qui dépasse vite les frontières de l’Empire et conduit à sa nomination comme directeur musical du Theater An der Wien. Voici donc Franz Lehár à la tête de l’orchestre du célèbre théâtre ce qui ne l’empêchait pas d’en diriger d’autres… Dans un de ces concerts, il fut remarqué par la fille du célèbre librettiste Victor Léon. La demoiselle le recommanda à son père. Réticent, le papa finit par confier au jeune compositeur le livret de Der Rastelbinder (Le raccommodeur de chaudrons), ce qui provoqua quelques grincements de dents du côté du Theater An der Wien pour lequel Lehár préparait au même moment Wiener Frauen (Les femmes de Vienne). Der Rastelbinder finit par être joué, avec un certain succès, au Carl Theater (1902), et Wiener Frauen au Theater An der Wien. Franz Lehár composa encore quelques ouvrages qui montraient ses dispositions, mais il ne s’imposait pas encore. Ces succès lui permirent de se consacrer à la composition à temps plein.
B) Génèse difficile pour « Die lustige Witwe » (La Veuve Joyeuse)
Alors qu'il fouillait dans la bibliothèque d'un ami à la recherche d'inspiration, le dramaturge Leo Stein (1861-1921) est tombé sur L'Attaché d'Ambassade (1961), une comédie de l’auteur français Henri Meilhac, célèbre pour avoir écrit de nombreux livrets à succès pour de grands compositeurs comme Offenbach, Bizet ou Massenet. La pièce suivait l'ambassadeur à Paris d'un duché allemand appauvri qui doit éviter un désastre économique en tentant d’empêcher la veuve la plus riche de son pays d’épouser un parisien – ce qui aurait pour conséquence directe de transférer son agent en France. La pièce était remplie d’intrigues romantiques et de malentendus comiques que le public viennois appréciait.
Victor Leon (1858-1940) a aimé cette idée et a fait équipe avec Stein pour en faire un livret d’opérette.
Ils ont transformé le duché allemand appauvri en un royaume fictif des Balkans, le Pontevedro (qui fait immanquablement penser au Montenegro, bien sûr, un des petits royaume des Balkans) et ont ajouté une intrigue secondaire: la veuve et l'ambassadeur ont été jadis amants mais ont dû se séparer suite à un ordre du Roi. Donc, les deux personnages ont été amoureux longtemps avant le début de l'action, mais sont tous deux trop fiers pour l’avouer.
Avec ce rebondissement de l’intrigue, Stein et Leon ont ajouté une formule infaillible pour garder l’attention du public: deux personnages qui sont clairement amoureux mais ne veulent pas l'admettre. On retrouve cette méthode chez Shakespeare dans Much Ado About Nothing et elle réapparaîtra dans des œuvres futures comme Gone with the Wind, The Little Shop Around the Corner et Oklahoma. Ou dans de nombreuses séries télévisées: Moonlighting, Cheers, Friends et The Big Bang Theory.
Il fallait encore de la musique… Sous les conseils de Wilhelm Karczag, le directeur du Theater An der Wien, ils demandent à Richard Heuberger de composer la musique. Ce dernier était célèbre à Vienne: professeur au Conservatoire, critique musical, musicologue, il avait connu le succès au 1898 avec son opérette Der Opernball (Le Bal à l’Opéra). Heuberger se met au travail. Mais, il faut se rendre à l’évidence: sa partition manquera totalement d’inspiration. Stein et Leon vont la refuser. Le secrétaire du Theater An der Wien leur recommande Franz Lehár mais Leon, qui est fâché avec Lehár, est réticent. Il en est de même pour le directeur du théâtre qui trouvait le style de Lehár «trop révolutionnaire». On lui demanda de composer un morceau, en guise d’audition. En quelques heures, il enchante les deux librettistes avec une mélodie pétillante de galop pour Dummer, drummer Reitersmann. Lehár est alors choisi et il se met au travail d’arrache-pied. Il a composé une très belle partition imprégnée de mélodies et une orchestration moderne que l'on pouvait attendre de tout compositeur contemporain sérieux. Mais, ces sons sophistiqués pouvaient-ils fonctionner dans une opérette viennoise légère?
Le directeur du Theater An der Wien n’a pas du tout aimé la partition de Lehár déclarant laconiquement: «Ce n'est pas de la musique.» Il avait si peu confiance dans le spectacle qu'il monte l’ouvrage à peu de frais: utilisation de vieux décors et des costumes issus des réserves, nombre restreint de répétitions, ... À un moment donné, il a même offert à Lehár un «pot-de-vin» de 5.000 couronnes pour annuler la production. Le compositeur refusa, et de telles manœuvres s'ajoutèrent à la nervosité de tout le monde avant l'ouverture. Lehár, qui travaille d’arrache-pied, orchestre les dernières pages la veille de la première représentation qui a lieu le 28 décembre 1905.
Leon pensait que le spectacle pourrait tenir une série respectable de 50 représentations. Lehár s'attendait à beaucoup plus. Les deux stars du spectacle aussi: Mizzie Gunther a décidé de payer elle-même des nouvelles robes de bal somptueuses et Louis Treumann a fait des folies en faisant fabriqué un uniforme habillé sur le modèle d'un de ceux portés par le Prince-héritier du Monténégro.
En réalité, le spectacle aura un succès au-delà de toute attente.