T) Broadway, 2 octobre 1994 - Gershwin Theatre
T.1) Bien plus que le «3ème revival» à Broadway
Aucune production commerciale de Show Boat () à Broadway n’a été mise sur pied de 1948 à 1994, soit durant plus de 45 ans. Show Boat () a bien été joué à New York durant ces années, mais dans une production de répertoire ou une production estivale spéciale. Ou bien encore dans le cadre d’une tournée passant par New York.
Et pourtant, en 1994, Show Boat () allait une fois de plus rencontrer un succès à Broadway lorsque le producteur Garth Drabinsky – un Ziegfeld des temps modernes – et le metteur en scène Harold Prince – un artiste-créateur majeur de ces décades post-Hammerstein – ont décidé de s’attaquer à ce vieux musical mythique. Susan Stroman, une jeune étoile montante de la chorégraphie, a contribué à ce succès.
La production Drabinsky-Prince-Stroman a été une vraie renaissance, réintroduisant Show Boat () auprès du grand public théâtral: c’est d’ailleurs cette version qui est désormais autorisée à être jouée par de nouveau producteurs quand ceux-ci demandent les droits auprès de Rodgers and Hammerstein Theatricals. Et elle continue à être produite dans de nombreux théâtres en région.
Le Show Boat () de 1994 a bénéficié d’un réel intérêt au milieu des années pour les reprises de grands musicals classiques, qui a conduit à la création d’un Tony Award for Best Revival of a Musical 1994, que le Show Boat () de Drabinsky-Prince-Stroman a gagné en 1995.
Et une fois de plus, le contenu interracial de Show Boat () l’a fait se démarquer de ses pairs historiques, faisant de lui un exutoire culturel comme aucun autre revival (à l’exception de Porgy and Bess ()).
Le musical interracial de Kern et Hammerstein continuait d’être à la fois pertinent et controversé près 70 ans après sa création.
T.2) Une création mouvementée à Toronto
Le Show Boat () de 1994 a été confronté tout au long de sa création à des protestations publiques sans précédent et terriblement intenses. La controverse s’est largement concentrée sur les représentations à Toronto en octobre 1993 qui étaient les pre-Broadway Tryout du show. La «Coalition to Stop Show Boat», un groupe composé principalement de militants afro-caribéens, s’est battue dans les médias contre cette production et a organisé des manifestations lors de la soirée d’ouverture. L’érudit et activiste M. Nourbese Philips, dans son court livre Showing Grit: Showboating Above the 44e Parallel (1993) consacré à Robeson, a expliqué les protestations et a tenté de prendre en compte toute l’histoire de Show Boat (). Philips s’est opposé à toute reprise du spectacle, en toutes circonstances, estimant que Show Boat () était dangereusement daté.
«Les Blancs doivent se poser la question suivante: pourquoi créent-ils des divertissements dont la fonction principale est d’apaiser leurs inquiétudes profondes et souvent méconnues au sujet de la race et de la classe; pourquoi sont-ils encouragés à croire que rien n’a changé et la «Ol’ Man rivière» coule toujours comme d’habitude? Rien et personne n’est plus à sa place dans ce spectacle.»
Nourbese Philips
Le point de Philips n’est pas dénué de sens. Remonter Show Boat () afin qu’il puisse parler au public contemporain de la problématique raciale a été le défi central qu’ont dû affronter toutes les personnes désirant monter l’œuvre à la fin du XXe et au XXIe siècle. Et l’apparition de nouveaux musicals qui ont repris les thèmes explorés dans Show Boat (), a rendu le défi encore plus grand.
Dans un souci d’apaisement, Drabinsky et Prince ont rencontré la Coalition to Stop Show Boat mais ont refusé leur exigence de pouvoir valider le script avant l’ouverture. Ils ont voulu qu’un délégué de la Coalition puisse assister aux répétitions. Cela fut aussi refusé.
Prince se souvient que les gens de la Coalition se sont levés et ont commencé à crier que Prince et Drabinsky devaient avoir honte d’eux-mêmes. Ils ont traité Edna Ferber de bigote.
