R) 1989-1991: Angleterre et Londres
R.1) EMI recording
En 1987, le label de musique classique EMI a engagé John McGlinn pour diriger une collection d’albums de musiques des grands classiques de Broadway des années ‘20, ‘30 et ‘40.
Encore relativement nouveau sur la scène musicale, McGlinn a été décrit dans les pages du prestigieux magazine de musique classique Gramophone comme ayant «plus ou moins monopolisé le marché du 'Broadway authentique». McGlinn était un pianiste autodidacte et avait étudié la théorie musicale et la composition à l'Université Northwestern, obtenant son diplôme en 1976. Au début des années ‘80, il a rejoint le Houston Grand Opera – dont nous venons de parler () – pour opérer un travail de «restauration» en profondeur du Show Boat () de Kern et Hammerstein, avec pour but premier de restaurer les orchestrations originales de l’œuvre.
Il a aussi travaillé pour Ira Gershwin sur des orchestrations originales de plusieurs œuvres de Gershwin et a collaboré avec l'orchestrateur original Hans Spialek sur le revival à Broadway en 1983 de On Your Toes (). À l’occasion du centenaire de la naissance de Jerome Kern en 1985, McGlinn a dirigé, au Carnegie Hall, trois concerts de trois comédies musicales de Kern avec grand succès. C’est la qualité de ces trois concerts qui a débouché sur son contrat chez EMI pour travailler sur cette collection d’albums.
McGlinn a demandé de commencer la série EMI avec Show Boat (). Le résultat fut un triple-CD de plus de trois heures trente. Le communiqué de presse était très clair: «McGlinn a estimé qu’il était impératif d’enregistrer chaque note.» En voici la version sur Spotify:
«I Don’t Think I will Fall in Love Today»
«Lyrics by Ira Gershwin» - © Harbinger Records (2014)
Cet ambitieux travail a été rendu possible par la conjonction de trois éléments:
une découverte dans un entrepôt de la Warner Borthers à Secaucus (New Jersey) en 1984, nous allons y revenir...
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un cycle encore en développement d’enregistrements en studio d’œuvres de Broadway chantés par des chanteurs d’opéra, dont le premier fut le West Side Story () de Leonard Bernstein en 1985 chez Deutsche Grammophon (avec Kiri Te Kanawa et Jose Carerras)
et enfin la toute nouvelle renaissance de l’industrie du disque grâce à l’introduction du CD
Revenons au premier de ces trois facteurs, et attardons-nous à ce qui a permis ce très important CD. Par hasard, alors que la production de Show Boat () au Houston Grand Opera était en préparation – sur laquelle McGlinn travaillait – des manuscrits concernant le théâtre musical ont été découverts dans des archives délaissées au fond d’un entrepôt de Warner Bros à Secaucus (New Jersey): «Personne n’avait imaginé que tant de matériel à propos de Kern avait survécu», a déclaré Robert Kimball, l’historien du théâtre musical autorisé par Warner Bros à en faire l’inventaire. «Il y avait 11 boîtes, dont des milliers de pages, et plus de 200 manuscrits écrits de la main de Kern. Parmi eux, de nombreux manuscrits de Show Boat ().»
La succession de Kern et la Warner Bros ont entamé de longues négociations pour déterminer qui était propriétaire du matériel. Le différend a pris cinq ans à se résoudre, période au cours de laquelle les manuscrits sont restés enfermés dans une chambre forte par Warner Bros, qui a refusé d’en autoriser la diffusion auprès du grand public. Invité à faire partie de l’équipe qui a passé au peigne fin le matériel redécouvert, McGlinn, grâce aux copies des paroles de deux chansons dont il recherchait la musique, il a réussi a retrouver les mélodies en associant les parties de cordes des partitions orchestrales. Mais sans le consentement de Warner Bros, rien ne pouvait être fait avec cette musique redécouverte.
