B.5.1) La création à Broadway en 1934

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«Anything goes» - Broadway 1934

Le musical Anything Goes () de Cole Porter a été le plus gros succès de la saison 34-35 de Broadway. Ce musical connaîtra trois reprises majeures à Broadway, cinq versions londoniennes, deux versions cinématographiques et une adaptation télévisée. Et la partition de Porter comportait cinq standards: I Get a Kick Out of You, All through the Night, You’re the Top, Blow, Gabriel, Blow et la chanson-titre, Anything goes. Il s’agit du musical des années ’30 le plus joué à notre époque.

Avec la Grande Dépression en cours, il n’a fallu que trois flops (dont Pardon My English () des frères Gershwin) pour conduire le producteur Vinton Freedley à la faillite. Il a passé plusieurs mois caché dans le Pacifique Sud, sur un yacht qui lui avait été prêté, essayant d’imaginer un projet de spectacle qui pourrait le sauver financièrement. Il a eu l’idée de l’histoire d’un paquebot qui coulait et qui laissait ses passagers et son équipage sur une île déserte. Il a imaginé qu’avec un casting de stars et des chansons des Gershwins, ce serait facile de trouver des soutiens financiers.

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Ethel Merman - «Anything goes» - Broadway 1934

Freedley revint discrètement à New York. Se déplaçant en fauteuil roulant avec une infirmière – pour échapper à ses créanciers – il a contacté et convaincu les vedettes de Of thee I sing (), William Gaxton et Victor Moore, ainsi qu’Ethel Merman, assurant à chacun d’eux qu’il serait la vedette du nouveau spectacle. Ces vétérans du showbiz ont vite réalisé ce que Freedley faisait, mais les temps étant ce qu’ils étaient, ils étaient contents d’avoir un emploi.

Comme les Gershwins étaient occupés à écrire Porgy and Bess (), Freedley (sans fauteuil roulant cette fois) imagina de confier la création du spectacle à Cole Porter. Freedley embarqua pour l’Europe et retrouva Cole Porter en train de ramer, dans une barque le long du Rhin, pendant que son yacht le suivait. Le compositeur fut immédiatement enthousiaste. Freedley engagea alors les librettistes Guy Bolton et P.G. Wodehouse pour compléter l’équipe créative. Mais rien n’était simple: Bolton était en Angleterre, Wodehouse en France, et les questions fiscales empêchaient l’un ou l’autre de voyager. Ils ont collaboré par la poste et par téléphone interurbain! Il y a plus simple… Quoi qu’il en soit, avec cette étourdissante palette de talents, Freedley a bientôt trouvé des bailleurs de fonds pour financer le spectacle et «Bon Voyage» allait entrer en répétitions.

Le livret traitait d’un groupe de passagers échoués sur une île déserte après le naufrage de leur navire. Mais quand il a été finalisé, et que Freedley a eu le temps de s’y intéresser vraiment, il a constaté que le livret était nul. Avec Bolton et Wodehouse coincés en Europe, il était impossible de faire une adaptation aussi rapide. Il fallait donc faire intervenir d’autres auteurs mais comment Freedley pourrait-il changer complètement le livret sans détruire la réputation des deux librettistes? Un drame va lui offrir une sortie de secours. Le 8 septembre 1934, le paquebot Morro Castle prend feu au large des côtes du New Jersey, tuant 137 personnes. Très clairement, proposer un musical léger parlant d’un naufrage était devenu une très mauvaise idée. Une réécriture s’imposait. La réputation de Bolton et Wodehouse ne serait pas entachée par cette réécriture qui s’imposait maintenant pour des raisons extérieures.

Freedley se tourna d’abord vers son metteur en scène, Howard Lindsay, qui lui expliqua immédiatement qu’il ne pouvait à la fois mettre en scène et réécrire le livret, vu les délais avant la première. Il lui fallait au moins un collaborateur pour l’aider dans la tâche de réécriture. L’amie de Cole Porter, l’artiste Neysa McMein, rêva que l’homme qu’ils cherchaient était l’écrivain Russell Crouse. Mais, nous étions en septembre, et n’importe quel New-Yorkais qui le pouvait fuyait à cette époque de l’année la fournaise de la ville pour aller se réfugier dans des endroits plus frais. Ils n’arrivèrent pas à contacter Russell Crouse.

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Howard Lindsay & Russell Crouse
© Bernard Hoffman - LIFE - 1946

La légende dit que, un jour, pour s’aérer, Freedley et Lindsay se penchèrent par les fenêtres du bureau au-dessus de l'Alvin Theatre. De l’autre côté de la West 52nd Street, ils ont vu quelqu’un se pencher par la fenêtre qui s’est avéré être Crouse.

Il faut bien garder à l'esprit la chronologie de cette folle création. Le 8 septembre 1934, le paquebot Morro Castle prend feu. Cela force à tout reprendre à zéro, même si cela arrange bien Freedley qui trouvait le premier livret «nul». La première du try-out à Boston est prévue le 5 novembre. Lindsay et Crouse ont donc façonné une nouvelle histoire autour de la partition maintenant terminée de Cole Porter, en conservant moins d’une douzaine de lignes du livret original. Le premier acte a été écrit en dix jours. Cela a permis de commencer à répéter. Le duo Lindsay et Crouse écrivant les dialogues au jour le jour sur place. Ethel Merman notait en sténographie les nouvelles répliques et les tapait à la machine chaque soir. Bien sûr, la partition de Porter fut profondément modifiée et les paroles réécrites. Selon la légende, lors de la dernière répétition générale à Boston, Lindsay et Crouse ont émergé des toilettes des hommes avec un dialogue écrit sur des feuilles de papier toilette.

C’est suite à toute cette histoire qu’il y a quatre librettistes mentionnés pour ce musical: Bolton, Wodehouse, Lindsay et Crouse. Anything Goes () a été la première des collaborations de Lindsay et Crouse.

Ils écriront les livrets de 6 musicals, dont trois autres pour Ethel Merman:

  • Red, Hot and Blue () (1936)
  • Call Me Madam () (1950)
  • Happy Hunting () (1956)

Leurs autres musicals seront:

  • Hooray for What! () (1937)
  • The Sound of Music () (1959)
  • Mr. President () (1962)

Ils ont aussi écrit de très nombreuses pièces de théâtre, dont Life with Father () (1939) qui tint l’affiche 3.224 représentations et est encore aujourd’hui la plus longue série pour une pièce de théâtre à Broadway. Citons aussi State of the Union (1945), qui a remporté le Prix Pulitzer.

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«Anything goes» - Broadway 1934

L’histoire révisée de Anything Goes () se déroulait maintenant à bord d’un luxueux paquebot océanique avec un équipage hétéroclite et multiracial:

  • Reno Sweeney (Ethel Merman) est une ancienne évangéliste devenue chanteuse de boîte de nuit avec sa troupe de filles, les Reno’s Angels; amie de longue date de Billy
  • Billy Crocker (William Gaxton), un courtier de Wall Street, passager clandestin du paquebot pour suivre son amour: Hope
  • Hope Harcourt (Bettina Hall) une jeune première de la Haute Société;
  • Moonface Martin (Victor Moore) un gangster en cavale se camouflant sous l’identité d’un pasteur nommé Révérend Docteur Moon. Moonface est l’ennemi public numéro 13 sur la liste des plus recherchés du FBI, et son rêve est de devenir le Top 12.

Lorsque les passagers découvrent qu’il y a un célèbre gangster à bord, ils sont éblouis et chantent un hymne à sa gloire (Public Enemy Number One). Tout finit bien pour Reno et Billy: elle se lie avec le riche Sir Evelyn Oakleigh (Leslie Barrie) et proclame qu’elle «sera finalement une dame», et lui séduit Hope. Par contre, Moonface est plutôt désespéré: non seulement il n’a pas réussi à se hisser au Top 12, mais il découvre avec désespoir que le FBI le considère comme «entièrement inoffensif» et qu’ils l’ont donc retiré de toute procédure de recherche.