Prince a expliqué que rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. Au pire, elle avait succombé à certains stéréotypes qui sont devenus inacceptables aujourd’hui, 70 ans plus tard. Et quand ils ont attaqué Oscar Hammerstein, Prince a souligné que toute la carrière de Hammerstein démontrait son engagement envers les causes antiracistes. Non seulement l’intrigue de Show Boat () est la preuve de cela, mais vingt ans plus tard, il s’est livré à une seconde attaque contre les préjugés dans South Pacific (), puis à nouveau dans The King and I (). Prince lira au groupe les paroles de You’ve Got to Be Carefully Taught de South Pacific ().
Quoi qu’il en soit, lorsque Show Boat () est entré en répétition à Toronto six mois plus tard, la Coalition a tenté de bloquer le théâtre, organisé des manifestations et a encouragé ses membres à passer des journées entières à crier face au théâtre. Pendant les sept semaines où Prince est resté à Toronto, il a travaillé sous une pression psychologique comme jamais, vu la tempête qui planait à l’extérieur. Le premier jour de répétition, il a parlé à la troupe pendant une heure de la question, leur expliquant ce qu’il pensait de la protestation et expliquant ce que serait le spectacle. La plupart ont semblé conquis par la déclaration de Prince.
Environ trois à quatre semaines après le début des répétitions, les manifestants ont décidé d’organiser un piquet à l’entrée des artistes lors d’une répétition de l’après-midi du week-end, forçant les 35 artistes noirs de la troupe après la pause déjeuner à se confronter au regards accusateurs du piquet. Prince était resté dans le théâtre pour déjeuner et il ne savait pas qu’un piquet avait été organisé. Quand il a recommencé à répéter, il a tout de suite senti que quelque chose s’était passé, mais ne savait pas quoi. Les membres de la distribution ont expliqué au metteur en scène qu’ils avaient dû franchir un piquet de manifestants à l’entrée des artistes. Le soir, lorsque Prince est retourné à son hôtel, il a confié à sa femme Judy ses craintes que les artistes ne stressent tout le dimanche, leur jour de repos, de devoir affronter les fourches caudines dès le lundi.
En effet, lorsque la distribution est arrivée pour la répétition le lundi, ils étaient mal à l’aise et Prince a essayé d’apaiser leurs préoccupations. Il leur a dit qu’il n’avait jamais compris pourquoi l’appellation «Afro-Américain» était appropriée. Il a souligné qu’il y a plus de 100 ans, sa famille s’était installée en Amérique en provenance de l’Allemagne. Est-ce que ça fait de lui un germano-juif-américain? À moins qu’ils ne soient afro-américains de première génération, il a avoué qu’il estimait que toutes ces définitions étaient contre-productives: «Nous sommes tous Américains. C’est aussi simple que ça.» Au moins pour Prince. À partir de ce jour, les répétitions se sont déroulées en toute sérénité.
La nuit de la première preview, un piquet était de nouveau présent pour empêcher l’entrée, des spectateurs cette fois. Il a fallu appeler la police. Le soir de la première, les piquets sont revenus, mais une pluie torrentielle les a dissipés. Le lendemain matin, toutes les critiques unanimes ont contredit dans les journaux les affirmations des manifestants et l’ensemble du différend s’est évanoui. Prince a plus tard avoué qu’il était sensible aux revendications théoriques de la Coalition, mais qu’elles ne pouvaient s’appliquer à sa mise en scène de Show Boat (), une œuvre que virtuellement aucun manifestant n’avait vu sur scène, même dans une version antérieure. Henry Louis Gates Jr., professeur à Harvard, éminent historien noir américain, a qualifié la production de «victoire de tolérance et de sensibilité».
La première à Toronto était bien sûr la première représentation publique de la version Harold Prince de Show Boat () et le premier spectacle que Drabinsky et Prince avaient fait ensemble après avoir remporté le Tony Award pour Kiss Of The Spider Woman (). Drabinsky était sûr que les critiques new-yorkais voudraient venir à Toronto pour voir le spectacle le soir de l’ouverture et il les a tous invités au Canada. Il pensait également que pour le public canadien, il serait important de connaître l’opinion des critiques étrangers avant de décider d’assister à cette production. Au total, les critiques, dont le redoutable Frank Rich du New York Times, ont été plus de 250 à assister à cette Première!