Comme nous l’avons vu, à cette époque, McGlinn a aidé l’orchestrateur Hans Spialek pour le revival de Broadway de On Your Toes (), a dirigé le Jerome Kern Festival au Carnegie Hall, et enregistré deux albums Gershwin pour EMI-Angel. Satisfaite de son travail, la maison de disques lui a offert un contrat à long terme pour enregistrer des spectacles complets. Dans son esprit, il ne faisait aucun doute que Show Boat () serait le premier projet. Informés que le disque ferait près de quatre heures, les dirigeants du label ont serré les dents, mais lui ont dit d’aller de l’avant.
Le premier obstacle majeur était d’obtenir la permission des trois successions concernées et permettant d’utiliser le matériel découvert à Secaucus. Les représentants de la famille de Kern et ceux d’Edna Ferber étaient enthousiastes. Mais William Hammerstein, le fils du parolier et librettiste, a émis de fortes réserves, mais il n’en fut pas tenu compte. Par contre, le conflit avec la Warner n’était toujours pas solutionné. «La succession de Kern et Warner Bros n’avaient pas réglé leurs différends, et jusqu’à ce qu’ils le fassent, le matériel n’était pas disponible» se souvient McGlinn. «C'était une situation dans laquelle il aurait été idéal de prendre son mal en patience et attendre un an. Mais d’autres maisons de disques étaient également intéressées par enregistrer Show Boat (). Si nous avions attendu, quelqu’un d’autre aurait pu saisir l’opportunité.»
McGlinn a donc fait avancer l’album et a programmé des sessions d’enregistrement à Londres en juillet et août 1987. Fin juillet, alors qu’il avait terminé la moitié de l’enregistrement, il lui manquait trois morceaux qui ne pouvaient être reconstruits qu’avec les manuscrits enfermés, que Warner Bros refusait toujours de publier.
Beverly Sills, qui siégeait au Conseil d’Administration de Warner Communications, a été invitée à intervenir. Elle a téléphoné à Steve Ross, le Président de Warner Communications, et a argumenté qu’il n’était pas logique, d’un point de vue économique, d’empêcher la diffusion de ce matériel. Warner Bros a cédé, mais avec une condition très claire: McGlinn devra acheter les manuscrits. Pour une somme à cinq chiffres, le chef d’orchestre et EMI ont acheté conjointement les manuscrits, qu’il a reçus seulement trois jours avant la reprise des séances d’enregistrement. «Tout le monde m’a dit que j’étais fou de le faire, mais quand vous êtes obsédé par quelque chose, vous ne pensez pas aux conséquences» a déclaré McGlinn. «À long terme, je pense que cela en valait la peine. Sans ces chansons, l’enregistrement aurait eu des trous.» Alors que McGlinn était encore sur des charbons ardents avec Warner Bros, une controverse potentiellement explosive a éclaté sur les paroles.
La passion de cette polémique démontre la puissance durable du show, soixante ans après sa création. Incontestablement, le fragment le plus important à réintégrer la partition originale est le chœur de blues, Mis’ry’s Comin’ Aroun, dont la présence complète dans le nouvel enregistrement approfondit et assombrit l’humeur du spectacle. McGlinn estime cette chanson essentielle à toute production future. William Hammerstein, qui contrôle les intérêts de Hammerstein dans Show Boat () n’est pas d’accord avec ce dernier avis. William Hammerstein lors de la sortie du CD a soutenu:
«C'est un morceau de musique merveilleux et émouvant, mais il a été coupé pour une bonne raison. Lorsque des gens expérimentés et bien informés coupent du matériel dans un spectacle, c’est parce qu’il ne fonctionne pas, et ils ont généralement raison. Les archivistes bien intentionnés qui débarquent des années plus tard et réintègrent ces parties de matériel s’opposent aux décisions des créateurs. Je félicite McGlinn pour la réalisation d’un disque historique qui est très utile en montrant comment une très grande chanson peut être créée et comment fonctionne le processus de sélection. Mais il ne doit pas être considéré comme un signal pour un nouveau type de production de Show Boat ()»
William Hammerstein
L’impact final de cet enregistrement sur les productions futures a été énorme et cet album est devenu une référence.