Après des try-out au Colonial Theatre de Boston du 5 au 17 novembre 1934, Anything Goes () a ouvert à l'Alvin Theatre de Broadway le 21 novembre 1934.

L’accueil de la presse fut très bon. Dans le New York Times, Brooks Atkinson a écrit que Anything Goes () était «un divertissement hilarant et dynamique» avec un «humour complètement débridé» doté d’une «partition saisissante avec des paroles impitoyables». Pour lui, Anything Goes () était «un formidable spectacle de chansons et de danses», et il a mis en avant I Get a Kick Out of You, You’re the Top, All through the Nightet Sailors’ Chanty (alias There Always Be a Lady Fair).

Robert Benchley, dans le New Yorker, a affirmé que cela «avait valu la peine d’attendre» Anything Goes () parce que le «miel» d’un spectacle rendait «les choses en ville sembler plus brillantes». Selon lui, avec You’re the Top, Porter «s’est surpassé lui-même en tant qu’auteur de paroles originales» et Robert Benchley a prédit que «la ville deviendra bientôt folle en essayant de mémoriser la séquence des éléments ‘top’». Une revue non signée dans Time déclara que Porter n’avait plus composé de mélodies aussi «sensationnelles» depuis Night and Day de Gay Divorce ().

Le musical a été un gros succès, devenant avec ses 420 représentations le quatrième musical des années ’30. Pour beaucoup, ce fut le spectacle lle plus marquant au théâtre depuis le début de la Grande Dépression.

Cela vaut la peine de s'attarder un peu sur Ethel Merman. Comme nous l'avons vu, elle avait déjà été choisie pour jouer le rôle principal avant que Porter ne rejoigne le projet. «Cole et moi nous sommes appréciés immédiatement. Il a dit beaucoup de choses gentilles à mon sujet, comme "Elle ressemble à un orchestre qui passe". On me dit qu’il m’appelait La Merman et The Great Ethel.» Son premier spectacle à Broadway avait été Girl Crazy (), le succès de George et Ira Gershwin en 1930. Ce spectacle avait fait d’elle une star du jour au lendemain. Lors des auditions, les frères Gershwin étaient impressionnés par les qualités vocale de Merman, mais elle les a chantées comme si elle n'aimait pas les chansons (I Got Rhythm et Sam and Delilah). George Gershwin qui voulait absolument l'engager, lui a demandé si elle voulaient que quelque chose soit changé dans les chansons. Sa réponse fut claire et quelque peu arrogante: «Non, ça ira!». Cela décrit pleinement son caractère qui plaira à Cole Porter quelques années plus tard. Le soir de la première de Girl Crazy (), lorsqu'Ethel Merman chanta I Got Rhythm durant le premier acte, le public a applaudit pendant de longues minutes suppliant qu'elle rechante la chanson. A l'entracte, George Gershwin qui dirigeait l'orchestre ce soir-là, l'a rejoint dans sa loge et lui a demandé clairement: «Ethel, sais-tu ce que tu fais?» Lorsqu’elle a répondu par la négative, il a dit: «Eh bien, ne t'approche jamais d’un professeur de chant. Tu ruinerait ta voix!». Cela corrobore les dires de Porter: «Elle ressemble à un orchestre qui passe».

Ethel Merman se produisait à une époque où les micros n'existaient pas, donc sa voix tonitruante était un atout énorme: elle pouvait remplir tout un théâtre avec force! C'est en grande partie pourquoi des légendes de la musique comme Gershwin, Porter et Irving Berlin l'ont tant appréciée. Pour beaucoup de gens, elle fut la personnification du Golden Age du musical à Broadway. Mais l'opinion d'Ethel Merman sur sa capacité à les épater à chaque fois était assez terre-à-terre: «Qu'y a-t-il de si remarquable à cela? C'est mon boulot, non?» Job ou pas, lorsqu'elle se plantait au centre de la scène et beltait des notes jusqu'au balcon, le public et les critiques l'acclamaient comme la «First Lady of the musical comedy stage».

La contribution d’Ethel Merman au théâtre musical va bien au-delà de ses prestations individuelles. Elle a fondamentalement changé la façon dont le théâtre musical était perçu et ce que le public attendait des premiers rôles féminins. En établissant une présence scénique imposante combinée à des compétences vocales exceptionnelles, elle a inspiré d’innombrables artistes qui ont suivi. Son héritage est visible dans le théâtre musical moderne où les rôles principaux féminins forts sont maintenant plus courants, reflétant l’impact de Merman sur la formation des styles de performance contemporains.

Tout ceci explique l'attrait de Porter pour Merman. Mais il y en avait sans doute un aurtre. Merman n'était pas une femme comme les autres. Elle parlait souvent comme une charretière. Selon Garson Kanin (écrivain et réalisateur américain de pièces de théâtre et de films), elle avait «le vocabulaire d’un docker». Lui qui aimait les bas-fonds, cela ne pouvait que lui plaire. Etonnement, Porter a soumis le livret de Anything Goes () aux parents de la jeune Ethel Merman (25 ans) pour approbation. Il a même réécrit Blow, Gabriel, Blow pour leur convenir. C'est totalement incroyable car Porter était célèbre pour avoir refusé de réécrire des paroles de chansons. Il a dit qu’il préférait écrire des chansons pour Merman que pour n’importe qui d’autre au monde. Elle a sans doute gagné l’admiration de Porter par sa fidélité absolue au texte: «Je ne change jamais un mot. J’essaie aussi, dans la mesure du possible, de lier les couplets et les refrains. Je ne modifie jamais les mélodies ou les rythmesMerman a joué dans 14 musicals à Broadway - et une reprise (Annie Get Your Gun ()) - au cours de sa carrière, dont cinq composées par Cole Porter:

  1. Girl Crazy () de Gershwin (14 oct 1930 - 6 juin 1931: 272 représ.)
  2. George White's Scandals [1931] () de Ray Henderson (14 sept 1931 - 5 mars 1932: 202 représ.)
  3. Take a Chance () de Brown & Whiting (26 nov 1932 - 1 juil. 1933: 243 représ.)
  4. Anything Goes () de Cole Porter (21 nov 1934 - 16 nov. 1935: 420 repés.)
  5. Red, Hot and Blue () de Cole Porter (29 oct. 1936 - 10 avril 1937: 183 représ.)
  6. Stars In Your Eyes () d'Arthur Schwartz (9 fév. 1939 - 27 mai 1939: 127 représ.)
  7. Du Barry Was a Lady () de Cole Porter (6 déc. 1939 - 12 déc. 1940: 408 représ.)
  8. Panama Hattie () de Cole Porter (30 oct. 1940 - 3 janv. 1942: 501 représ.)
  9. Something for the Boys () de Cole Porter (7 janv. 1943 - 8 janv. 1944: 422 représ.)
  10. Annie Get Your Gun () d'Irving Berlin (16 mai 1946 - 12 fév. 1949: 1.147 représ.)
  11. Call Me Madam () d'Irving Berlin (12 oct 1950 - 3 mai 1952: 644 représ.)
  12. Happy Hunting () d'Harold Karr (6 déc. 1956 - 30 nov 1957: 412 représ.)
  13. Gypsy () de Jule Styne (21 mai 1959 - 25 mars 1961: 702 représ.)
  14. Hello, Dolly! () de Jerry Herman (16 janv. 1964 - 27 déc 1970: 2.844 représ.)