L’opening night a été une représentation emplie de tension. Drabinsky a trouvé Bobby Morse (Cap’n Andy) terriblement nerveux à quelques minutes du lever de rideau. Une angoisse pathologique. Il faut dire que c’est virtuellement lui qui lance le spectacle. Mais le premier acte s’est bien passé et le second s’est encore mieux déroulé, avec Morse reprenant contrôle de lui-même. Au rideau final, l’ampleur des acclamations du public a affirmé qu’il s’agissait d’un succès écrasant. Selon Drabinsky, Prince doutait toujours. Le commentaire de Drabinsky fut clair: «Hal, détends-toi, ça va être gigantesque.» Le producteur trouvait la réaction de Prince cocasse: «Il a vécu de pareils moments beaucoup plus souvent que moi et je suis assis là à lui dire de se détendre!!!»
Les commentaires de la presse furent pour la plupart dithyrambiques. Certains des critiques ont abordé les questions politiques qui avaient été soulevées par les manifestants aujourd’hui silencieux. La plupart d’entre eux étaient interrogatifs quant aux motivations de toutes ces manifestations, car, selon eux, le spectacle était positif sur les questions de race et qu’il n’humiliait personne ou aucun groupe de personnes. Dans son livre, Drabinsky cite le critique new-yorkais John Lahr :
«... l’expérience noire, à la fois dans son triomphe et sa tragédie, est au cœur de la perception de l’Amérique dans le spectacle... L’histoire est ambiguë, tout comme l’idéalisme de l’amour et de la haine. Show Boat () a mis ce paradoxe au centre de la scène... N’importe qui peut voir cette intention. À part, cependant, la Coalition, un exemple de politiquement correct de notre époque nuageuse, qui veut la liberté pour tout sauf la pensée... Show Boat () parle au cœur informé de la démocratie...»
Jeremy Gerard dans Variety a qualifié le spectacle de «réexamen resplendissant et puissant de Show Boat.» Frank Rich avait quelques réserves quant au sujet du jeu de certains acteurs et a observé: «Ce qui manque à ce spectacle c’est un coup de poing émotionnel.» Commentant les questions raciales qui avaient éclaté à Toronto, il a écrit:
«Regarder une goutte qui dépeint la noirceur éternelle des champs de coton s’éclater violemment sur le sol tandis qu’un chœur noir chante la corvée des plantations nous rappelle une éruption de rage similaire du sous-prolétariat dans Sweeney Todd (). En fait, la critique que ce Show Boat () dirige contre le racisme est beaucoup plus caustique que les chants et les signes des manifestants locaux polis et mal informés qui ont accusé le spectacle de racisme sans prendre même la peine de le voir.»
Au sujet de Prince, il a poursuivi:
«Dans le théâtre américain d’aujourd’hui, il n’y a peut-être pas d’artiste plus redevable à que Harold Prince, dont toute la carrière, de la production originale de West Side Story () à l’actuel Kiss of the Spider Woman (), a été consacrée à s’appuyer sur la comédie musicale sérieuse que Kern et Hammerstein ont inventée. Il n’est donc pas surprenant que la mise en scène de M. Prince de Show Boat (), le spectacle inaugural du North York Performing Arts Center, soit un événement sismique dans le théâtre musical américain.»
T.3) Après Toronto, triomphe à Broadway
Show Boat () a ouvert ses portes à Broadway, un an plus tard, le 2 octobre 1994 au Gershwin Theatre. Le prix du billet le plus cher était de 75$ – un record à Broadway pour un spectacle ayant une longue série – reflète le coût énorme de représentation du spectacle, environ 600.000$ par semaine. Avec son cast de 73 artistes, ses décors somptueux, ses costumes, ses perruques… Show Boat () avait le plus haut budget d’exploitation jamais vu à Broadway. Dès la première semaine de vente de billets, le spectacle a battu tous les records au box-office, et après un an de représentations avait réussi à récupérer son investissement de création. Le spectacle se jouera un an de plus.
Les critiques ont été triomphales. Michael Walsh dans Time Magazine a d’abord décrit ce qui avait été raté dans les versions antérieures du spectacle: il avait été thématiquement tentaculaire et trop long; Julie et son mari disparaissent pratiquement avant l’entracte; et dans une douzaine de productions à la scène ou à l’écran depuis sa première en 1927, le spectacle avait été piraté, pressé, révisé, embelli et expurgé presque totalement. Walsh a continué à observer:
«Les amateurs de théâtre, face à cette merveilleusement imaginative nouvelle production de Harold Prince à Broadway, peuvent ignorer tout ce qui précède. Ce Show Boat () est une mise en scène presque parfaite de l’œuvre qui, en 1927, avait annoncé au monde la maturité du théâtre musical américain. Le prétendu parti pris racial dans l’intrigue, qui a provoqué des protestations lors du Try-out de Toronto l’an dernier, est inexistant. Assister à Show Boat (), c’est découvrir à quel point l’idéal de Broadway peut être puissant entre les mains d’un maître comme Prince.»