Les interprétations vitales et intenses en particulier la Julie LaVerne de Miss Stratas, et l’inclusion de tous les dialogues pour lesquels Kern avait composé des musiques d’ambiance («underscore») modifiant la perception des mots, font de cet enregistrement le plus complet de Show Boat ().
McGlinn y a induit un rythme fluide, mais aussi un exemplaire équilibre entre la musique et le théâtre.
Cette encyclopédie musicale qu’est ce disque montre une fois de plus l’importance de l’œuvre, comme le souligne Kreuger dans ses notes dans l’album:
(D’après “Show Boat’ Makes New Waves – The New York Times, 25 septembre 1988 – Stephen Holden)
R.2) Angleterre 1989 – 1991 (3ème revival à Londres)
En 1989, une importante coproduction de Show Boat () entre l’Opera North (Leeds) et la Royal Shakespeare Company voit le jour et aura une longue carrière, pleine de succès, avec deux passages par Londres:
- Grand Theatre (Leeds): du 8 décembre 1989 à début février 1990
- Royal Shakespeare Theatre (Stratford-upon-Avon): du 13 février au 3 mars 1990
- Palladium Theatre (Londres): du 2 août au 22 septembre 1990
- UK Tour 26 septembre 1990 au 9 mars 1991:
- 26 septembre - 6 octobre:Empire Theatre - Liverpool, Merseyside
- 9 - 20 octobre: Theatre Royal - Nottingham, Nottinghamshire
- 23 octobre - 3 novembre: Palace Theatre - Manchester
- 6 - 17 novembre: Theatre Royal - Glasgow, Strathclyde
- 20 novembre - 1er décembre: Hippodrome - Bristol, Avon
- 4 - 15 décembre: Hippodrome - Birmingham, West Midlands
- 15 - 26 janvier: Grand Theatre - Leeds, West Yorkshire
- 29 janvier - 9 février: Lyceum Theatre - Sheffield,South Yorkshire
- 12 - 23 février:Apollo Theatre - Oxford, Oxfordshire
- 26 février - 9 mars: Playhouse Theatre - Edinburgh, Lothian, Scotland.
- Palladium Theatre (Londres): 13 mars au 18 mai 1991
Mise en scène par Ian Judge, la production ON/RSC a été la première à bénéficier de l’enregistrement de McGlinn. Ian Judge a réintégré Mis’ry’s Comin’ Aroun dans le spectacle, ainsi que Ah Still Suits Me, (qui avait été ajouté pour le film de 1936 et utilisé sur scène en 1940 pour Robeson), et Hey, Feller! (déjà réintégré dans la production Houston Grand Opera en 1982). Mis’ry’s Comin’ Aroun n’avait pas fait partie de Show Boat () depuis les previews de Washington, une soixantaine d’années plus tôt. Notons déjà que Harold Prince à Broadway en 1994 suivra Judge dans la restauration de Mis’ry’s Comin’ Aroun, mais n’utilisera pas Hey, Feller! ou Ah Still Suits Me, deux chansons qui mettent l’accent sur les côtés comiques de Queenie et Joe. Harold Prince estimait que ce dernier «diminue le caractère de l’homme qui chante Ol' Man River.»