Laissons le mot de conclusion de ce petit focus sur Ethel Merman à Brooks Atkinson, le célébrissime critique du New York Times:

« Ethel Merman donne l’impression qu’une chanson est une expression spontanée de sa personnalité, ce qui peut être considéré comme la compétence ultime dans l’art de chanter des chansons. »

Brooks Atkinson - Critique du New York Times

 

Les chansons ont plu à beaucoup de gens qui ne pouvaient pas assister au spectacle mais qui entendaient les mélodies à la radio ou dans des clubs. Les réactions aux chansons étaient totalement élogieuses. Cole Porter, dans une interview au Boston Ritz, a déclaré: «Mon morceau préféré de Anything Goes () est une chanson qu’Ethel Merman chante, intitulée I Get a Kick out of You». Cette chanson est certainement l’une des meilleures chansons de Porter.

Bien que I Get a Kick Out of You n’ait pas été écrite spécifiquement pour Merman, Porter était bien conscient des qualités spéciales de Merman en tant qu’interprète. Il a inclu dans ses paroles des mots comme 'terrific' (si important dans la ligne, 'That would bore me terrific’ly too') ... cela lui a permis de dérouler les R avec la force d’une explosion de TNT. Sa performance vigoureuse en tant qu’évangéliste devenue chanteuse de boîte de nuit a fait de la chanson l’un des succès du spectacle.

My story is much too sad to be told,
But practically ev'rything leaves me totally cold.
The only exception I know is the case
When I'm out on a quiet spree
Fighting vainly the old ennui
And I suddenly turn and see
Your fabulous face.

I get no kick from champagne
Mere alcohol doesn't thrill me at all,
So tell me why should it be true
That I get a kick out of you?

Some get a kick from cocaine.
I'm sure that if
I took even one sniff
That would bore me terrif-
Ically too
Yet I get a kick out of you ...

I get a kick every time I see you
Standing there before me
I get a kick though it's clear to see
You obviously do not adore me

I get no kick in a plane
Flying too high
With some guy in the sky
Is my idea of nothing to do
Yet I get a kick
You give me a boot
I get a kick out of you
Mon histoire est bien trop triste pour être racontée,
Mais pratiquement tout me laisse complètement froid.
La seule exception que je connaisse est le moment
Où je suis dehors pour une petite fête
Combattant vainement le vieil ennui
Et je me retourne soudain et vois
Ton fabuleux visage.

Je n'ai aucun plaisir avec le champagne
Boire un simple alcool ne me procure aucun plaisir
Alors, dis-moi pourquoi il serait vrai
Que toi tu me fasses de l'effet?

Certains ont du plaisir avec la cocaïne.
Je suis sûre que
Si j’en prenais même une seule bouffée
ça m’ennuierait terri-
blement aussi
Pourtant, tu me fais de l'effet

Tu me fais de l'effet chaque fois que je te vois
Debout, là devant moi
Tu me fais de l'effet même s'il est clair
Que manifestemernt tu ne m’adores pas

Je n’ai aucun plaisir en avion
Voler trop haut
Avec un mec dans le ciel
C'est mon idée pour ne rien faire
Pourtant, je reçois un coup de pied
Tu me vires
Tu me fais de l'effet

«I Get a Kick Out of You» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Le chanteur de la chanson 'combat vainement le vieil ennui' et énumère des choses qui n’ajoutent aucun épice à sa vie: le champagne ou la cocaïne. La seule chose qui lui fait de l'effet, c'est «toi», même si cette adoration n'est pas réciproque...

Les années '20 et le début des années '30 sont des périodes où la cocaïne était largement consommée dans la haute société. En particulier à Paris, mais pas que... Cette référence à la cocaïne a finalement causé des problèmes. Dans les années '60, Merman a substitué «Some get a kick from cocaine» par «Some like that perfume from Spain». Finalement, Merman est revenu aux paroles originales en 1972 quand il n’était plus censuré de mentionner la cocaïne.

Anything Goes, la chanson-titre, est devenue une véritable signature pour Ethel Merman. Mais aussi pour Cole Porter. Il semble être sa plus importante célébration de ce que les esprits libres en Amérique ont accompli dans leur lutte contre le puritanisme. Un critique a écrit en 1935 qu'Anything Goes () était l'un des musicals américains qui surclasse le théâtre sérieux en ce qui concerne la satire des défauts de la société: «Kaufman et Gershwin ont commencé avec Of Thee I Sing (); Hart et Berlin ont suivi avec As Thousands Cheer (). Anything Goes () suit dans cette veine. Tout cela dans la tradition de Gilbert et SullivanPorter n'aurait certainement pas aimé cette liste, la jugeant prétentieuse, mais elle est totalement véridique.

Aujourd’hui, la plupart des gens pensent que Anything Goes () est un grand spectacle familial un peu démodé. Mais en réalité, c’est un spectacle très adulte, et il n’a jamais censé être familial. Après tout, le titre est Anything Goes (), ce qui veut dire «Tout est permis!» Un couplet de la chanson-titre répertorie même divers goûts sexuels qui sont nouvellement acceptables... Vous retrouverez ci-dessous une très intéressante analyse de cette notion du «Tout est permis!».

B.5.2) La création à Londres en 1934

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«Anything goes» - London 1935

Comme nous l'avons vu, Charles B. Cochran, le producteur et metteur en scène britannique, avait déjà travaillé avec Porter: Mayfair and Montmartre () (1922 - Londres - 72 représ.) et Wake Up and Dream () (1929 - Londres - 263 représ / 1929 - Broadway - 136 représ.).

Et une fois de plus, il a eu le nez fin avec Porter et a acheté les droits de représentation d'Anything Goes () pour Londres pendant les try-out à Boston, donc bien avant de connaître le succès énorme de Broadway. Il a produit le spectacle au Palace Theatre de Londres avec une première le 14 juin 1935, pour une honorable série de 261 représentations.

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«Anything goes» - London 1935

Wodehouse - le retour - a retravaillé le spectacle pour le rendre plus accessible au public lon­do­nien, se con­centrant à la modifications de certaines paroles. Ces changements font partie aujourd'hui de la version officielle. Reno, le rôle princicpal féminin, a été joué par Jeanne Aubert, une actrice française. La natio­nalité de son rôle, Reno, fut modifiée d'américaine à fran­çaise pour correspondre à l'actice, et le nom de famille du rôle passa de Sweeney à Lagrange...

C. B. Cochran avait réussi à faire interdire les interprétations des chansons (dans les cabarets, à la radio ...) avant l’ouverture de Anything Goes à Londres, ce qui a rendu d'autant plus excitantes les premières représentations, leur donnant une sorte de cachet d'exclusivité. Wodehouse, des années plus tard, écrivit de son étonnement que Anything Goes ait tenu l'affiche aussi longtemps à Londres, à savoir une trentaine de semaines: «À cette époque, il n’y avait pas de pire spectacle que celui où des interprètes anglais essayaient de jouer des personnages américains.» Cochran, qui affirmait partout que le spectacle était une satire de l’adoration héroïque de l’Amérique envers les gangsters, a été félicité par la presse pour avoir «recommencé». Les critiques étaient élogieuses, louant le spectacle pour son style et son énergie.

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«Anything goes» - Film 1936

B.5.3) Premier film (Paramount - 1936)

Cette première adaptation cinématographique, filmée en noir et blanc, était dirigée par Lewis Milestone avec pour vedette Ethel Merman, qui reprenait le rôle de Reno Sweeney qu'elle tenait sur les planches, et Bing Crosby dans le nouveau rôle de Billy Crockett. Charles Ruggles (remplaçant Victor Moore), Ida Lupino et Arthur Treacher étaient en tête d'affiche.