Jack Kroll dans Newsweek a écrit:
«Voilà ce qu’est un vrai spectacle. Au cas où nous l’aurions oublié, la grande production de d’Harold Prince est arrivée à Broadway pour nous le rappeler... «Revival» est un maigre mot maigre pour la production de Prince; il s’agit d’une réincarnation.»
À propos de la distribution, il a écrit:
«Michel Bell nous livre son Ol' Man River avec la passion de la résignation. L’interprétation de Bill par Lonette McKee ravive le flambeau de la chanson mélo... Le Cap’n Andy de John McMartin préside aux aspects tragi-comiques du spectacle comme un personnage hybride de Puck et de l’Oncle Sam.»
Donald Lyons dans le Wall Street Journal a déclaré que le travail de Harold Prince laissait...
«...un sentiment incomparable de cohérence émotionnelle dans le théâtre. M. Prince a à la fois repensé le drame et réinventé le spectacle Show Boat (). De vraies larmes viennent quand les magnifiques interprètes nous touchent directement. Ce n’est pas dans ces grandes extravagances que M. Prince est vraiment à son meilleur; il est en fait un sculpteur de beaux moments émotionnels tranquilles.»
Clive Barnes dans le New York Post a déclaré que pendant les 67 ans de la vie de Show Boat (), il avait été rénové plusieurs fois et aucune version, selon lui, ne peut être qualifiée de totalement authentique.
«Mais, cette nouvelle lecture, qui a commencé à Toronto l’an dernier avec pratiquement la même distribution, est de loin la plus efficace que j’aie jamais vue sur scène ou à l’écran.»
David Richards, du New York Times, a déclaré:
«Un budget king-size et un cast de plus de 70 artistes ont permis à Harold Prince, toujours le maître incontesté de la comédie musicale de Broadway, de créer un panorama englobant quatre décennies (1887-1927) de l’histoire, de la mode et des mœurs américaines. Sa conscience sociale aiguë l’a incité, dans la mesure du possible, à mettre l’accent sur la fracture raciale qui s’étend sur toute la longueur du musical comme une ligne de faille dans une zone sismique. Mais son sens constant des ironies capricieuses de la vie est ce qui assombrit vraiment les images de scène scintillantes .... En rendant Show Boat () moins épisodique, il en fait invariablement une comédie musicale plus triste et plus sage.»
Prince avoue aujourd’hui qu’il n’aurait pas pu être plus heureux avec les réactions à Show Boat (). Il est d’accord avec le commentaire de Frank Rich dans sa critique de Toronto selon lequel, sans le Show Boat () original, il n’aurait sans doute pas travaillé dans le théâtre musical.
Avec Show Boat (), on retrouve ce premier fil, la naissance de la comédie musicale plus réfléchie. Pour Prince, West Side Story (), Fiddler on the Roof (), Cabaret (), sa carrière avec Sondheim et ses nombreux spectacles qui ont suivi doivent tous une dette au courage de ceux qui se sont dit en 1927: «Nous allons faire cette chose» (Show Boat ()).
Avant cette production, les textes de la plupart des comédies musicales étaient sans importance, et si les partitions étaient souvent très belles, c’était indispensable pour accompagner des livrets sans grande cohérence. Harold Prince les traitera même de «souvent débiles». Il est possible de faire revivre quelques grands et vieux spectacles, comme Anything goes (), parce que leurs partitions valent la peine d’être rejouées. «Cependant, il faut vraiment laisser son cerveau à l’extérieur de la salle», dit Prince. «Plus important encore, ils peuvent être uniquement joués comme des pièces de musée, mais on ne pourrait plus les écrire de cette façon aujourd’hui. Show Boat () bien!»