Les critiques de Londres ont totalement adhéré à la version de Show Boat () proposée par l’Opera North de Leeds et la Royal Shakespeare Company à une époque où le West End était dominé par les megamusicals – que par ailleurs la presse encensait aussi. «Enfin, une comédie musicale avec de vrais airs» titra un journaliste ravi. Un autre a noté: «C’est un plaisir de voir un musical classique si bien monté – et sans que des millions soient dépensés à des artifices pour l’aider à tenir la distance.» Pour Rupert Christiansen, la puissance mélodique de la partition de Kern était à elle seule suffisante «pour jeter un regard cruel sur la ruse fébrile d’un Sondheim ou les clichés criants d’un Lloyd Webber.» (Observer-29/7/1990) La qualité du chant a été universellement soulignée ainsi, et il y avait des éléments dans les commentaires pour suggérer que certains vieux standards étaient encore pleins de vérités: «L'Ol' Man River de Bruce Hubbard vaut le prix du billet à lui tout seul.» (Robert Gore-Langton – Sunday Correspondent – 5/8/1990) «Certaines des danses – mais pas celle des interprètes noirs – étaient des badinages poussiéreux.» (Charles Osorne – DT – 3/8/1990) Un nouveau ton s’est également glissé parmi les critiques. «Voici une chronique non seulement de destins individuels, mais d’une nation. Cela a donné à Kern et Hammerstein le courage et la vision de dénoncer le «Grand Mensonge» au cœur du Sud profond. Espérances des noirs, griefs des noirs, humiliation des noirs: ceux-ci ne sont pas exactement au cœur de l’intrigue de Show Boat (), mais ils sont traités avec dignité et humilité par les auteurs blancs.» (Richard Morrison – LT – 3/8/1990)
Show Boat () n’avait pas été analysé en ces termes historiques par les critiques de théâtre blanc dans les décennies précédentes. Dans les années 1990, cette vision du spectacle est de plus en plus entrée dans le vocabulaire des critiques, d’abord en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis.
S) Milburn, 17 mai 1989 - Paper Mill Playhouse
À la même époque où la Royal Shakespeare Company a décidé en Angleterre de revenir à Show Boat (), le Paper Mill Playhouse à Milburn aux États-Unis a décidé de faire de même. Il s’agit d’un théâtre régional de 1.200 places, qui occupe une place fondamentale dans le monde des musicals car énormément de productions font leur pre-Broadway Try-out dans cette salle dédiée au théâtre musical. La version de Show Boat () du Paper Mill Playhouse a été diffusée à l’échelle nationale sur PBS dans la série «Great Performances», la seule fois où une version complète du show a été diffusée à la télévision américaine.
Mise en scène par Robert Johanson, cette production a résolu le problème du retour de Ravenal à la fin de l’acte II. D’habitude la chanson You are Love est chantée deux fois dans le musical: d'abord, par Magnolia et Ravenal quand ils acceptent de se marier à la fin de l'acte I, puis une seconde fois par Ravenal seul, dans l'avant-dernière scène de l'acte II quand il revient vers Magnolia après l'avoir abandonnée pendant 23 ans. Au Paper Mill Playhouse, la reprise a été déplacée d’avant à après la chanson de Kim dans les années 1920. Cela permettait à Magnolia de retrouver Ravenal, transformant la chanson qui était d’habitude un solo mélancolique de Ravenal en un duo de réconciliation. Magnolia, en ajoutant sa voix à celle de Ravenal dans cette chanson, rappelle leur engagement de leur jeunesse et la chanson devient un duo de réconciliation, Magnolia pardonnant à son mari les années perdues. Le moment, construit sur la puissance dramatique de la chanson, était poignant et convaincant. Pour une fois, une production scénique de Show Boat – au cinéma cela avait déjà été le cas – se terminait comme une opérette. You are Love se termine par un baiser de Magnolia et Ravenal. Kim apparait, et Magnolia lance la dernière réplique: «Regarde Gay. Voici Kim». Il découvre pour la première fois sa magnifique fille de 23 ans. Ol’ Man River raisonne une dernière fois et … rideau!
Robert Johanson a aussi décidé d’insérer dans le musical une chanson provenant du film de 1936, le duo Ah Still Suits Me pour Queenie et Joe. Il s’agit d’un exemple montrant que dans sa mise en scène, Johanson s’est appuyé sur les interprétations très charismatiques de ses acteurs, osant utiliser des effets de comédie musicale à l’ancienne qui recueillirent des applaudissements tout au long de ce long spectacle, apportant de l’humour dans l’histoire chaque fois que possible.