Le film nécessita l'adaptation de certaines «paroles osées» des chansons de Porter pour passer l'épreuve des censeurs de la Commission Hays. Seules quatre de ses chansons restent dans le film (avec des modifications plus que notables des paroles, on ne rigolait pas avec la vensure à l'époque!): Anything goes, I Get a Kick Out of You, There’ll Always Be a Lady Fair, et You’re the Top. N'oublions pas non plus qu'un film, à l'époque, est plus court qu'un musical sur scène, ce qui pourrait justifier la suppression de certaines chansons. Mais...

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Ethel Merman & Bing Crosby - «Anything goes» - Film 1936

Grâce aux relations de Bing Crosby, trois compositeurs travaillèrent à quatre chansons supplémentaires pour le film, mais si l'on excepte Moonburn (écrite par Hoagy Carmichael et Edward Heyman), qui fut pendant un temps l'un des grands succès de Crosby, ces changements de dernière minute n'ont guère marqué les mémoires. Certains critiques, tel John Springer, ont d'ailleurs reproché à la Paramount d'avoir trahi la version originale avec ces airs médiocres (mais dans le Hollywood des années '30, il était pratique courante pour les grands studios, qui possédaient des maisons d'édition musicales, de «placer» ainsi leurs propres productions avec l'espoir de doubler les gains en cas de succès).

Lorsque, à la fin des années '50, la Paramount vendit les droits du film de 1936 aux télévisions, elle rebaptisa le film Tops is the Limit pour ne pas faire de concurrence à sa nouvelle version cinématographique, qui était dans les cinémas.

B.5.4) Première version TV (NBC TV - 1950)

Dans le cadre de l'émission Musical Comedy Time, les spectateurs de NBC-TV, peuvent assister le 2 octobre 1950 à une représentation de Anything Goes () avec Martha Raye (Reno Sweeney), John Conte (Billy Crocker), Fred Wayne (Sir Evelyn Oakleigh), Billy Lynn (Moonface Martin/The Rev. Dr. Moon), Helen Raymond (Mrs. Harcourt), Gretchen Hauser (Babe).

Cette production est considérée comme perdue. Il n'existe aucune copie connue de cette émission.

B.5.5) Deuxième version TV (NBC TV - 1954)

Quatre ans plus tard, toujours sur NBC-TV, mais cette fois dans le cadre de l'émission The Colgate Comedy Hour, les téléspectateurs se voient proposer une nouvelle version de Anything Goes () avec une distribution prestigieuse: Ethel Merman (Reno Sweeney), Frank Sinatra (Harry Dane), Bert Lahr (Moonface), Sheree North (Bonnie), Norman Abbot (Radio Announcer), Nestor Paiva (Dr. Henry T. Dobson), Arthur Gould Porter (Sir Evelyn Oakleigh), Barbara Morrison (Mrs. Wentworth), Lou Krugman (Purser) et l'orchestre d'Al Goodman.

B.5.6) Deuxième film (1956)

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«Anything goes» - Film 1956

Ce deuxième film intitulé Anything Goes (), même s'il porte le titre du musical de Cole Porter, Guy Bolton et P.G. Wodehouse, n'a presque rien en commun avec l'œuvre originale, sauf l'intégration de quelques chansons. L'argument du film est entièrement nouveau: Bill Benson et Ted Adams doivent jouer tous deux dans le même spectacle de Broadway et, pendant leur séjour à Paris, ils rencontrent chacun la femme parfaite pour jouer le premier rôle féminin. Chacun promet le rôle à la fille qu’il a choisie sans en informer l’autre jusqu’à ce qu’ils repartent de l’autre côté de l’Atlantique en paquebot - chaque homme ayant proposé à la jeune femme de son choix de l'accompagner. Cela devient une traversée houleuse car chaque homme doit dire à sa recrue qu’elle n’obtiendra peut-être pas le rôle après tout.

Le cast était constitué de: Bing Crosby (Bill Benson), Donald O'Connor (Ted Adams), Mitzi Gaynor (Patsy Blair), Phil Harris (Steve Blair), Zizi "Renée" Jeanmaire (Gaby Duval), Kurt Kasznar (Victor Lawrence), Richard Entman (Ed Brent) et Walter Sande (Alex Todd).

B.5.7) Version Off-Broadway (1962)

Une nouvelle production voit le jour Off Broadway en 1962, le 15 mai 1962, et se joue pour 239 représentations à l'Orpheum Theatre. Cette version a été mise en scène par Lawrence Kasha. Pour cette reprise, le livret a une nouvelle fois été révisé pour incorporer plusieurs des changements qui étaient survenus dans les deux versions cinématographiques. La plupart des changements donnaient de la profondeur à Bonnie, un personnage auparavant mineur. Cette révision est aussi la première version scénique de Anything Goes () à incorporer 6 chansons (sur un total de 14 dans le spectacle) d’autres shows de Porter: Take Me Back to Manhattan de New Yorkers (The) () (1930), It’s De-Lovely de Red, Hot and Blue () (1934), Friendship de Du Barry Was a Lady () (1939), Let’s Misbehave de Paris () (1928), Let's Step Out de Fifty Million Frenchmen () et Heaven Hop de Paris () (1928).

B.5.8) Premier revival à Londres (1969)

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«Anything goes» - London 1969

Cette version présentée le 18 novembre 1969 au Saville Theatre (1.500 places sur Shaftesbury Avenue, aujourd'hui transformé en cinéma) a été un terrible flop: 15 représentations!!!!

Le spectacle a été mis en scène et chorégraphié par Michael Clare. Le cast comprenait: Marian Montgomery (Reno Sweeney), James Kenney (Billy Crocker), Michael Segal (Moonface Martin), Michael Malnick (Sir Evelyn Oakleigh), Valerie Verdon (Hope Harcourt), Janet Mahoney (Bonnie), Linda Gray (Mrs. Wadsworth T. Harcourt), Stanley Beard (Bishop, Captain), Bernard Sharpe (Reporter, Horatio), Peter Honri (Elisha J. Whitney), Michael Rowlett (Purser), Olwen Hughes (Mary Anne), Anne Sparrow (Melanie), Alan Stone (Steward), David Wheldon Williams (Ching), Ross Huntly (Ling), Chris Melville, Georgina Pearce, Douglas Nottage, Vivian Stokes, April Ashton, Jan Cave, Jacquie Toye, Peter Loury, David Thornton, Michael Bevan et Allard Tobin.

Mais ce terrible 'flop' n'est pas un de ces flops comme il en existe des milliers... Pourquoi? Parce qu'il était produit par un tout jeune garçon de 23 ans, Cameron Mackintosh qui allait devenir l'un des plus grands producteurs de musicals à Londres. Il est le producteur de spectacles tels que Les Misérables, Phantom of the Opera, Cats, Miss Saigon, Mary Poppins, Oliver! et Hamilton.