Harold Prince estime que Show Boat () est une œuvre plus romantique que la plupart de celles sur lesquelles il avait travaillé auparavant. Il explique:
«C’est vraiment là où je me trouve aujourd’hui. Avant, j’étais beaucoup plus politique. L’état du pays me rendait fou et j’éructais sur scène. Mais maintenant, je suis à un autre endroit et Show Boat () le reflète... Show Boat () est une histoire d’amour pour les deux choses que j’aime le plus au monde: la famille et le théâtre. Et qu’est-ce qu’un gars comme moi veut de plus à ce stade de sa vie que de mettre en scène quelque chose qui aborde les deux choses qui comptent le plus pour lui?»
Harold Prince
Show Boat () a remporté cinq Tony Awards le 4 juin 1995. Gretha Boston a remporté le prix de la meilleure actrice, Florence Klotz a gagné le Tony pour la conception de costumes, Susan Stroman a gagné pour la chorégraphie. Show Boat () a remporté le Tony du meilleur revival d’un musical, et le prix a été accepté par Garth Drabinsky.
Prince a remporté son vingtième Tony, ici comme meilleur metteur en scène d’un musical. En outre, le musical a remporté cinq Drama Desk Awards et quatre Outer Critics Circle Awards.
T.4) Alchimie multiple
Ce succès est vraiment le produit d’une alchimie multiple.
Maître du marketing, Drabinsky a fait de la publicité dans les premières semaines des séries de Toronto et de Broadway, embauchant l’éminent acteur noir James Earl Jones (la voix de Dark Vador dans les films Star Wars) pour être la «voix» du spectacle dans les spots télévisés et radiophoniques. Drabinsky a dit de Jones: «Nous avions besoin d’établir une image majeure avec une voix qui deviendrait synonyme de Show Boat ()... il a la voix par excellence pour une grande comédie musicale.» James Earl Jones a en plus ramené Robeson dans la danse. Jones était devenu une sorte de Robeson moderne dans le monde du théâtre et du cinéma, et ce pendant des décennies. Il avait trouvé la célébrité initiale dans The Great White Hope, une pièce de Howard Sackler créée en 1967 à Washington retraçant l'histoire du boxeur afro-américain Jack Jefferson (inspiré de Jack Johnson) qui bat tous les boxeurs blancs qui lui font face. Exactement, comme Black Boy () l’un des tout premiers spectacles dans lequel Paul Robeson avait joué en 1926, une autre histoire de boxe basée sur Jack Johnson. James Earl Jones avait même joué Robeson dans un one-man-show à Broadway en 1978. Le choix par Drabinsky d’une voix noire reconnaissable appartenant à un célèbre acteur dramatique comme la «voix par excellence» de Show Boat () était un argument pas si subliminal pour le classique de Kern et Hammerstein comme une comédie musicale qui traitait sérieusement des questions de race. Jones aurait-il pu être la «voix par excellence» de n’importe quelle «grand musical»? Drabinsky l’aurait-il choisi pour être la voix de Kiss Of The Spider Woman () (le triomphe précédent du producteur) ou pour un revival d’un spectacle comme Guys and Dolls () ou South Pacific ()? Certainement pas. Choisir Jones comme la voix de Show Boat () soulignait la mixité raciale du show et calmait les préoccupations de certains au sujet de sa pertinence dans une ère de rigidité politique.
Ironiquement, le metteur en scène Harold Prince et la chorégraphe Susan Stroman s’étaient efforcés dès le début de mettre en évidence les questions raciales implicites dans Show Boat (), mais leur version a très vite été comparée aux deux autres versions récentes de cette fin du XXème siècle: la co-production de l’Opera North et de la RSC et celle du Paper Mill Playhouse. Ces deux versions avaient été filmées et pouvaient donc être analysées en profondeur.
Harold Prince choisit par exemple de ne pas modifier la fin comme Johanson l’avait fait pour le Paper Mill Playhouse, avec la réconciliation en chanson de Magnolia et Ravenal, suivie de la découverte par Ravenal de Kim, sa fille de 23 ans; même si cela avait été un grand succès. Là où Johnson avait rajouté la chanson Ah Still Suits Me issue du film de 1936, afin de susciter le rire, Harold Prince a préféré prendre dans le film 1936 une très belle musique de transition, I Have The Room Above Her qui a permis des changements de décors très cinématographiques. La scénographie est très impressionnante et n’a rien à envier aux légendaires décors de Sunset Boulevard () de Lloyd Webber qui se joue à la même époque. Harold Prince a rarement cherché à susciter le rire du public et s’est généralement arrangé pour ne pas encourager les applaudissements entre les scènes, allant parfois jusqu’à modifier la partition pour atteindre cet objectif.