Le «premier flop» de Cameron Mackintosh

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Cameron Mackintosh, 23 and, pour sa 1ère production londonienne, Anything Goes au Saville Theatre
© Photographe: Hilaria McCarth

Au début de 1969, Cameron gagnait sa vie comme assistant régisseur sur des terrifiantes tournées et travaillait dans la salle de Patrick Desmond à Lamb’s Conduit Street, Blooms­bury, n’ayant lui-même ni bureau ni téléphone.
Mais il ne pouvait pas résister à l’attrait des comédies musicales: «Je suis tombé amoureux d’un disque (emprunté à la bibliothèque parce que je ne pouvais pas financièrement me l’acheter) de Anything Goes de Cole Porter, musical qui n’avait pas connu de revival depuis la guerre et il me semblait avoir tout le potentiel nécessaire pour me permettre de vivre mon premier grand succès

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Marion Montgommery et le cast d'Anything Goes
au Saville Theatre

Son premier problème était de réunir l’argent nécessaire et ici encore, sa famille s’est montrée exceptionnellement favorable. Son père, Ian, avait un ami apparemment aisé avec un grand appartement à Knightsbridge, et Cameron a également obtenu une avance d’argent de Decca Records. Son plan était de présenter le spectacle dans la petite salle du Yvonne Arnaud Theatre à Guildford, puis de faire une brève tournée, et enfin de terminer dans un théâtre du West End tout aussi modeste. Le plan a mal tourné à peu près dans tous les sens possibles.
«Une semaine avant les répétitions, le bailleur de fonds s’est avéré n’avoir aucun argent. J’ai dû aller demander plus de financement auprès de Decca Records et mendier auprès de quelques autres personnes juste pour garder le spectacle en répétition. David Dean, qui avait investi 250£ au départ, a finalement investi 12.000£. Le spectacle a été un succès dans l’intimité de Guildford, mais nous avons constaté que les théâtres de la tournée étaient beaucoup plus grands et nécessitaient vraiment d’une production élargie. Au moment où j’avais terminé la tournée, je cherchais encore des bailleur de fonds, la chanteuse principale était partie, tout comme le metteur en scène et le directeur musical. C’est à ce moment-là, si j’avais su la moindre chose sur le monde des musicals, que j’aurais dû tout arrêter. Mais inexpérimenté que j’étais, je supposais que cela se passait toujours comme cela avec les musicals comme ceci et je continuais avec allégresse mes plans pour Londres, même si le seul théâtre vacant était le Saville Theatre de 1.500 places, soit environ trois fois la taille du Duke of York Theatre que nous avions prévu initialement et qui avait reculé à la dernière minute.»

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Michael Sega (Moonface Martin), Marian Montgomery (Reno Sweeney), and James Kenney (Billy Crocker)
dans Anything Goes au Saville Theatre

«Les critiques ont été catastrophiques pour la production et sa star, la chanteuse de jazz Marion Montgomery, et Anything Goes n’a survécu qu’à une quinzaine de représentations. Je me suis retrouvé littéralement dans le noir, à contempler les vastes décombres du Saville Theatre totalement vide. J’ai fermé le spectacle le deuxième samedi et cette nuit-là, Richard Mills - partenaire de production de Bernard Delfont qui dirigeait le Saville Theatre, et sera plus tard directeur chez Delfont Mackintosh du Prince Edward Theatre du Prince of Wales Theatre - est venu me voir dans le bar vide et m’a dit: "Je sais que tu as le cœur brisé, mais je vais te dire une chose. Si tu survis à ça, tu survivra dans notre business. Et, a-t-il rajouté, j’ai dit exactement les mêmes mots, au même endroit, à Bernie Delfont il y a vingt-cinq ans."»

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Cameron Mackinstosh
en 2011

Cameron n’a jamais oublié les leçons d’Anything Goes: «Tout d’abord, peu importe combien de grandes chansons il y a dans une partition, cela ne sert à rien si vous ne présentez pas le bon livret, et dans ce cas-ci, le livret était mortellement daté. Deuxièmement, j’ai appris l’importance de faire correspondre le bon spectacle au bon théâtre. Puis, encore une fois, j’ai perdu 45.000£ de l’argent de la banque et d’autres personnes, ce qui pour 1969 était très important. J’ai fait des centaines d’erreurs, mais j’ai appris ma toute première leçon sur l’importance de la structure du livret dans n’importe quelle comédie musicale, et que je n’ai jamais oublié. Mais cela ne m’a pas découragé en tant que producteur, parce que je continuais à penser que c’était la norme dans le monde des musicals

© «Hey Mr Producer - The musical world of Cameron Mackintosh» -

B.5.9) Premier revival à Broadway (1987)

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«Anything goes» - Broadway 1987

Pour la reprise à Broadway en 1987, John Weidman et Timothy Crouse (le fils de Russel Crouse, l'un des co-auteurs de l'œuvre originale) ont à nouveau retravaillé le livret et réorganisé les numéros musicaux, en utilisant des chansons de Cole Porter d’autres spectacles, une pratique que le compositeur avait souvent pratiquée lui-même. Nous allons y revenir ci-dessous.

Ce revival a été retravaillé pour un orchestre de 16 musiciens jouant sur scène. Cette production a été jouée au Vivian Beaumont Theatre du Lincoln Center, depuis le 19 octobre 1987 et le musical est restée à l’affiche pour 804 représentations.

Il a été mis en scène par Jerry Zaks et chorégraphié par Michael Smuin, avec en vedette Patti LuPone comme Reno Sweeney, Howard McGillin comme Billy, Bill McCutcheon comme Moonface, et Anthony Heald comme Lord Evelyn.

Ce fut un énorme succès public et le musical a en plus été nominé pour dix Tony Awards (dont des nominations pour McGillin, LuPone, McCutcheon et Heald), gagnant le Best Revival of a Musical, Best featured actor (McCutcheon) et Best Choreography.

Parmi de nombreuses nominations, la production a également remporté les Drama Desk Awards for Outstanding Revival of a Musical et Patti LuPone a remporté le Outstanding Actress Award.

Comme nous l'avons vu ci-dessus, la version de 1962 dans l'off-Broadway avait rajouté de nombreuses chansons de Porter au musical (6 sur les 14 du spectacle) tout en changeant profondément l'ordre des chansons dans le livret.

Comme nous l'avons signalé, le revival de 1987 avait un nouveau livret, cette fois par le fils de Russel Crouse, Timothy Crouse, et John Weidman. Ce livret a conservé deux des rajouts de 1962 (It’s De-Lovely et Friendship) et ajouté deux autres chansons de Porter de spectacles qui n’avaient jamais été joués à Broadway: I Want to Row on the Crew, du spectacle «scolaire» Paranoia () présenté par Porter lors de ses études à Yale en 1914 mais aussi Goodbye, Little Dream, Goodbye une chanson écrite par Porter pour la pièce de théâtre O Mistress Mine jouée en 1936 à Londres au St James Theatre. Le revival de 1987 a une nouvelle fois réarrangé l’ordre et le contexte dramatique de plusieurs autres chansons de la version originale de 1934. Enfin, le revival de 1987 a ressuscité trois chansons qui avaient été utilisées lors de différentes phases des try-out et de la création de 1934, mais n'avaient pas été conservées à l'époque: There’s No Cure like Travel, Easy to Love et Buddie, Beware.

Le célébrissime critique du New York Times, Brooks Atkinson, a parlé de la création de 1934 comme d'un«thundering good musical show (...) a rag, tag and bobtail of comic situations and of music sung in the spots when it is most exhilarating.». En résumé, il considère le spectacle comme un «époustouflant spectacle de chant et de danse» sans faire aucune remarque sur la faiblesse livret. Lors de la création d'Anything Goes () en 1934, nous sommes après la première charnière qu'a constitué Show Boat () (1927) dans la mise en évidence de l'importance des livrets structurés. Mais nous sommes encore avant la révolution finale d'Oklahoma! () (1943) qui a intégré étroitement tous les aspects du théâtre musical, avec une intrigue cohérente, des chansons qui approfondissaient l’action de l’histoire, et présentait des ballets oniriques et d’autres danses qui faisaient avancer l’intrigue et développaient les personnages, plutôt que d’utiliser la danse comme excuse pour faire défiler des femmes légèrement vêtues sur la scène.

Aujourd'hui, les auteurs de musicals - comme les metteurs en scène et producteurs - sont tous d'accord pour affirmer que la faiblesse des livrets est la raison principale justifiant le peu de revivals de musicals d'avant Oklahoma! () et Carousel (). Pour cette raison, les revivals de musicals créés avant Oklahoma! () ont été presque toujours été accompagnés par une équipe de «médecins» qui ré-ordonnaient les chansons du musical et introuduisaient souvent des chansons d’autres musicals du même compositeur.

Mais ce n'est pas le seul moteur de changement. Le monde a fortement changé depuis les années '30, particulièrement dans la représentation de certaines ethnicités, des femmes ou des homosexuels. Lorsque l'on reprend aujourd'hui Show Boat (), il est impossible (et pas souhaitable) de conserver une réplique comme: «Les Nègres travaillent tous pendant que les Blancs jouent!» dans Ol’ Man River même si le mot «Nègre», n’était pas prononcé par de simples personnages racistes, non, il était chanté par un chœur d’hommes noirs! Et même si le reste du spectacle parlait de racisme, d’abandon de famille, d’autodestruction par l’alcool, ... des sujets qu’aucun musical n’avait jamais osé aborder. Dans les revivals de l’œuvre, le refrain d’ouverture a été révisé: le mot «Nigger» (Nègre) devient au fil des ans «colored folks» (des gens de couleur), puis «blacks» (les Noirs) pour enfin adopter le terme générique «We» (Nous). Et dans les versions cinématographiques de 1936 et 1952, le refrain a été totalement abandonné. Mais cela a continué à poser de lourdes oppositions (cf la version de 1994 lors des try-out de Toronto ).

En ce qui concerne Anything Goes (), posent surtout problème Ching et Ling, les deux convertis chinois au christianisme par le Révérend Dobson. Dans la scène 6 de l’acte I du livret de 1934, le gangster Moonface désigne les deux convertis au christianisme comme «Chinamen». Au même endroit, dans le revival de 1962, il les désigne comme des Chinois. Dans le revival de 1987, le Révérend Dobson était encore accompagné de deux Chinois, mais leurs noms ont été changés pour devenir plus bibliques: John et Luke. Les nouveaux auteurs ont également pris soin d'en faire des personnages comiques indépendemment de leurs origines, ne basant pas l’humour sur le fait qu’ils sont chinois.

Cette version est devenue la «version officielle» du show. Quoi qu'il en soit, tout le génie de Cole Porter reste rayonnant dans toutes ses versions.

B.5.10) Deuxième revival à Londres (1989)

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Elaine Paige - «Anything goes» - London 1989

Ici encore, une histoire peu banale, pour ce second revival à Londres. Et cette histoire va faire intervenir la 'First Lady' du West End à l'époque: Elaine Paige. 'First Lady'? Oui elle avait joué dans Hair (), Grease () (rôle de Sandy), Billy () (rôle de Rita au Theatre Royal Drury Lane), Evita () (création mondiale du rôle d'Eva Perón), Cats () (création mondiale du rôle de Grizabella), Chess ( (création mondiale du rôle de Florence Vassy)... Beau parcours, non?

Pendant qu'elle jouait Chess (), Elaine Paige a entendu parler du succès de la production de Broadway d'Anything Goes (). Elle a profité d'un voyage à Wahington en 1988 - où elle allait chanter devant le Président Reagan et sa femme Nancy à la Maison Blanche - pour faire un saut à Broadway et assister à une représentation d'Anything Goes (). Elle a terminé KO! Elle s'en souvient encore aujourd'hui: «Ce spectacle contient certaines des meilleures musiques et paroles que quiconque voudrait chanter. En plus de la chanson titre, il y a une série de numéros classiques. Le premier rôle féminin est un vrai cadeau. C''est un rôle comique, chose que je n’avais pas encore abordé de manière «sérieuse». J’ai tout de suite su que je voulais le jouer dans le West End. Mais comment?»

Il est clair que parler de ce musical partout dès son retour à Londres permettrait sans doute de favoriser qu'il y soit produit. Mais elle voulait le premier rôle! Pour s’assurer le premier rôle féminin, Reno Sweeney, Elaine Paige a décidé qu’il était préférable de coproduire la série avec son partenaire de l’époque, le parolier Tim Rice. La production londonienne débute en juillet 1989 au Prince Edward Theatre après l'arrêt de Chess ().

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«Anything goes» - London 1987

La distribution originale mettait également en vedette Howard McGillin dans le rôle de Billy Crocker (qui a été remplacé plus tard dans la série par John Barrowman), Bernard Cribbins dans le rôle de Moonface et Kathryn Evans dans celui d’Erma. Dans d'autres rôles principaux on retrouvait aussi: Ursula Smith, Martin Turner et Ashleigh Sendin. Comme à Broadway, c'est Jerry Zaks qui a mis en scène le spectacle.

Le spectacle va être un grand succès et se jouer jusqu'au 25 août 1990 dans le gigantesque Prince Edward Theatre et ses 1.727 places! Elaine Paige fut nominée aux Laurence Olivier Awards pour Best Actress in a Musical

B.5.11) Evénement d'un soir à Broadway (2002)

Le 1er avril 2002, une représentation – oui, un seul soir – du spectacle a été présentée au Vivian Beaumont Theatre. Patti LuPone a joué Reno Sweeney avec Howard McGillin comme Billy et Boyd Gaines comme Lord Evelyn Oakleigh. LuPone et Gaines joueront plus tard ensemble lors de la reprise de Gypsy () à Broadway en 2008. Le spectacle a été dirigé et chorégraphié par Robert Longbottom avec la supervision musicale de David Chase et des dessins de Tony Walton.

B.5.12) Troisième revival à Londres (2002)

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Elaine Paige - «Anything goes» - London 1989

Le National Theatre a proposé un revival du musical, qui a ouvert le 18 décembre 2002 dans l’Olivier Theatre du National Theatre et a fermé le 22 mars 2003 après 45 représentations (rappellons qu'a .

Mis en scène par Trevor Nunn - directeur du National Theatre à l'époque - il mettait en vedette Sally Ann Triplett (Reno Sweeney), John Barrowman (Billy Crocker), Denis Quilley (Elisha Whitney), Mary Stockley (Hope Harcourt), Simon Day (Lord Evelyn Oakleigh), Martin Marquez (Moonface Martin), Annette McLaughlin (Erma) et Kevin Brewis.

Vu l’énorme succès - la série a été sold-out chaque soir - la production a été transférée dans le West End, au Royal Drury Lane, du 26 septembre 2003 au 28 août 2004. Un CD de cette production a été édité et fait référence.

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«Anything goes» - London 2002
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«Anything goes» - Broadway 2011

B.5.13) Deuxième revival à Broadway (2011)

Une reprise de la version de Broadway de 1987 a ouvert le 7 avril 2011 au Stephen Sondheim Theatre, produit par la Roundabout Theatre Company (previews dès le 10 mars). Cette production a été mise en scène et chorégraphiée par Kathleen Marshall. Ce revival conserve une grande partie des orchestrations de 1987 de Michael Gibson avec quelques ajouts de l’arrangeur Bill Elliott.

Cette version a été généralement très bien reçue par la critique et a reçu un total de neuf nominations aux Tony Awards et dix nominations aux Drama Desk Awards, dont Meilleure actrice dans un musical (Sutton Foster (Reno Sweeney)), Meilleure mise en scène d’un musical et Meilleur revival d’un musical.

La production devait initialement fermer le 31 juillet 2011 et a été prolongée jusqu’au 29 avril 2012, puis une deuxième fois jusqu’au 8 juillet 2012, accumulant 521 représentations et 32 previews. Il s'agit encore une fois d'un «énorme succès» pour le revival d'un musical des années '30.

B.5.14) Quatrième revival à Londres (2021)

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«Anything goes» - London 2021

  Londres (2021)  Dix ans après cette version très réussie à Broadway, Kathleen Marshall va à nouveau mettre en scène et chorégraphier Anything Goes () mais à Londres cette fois, au Barbican Theatre du Barbican Centre. La célèbre actrice américaine, Megan Mullally, fera ses débuts dans le West End en incarnant Reno. Elle sera accompagnée par la star de la scène et de l'écran Robert Lindsay dans le rôle de Moonface Martin, de Felicity Kendal dans le rôle d'Evangeline Harcourt et la légende du West End, Gary Wilmot, dans le rôle d'Elisha Whitney.