Queenie est la dernière survivante des «mama noires» fréquemment présentes dans les spectacles des années ’20. Et déjà à l’époque, les interprètes en avaient «négocié» l’interprétation. Ce que Queenie dit et chante (son texte) et la manière dont elle parle et bouge (son interprétation) a été fortement adaptée. Harold Prince a réussi à faire taire les rires de Queenie presque complètement, et sa Queenie a remporté un Tony Award. Il s’est aussi distancié des Queenie chaleureuses et dansantes des années ‘80, construisant plutôt le rôle autour de Mis’ry’s Comin' Aroun' et de la chanteuse d’opéra Gretha Boston, qui affirmait n’avoir jamais lu Ferber ni vu Show Boat () sous aucune forme que ce soit. Boston a puisé ses modèles dans le monde réel plutôt que sur ses prédécesseurs de la scène musicale.
«J’avais l’habitude de voir des femmes noires partir tôt le matin pour nettoyer les maisons des blancs. Elles partaient le matin avec dignité et rentraient chez elles le soir avec la même dignité. C’était tout ce dont j’avais besoin.»
Gretha Boston (Queenie)
L’interprétation de Gretha Boston s’est appuyée sur un nouveau personnage de la scène musicale qui s’est ouvert aux femmes afro-américaines dans la période d’après-guerre: la diva opératique. Gretha Boston a joué une Queenie très intérieure, avec des stéréotypes de dignité et de réserve, s’inspirant de chanteuses noires d’opéra comme Leontyne Price. Leontyne Price a fait une carrière en incarnant les princesses de l’opéra européen, qui, bien que souvent en péril, restent toujours aux commandes. Boston a joué sa Queenie dans ce sens. Ce passage de l’approche chaude et sauvage — l’approche anglaise et celle de Karla Burns pour le HGO — à la fraîcheur et au calme n’a en rien diminué le potentiel de Queenie d’être une présence forte au milieu des nombreux personnages principaux de Show Boat ().
Un journal noir a demandé pourquoi Queenie semblait «plus importante dans cette production que dans les précédentes», Drabinsky a répondu: «Gretha Boston... C’est un rôle difficile à distribuer, il faut donner une dimension au personnage. Une voix opératique forte. Quelqu’un de fougueux. ... Elle prend possession de la scène si fortement que sa présence est rayonnante.» La voix de Boston était centrale. Comme tous les artistes, elle portait un micro sans fil, mais sa voix était hors norme et emplissait naturellement l’auditoire. Boston a chanté Queenie avec un mélange de voix de poitrine et de tête, une voix toujours lisse des basses notes aux plus hautes. Toutes ses consonnes étaient distinctes, mais la construction du son se faisait sur les voyelles, respectant parfaitement les notes et les rythmes de Kern, en s’appuyant sur la beauté, la puissance et l’aisance de la perfection de son instrument vocal plutôt que sur son micro. Cette approche, appliquée à une musique qui a été composée pour être chantée par un «chanteur populaire» qui a rarement (à l’époque) une voix à ce point travaillée, a modifié en profondeur la stature des chansons de Queenie. Elles résonnaient de profondeur, moins fragilisées que jamais par les pièges du showbiz, musicalement plus substantielles. L’approche de Boston pour le texte parlé de Queenie était également réservée et sérieuse.
Queenie riait une seule fois dans toute la production lorsque Magnolia avouait être amoureuse. En dehors de cela, Boston n’a plus qu’un moment drôle, lors de sa propre blague sur la paresse de Joe, quand elle l’accuse de mettre du popcorn dans ses crêpes pour qu’elles se retournent toutes seules sans qu’il ait à se fatiguer à intervenir.
Son approche sans humour, mais non dénuée de sourires ou de générosité, a donné à Queenie le potentiel de jouer un rôle particulier dans la vie des gens blancs sur le bateau. Par exemple, la Queenie de Boston a forcé Parthy (Elaine Stritch) à prendre la jeune Kim dans ses bras pour la première fois, initiant un changement brusque et profond dans le caractère de cette femme blanche. Et contrairement aux conventions sociales, Harold Prince a choisi que Ravenal serre la main de Queenie quand lui, Magnolia et Kim partaient pour Chicago. La réserve et la dignité de Boston ont ouvert la porte à ces nuances supplémentaires.