 



A) Démodé? Bien sûr que non! On pourrait dire: ultramoderne.

Anything Goes () était un spectacle très peu conventionnel. N'oublions pas que les premiers balbutiements de la forme artistique que l'on appelle aujourd'hui 'musical' dataient d'à peine 30 ans avant Anything Goes (), au début du XXème siècle, lorsque les auteurs avaient consciemment rejeté les histoires parlant des riches - ou de rois et reines - chers aux opérettes. Ils ont choisi de raconter des histoires de gens ordinaires, d’immigrants, de travailleurs de la classe moyenne...

Mais Porter était très différent des autres auteurs de l'époque: né dans un petit village de l’Indiana, héritier d’une énorme fortune, homme gay relativement ouvert, ... Porter ne s’intéressait pas aux immigrants ou aux gens ordinaires. Il avait passé du temps à Paris aux côtés d’Ernest Hemingway, de F. Scott Fitzgerald, de Pablo Picasso et Gertrude Stein.

Porter écrivait lui des chansons sur des personnes cultivées, glamour, riches, sophistiquées et sexuelles. Ses textes débordaient de phrases françaises, de blagues cochonnes, de références à des noms de la haute société, de nouvelles marques, de boîtes de nuit exclusives, de croisières transatlantiques... et adorait dénoncer la relation compliquée des États-Unis avec la moralité.

À la base, Anything Goes () est une exploration comique mais pointue de l’amoralité et de l’ironie morale. Les personnages que nous aimons le plus, nos « héros » (Reno, Moonface, Billy) sont les moins « décents » et le personnage le plus « décent » (Sir Evelyn) est en quelque sorte l'adversaire.

Reno (jouée par Ethel Merman) représente les États-Unis juste après l’abrogation de la prohibition en 1933 (rappelons qu'il a été interdit de fabriquer et de vendre des boissons alcooliques entre 1919 et 1933). Reno passe de la pureté morale - elle a été évangéliste pendant la prohibition - au «péché moral» en devenant chanteuse de boîte de nuit après l’abrogation de la prohibition. Dans sa grande chanson Blow, Gabriel, Blow, Reno voulant cacher ce qu'elle est devenue, fait sournoisement et ironiquement appel à son ancienne vocation pour mettre la foule dans une ambiance chrétienne. Elle y suggère dans la chanson que l’Amérique devrait se «repentir» pour le péché d’avoir abrogé la prohibition mais tout le monde comprend que, pour Reno, ce fut un péché d'avoir promulgué la prohibition. Autre exemple, l’élévation du statut social de Moonface à bord du navire reflète la façon dont les gangsters et les trafiquants de rhum, maintenant riches, sont devenus des membres respectables de la « haute société » après l’abrogation de la prohibition.

Des références religieuses apparaissent tout au long du spectacle, révélant généralement une hypocrisie religieuse ou morale. Reno est un ancien évangéliste, aujourd’hui chanteur de boîte de nuit. ses choristes sont appelés ses «anges déchus»; il y a un évêque qui se fait arrêter, laissant ses deux convertis chrétiens se débrouiller seuls; Moonface devient le révérend Dr. Moon; Public Enemy Number One est une parodie d’un hymne, vénérant la célébrité plutôt que Dieu; Blow, Gabriel, Blow est essentiellement une réunion de réveil qui ressemble à un acte sexuel, avec des confessions bidons et de la repentance. Et au début du spectacle, Reno fusionne de manière comique ses deux visages lorsqu’elle dit à M. Whitney, qui boit beaucoup: «Venez, menons-les à côté des eaux distillées

En fin de compte, Hope (et tout Anything Goes ()) choisit l’amour et l’émotion authentique plutôt que l’argent, la position et l’obligation. L’Amérique n’est pas totalement perdue, affirment les créateurs du spectacle. Les mésaventures amoureuses de Sir Evelyn Oakleigh par Hope sont un écho de la marginalisation de l’Europe par l’Amérique après la Première Guerre mondiale. L’Amérique était maintenant la superpuissance et nous n’avait plus besoin de l’Europe. La mère de Hope Harcourt pense qu’ils ont besoin de Sir Evelyn Oakleigh (sans doute que la fortune des Harcourt a été décimée par le crash de '29), mais Hope n’est pas d’accord. En fait, dans la production originale, Sir Evelyn Oakleigh n’a même pas eu sa propre chanson, même s’il était un second rôle. Hope et la spectacle – et finalement Sir Evelyn Oakleigh – rejettent la Grande-Bretagne en faveur de l’Amérique.

L’intrigue du spectacle tourne autour d’une histoire d’amour si étrange – Reno aime Billy, qui aime Hope, mais Reno se retrouve avec Sir Evelyn Oakleigh le fiancé de Hope, un personnage explicitement hétérosexuel qui est codé de manière subliminale comme gay (il a un nom de femme et dit au gangster Moonface qu’il a des «pantalons moulants sexy» pour lui). Ce n’est pas l’intrigue habituelle d’un musical, surtout en 1934. Sir Evelyn Oakleigh est-il une doublure ironique de Cole Porter, gay mais marié? Le compagnon subliminalement gay était un incontournable des films d’Astaire-Rogers, bien qu’ici le personnage ait été considérablement étoffé, et qu'il ait une femme à la fin. Mais la chanson coupée de Reno, Kate the Great, suggère-t-elle qu’il s’agira d’un «mariage ouvert», comme celui de Porter... ?

Beaucoup de paroles de Cole Porter sont incroyablement modernes aujourd'hui. Les chansons de Anything Goes () font référence aux dernières nouvelles, aux ragots, à la culture pop et aux apparitions de célébrités en 1934, mais d’une manière qui est totalement organique pour les personnages et l’histoire. Reno Sweeney et Billy Crocker font des blagues sur des faits d'actualité de leur époque. Dans l’original de Anything Goes (), plusieurs des paroles étaient pleines de références à des gens et des choses qui étaient populaires en 1934. Aujourd’hui, près d’un siècle plus tard, nous pass ons à côté d'une partie de cette satire sociale, parce que tant de références nous sont totalement inconnues. Les revivals du spectacle ont donc beaucoup modifié les paroles de You’re the Top et Anything Goes, en particulier, craignant que le public contemporain ne puisse pas saisir toutes les références originales et se sente «largué».

Ce spectacle capture brillamment certaines des impulsions culturelles les plus folles de l’Amérique, dont la plupart sont très peu différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient en 1934. Anything Goes () ne racontait pas vraiment une histoire d’amour, mais bien l’histoire de l’Amérique qui se débattait maladroitement avec les énormes changements sociaux et technologiques qui transformaient cette nation d’une culture rurale à une culture urbaine, et par conséquent plus diversifiée et socialement libérale; et d’une culture de statut social à une culture basée sur le statut économique.

On peut affirmer que le mariage de Reno avec Sir Evelyn Oakleigh est une métaphore claire de la façon dont, pour la première fois dans les années '20 et '30, les Américains ont systématiquement combiné "basse culture" et "haute culture." Aujourd’hui, certains conservateurs effrayés par notre monde moderne actuel aspirent à retourner vers un monde mythique des années '50 qui était plus blanc, plus chrétien et moins compliqué. D'une manière similaire, une partie des américains des années '30 craignaient aussi les changements culturels massifs qui refaçonnaient leur pays. Ce spectacle, son titre et sa chanson-titre parlent précisément de cela.

Chaque version du spectacle commence la chanson titre Anything Goes de la même manière:

INTRO

Times have changed,
And we've often rewound the clock,
Since the Puritans got a shock,
When they landed on Plymouth Rock.
If today,
Any shock they should try to stem,
'Stead of landing on Plymouth Rock,
Plymouth Rock would land on them.
Les temps ont changé,
Et nous avons souvent réinitialisé l’horloge,
Depuis que les puritains ont eu un choc,
Quand ils ont atterri à Plymouth Rock.
Si c'était aujourd’hui,
Le choc qu’ils devraient essayer de contenir,
Au lieu d'atteir à Plymouth Rock,
C'est Plymouth Rock qui aurait atteri sur eux.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Plymouth Rock

Plymouth Rock est le lieu supposé du Massachusetts (nord-est des États-Unis) où, le 21 novembre 1620, William Bradford et les pèlerins du Mayflower accostèrent pour fonder la colonie de Plymouth.

Une fois encore, Cole Porter joue sur les mots et particulièrement sur le mot «plane». Il compare le choc des pélerins du XVIIème siècle quand ils ont débarqué à Plymouth Rock, découvrant le Nouveau Monde, par rapport à celui si ces mêmes pèlerins du 17ème siècle découvraient la vie nocturne extravagante de 1934 à New York.
 

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Années '20
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Années '30

En 1934, la société américaine est en pleine mutation. Les temps changent et quand ils changent, certains craignent ce changement et réagissent en essayant de retourner à une époque antérieure ("we've often rewound the clock"), une époque perçue comme plus innocente, plus fidèle à la foi, plus morale. Pour certains des conservateurs d’aujourd’hui, la période de 30 ans qui a commecé à la fin des années '60' jusqu' aux années '90 les ont tellement effrayés qu’ils ont depuis essayé de faire revenir l’Amérique aux années '50 (par ex. Bush et Trump). La même chose s’est produite dans les années '20 et '30.


Il est révélateur que Porter invoque les puritains du Mayflower - le symbole de l’ultra-conservatisme social - pour qualifier l'époque. Il est clair que ces puritains n’auraient probablement pas été de grands fans des bars clandestins ou des Ziegfeld Follies...

Au début du premier couplet de la chanson, cette comparaison entre deux époques est installée. Mais Porter place tout cela dans un «Il était une fois». L’Amérique était vraiment morale il y a si longtemps que les jours ne sont pas seulement «vieux», mais appartiennent aux «temps anciens». L’utilisation du mot anglais archaïque "olden" [temps anciens - Porter avait utilisé à l’origine le mot "former" qui n'est pas archaïque) et que le simple «aperçu d'un bas » soit choquant, colore l’ensemble d'une couche d’ironie intelligente. Qui voudrait vivre à l'«ancien temps» ...?

COUPLET 1

In olden days a glimpse of stocking
Was looked on as something shocking,
But now, God knows,
Anything Goes.
Dans les temps anciens, l'aperçu d'un bas
Était considéré comme quelque chose de choquant,
Mais maintenant, Dieu sait,
Tout est permis.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

La pudeur des femmes a toujours posé question. Et en pose toujours aujourd'hui. D'autant plus à une époque, les années '30, où les jupes deviennent plus courtes, les bras souvent dénudés et les robes plus moulantes. Les modes androgynes des années '20 travestissant les corps et aplatissant les poitrines, avaient disparu. Il faut avouer que, tout au long de l’histoire, il y a toujours eu cette étrange envie de cacher le corps des femmes par peur que les hommes ne puissent pas contrôler leurs pulsions sexuelles. Ce n’est qu'aujourd'hui que nous affirmons qu'il appartient aux hommes de se contrôler. Ce n'est pas l'apparition d'un bas qui peut être choquant mais plutôt la réaction des hommes à ce bas...

Alors, bien sûr, depuis mai 1968, une expression comme «Anything goes!» - «Tout est permis!» - est devenue banale, trop ancré dans nos cultures américaine et européenne. Mais pensez à l'époque à l'impact de cette phrase - tout est permis, tout va bien, il n’y a plus de règles, de normes, de contraintes.

COUPLET 1 (suite)

Good authors too,
who once knew better words,
Now only use four letter words
Writing prose,
Anything Goes.
De bons auteurs aussi,
qui connaissaient autrefois des mots meilleurs,
aujourd'hui n’utilisent que des mots de quatre lettres
Écrivant en prose,
Tout est permis.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

De quoi parlait ici Cole Porter?

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Ulysses, le chef-d’œuvre de 1922 de James Joyce, a été interdit en Angleterre et aux États-Unis. Le roman relate les pérégrinations en 1904 de Leopold Bloom (Ulysse) et Stephen Dedalus (Télémaque) à travers la ville de Dublin lors d'une journée ordinaire. Dans la banalité du quotidien de ces deux hommes, Joyce explore le monologue intérieur où les sujets vont de la mort à la vie, en passant par le sexe, l'art, la religion ou encore la situation de l'Irlande. Enfin, en 1933 (un an avant l’ouverture de Anything Goes ()), le cas d’Ulysses est rouvert et la Cour Suprême décide que le livre ne peut être interdit ou censuré parce qu’il n’est pas "pornographique".

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Le roman de D.H. Lawrence, Lady Chatterly’s Lover, paru en 1928, sur une femme aristocratique qui a une liaison sexuelle avec son jardinier, est également interdit pour sa discussion franche sur le sexe - et de l’importance de l’orgasme - et son utilisation fréquente des mots fuck [baiser] et cunt [chatte].

Un sénateur américain s’est exclamé: «Je n’ai pas pris plus de dix minutes pour Lady Chatterley’s Lover, je n’ai que parcouru ses premières pages. C’est une vraie malédiction! Il est écrit par un homme avec un esprit malade et une âme si noire qu’elle obscurcirait même les ténèbres de l’enfer!»

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Le roman de 1933 d’Erskine Caldwell, God’s Little Acre, parle d’une famille agricole dysfonctionnelle en Géorgie obsédée par le sexe et la richesse.

Les thèmes sexuels du roman étaient si controversés que la New York Society for the Suppression of Vice a demandé à un tribunal de l’état de New York de le censurer. Mais cette fois, ils ne vont pas y arriver.

Cette fois, plus de 60 importantes personnalités littéraires de l'époque ont pris le risque d'ouvertement soutenir le livre, faisant pression sur le tribunal de première instance de l’État de New York, qui a statué en faveur des droits de Caldwell à la liberté d’expression. Une rare victoire à cette époque...

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En 1934, le roman semi-autobiographique de Henry Miller sur ses escapades sexuelles à Paris, Tropic of Cancer, avec son utilisation fréquente du mot cunt [chatte]. Il a été publié pour la première fois en 1934 à Paris, mais cette édition a été interdite aux États-Unis. Il faudra attendre près de 30 ans pour puvoir l'y lire. Sa publication en 1961 aux États-Unis a conduit à des procès pour obscénité qui ont mis à l’épreuve les lois américaines sur la pornographie au début des années '60. En 1964, la Cour Suprême des États-Unis a déclaré que le livre n’était pas obscène. Pourtant, un des juges de la Cour Suprême de Pennsylvanie, Michael Musmanno, a écrit que «Tropic of Cancer n’est pas un livre. C’est un cloaque, un égout à ciel ouvert, une fosse de putréfaction, une collecte de tout ce qui pourrit dans les débris de la dépravation humaine.»

Porter ne plaisantait pas à propos des mots de quatre lettres. L'expression anglophone «four-letter word» sert de forme polie pour des mots souvent considérés comme profanes ou offensants. Cette appellation provient de la constatation que de nombreux termes populaires ou d’argot liés à l’activité sexuelle, aux organes génitaux, aux fonctions excrétrices, aux blasphèmes et aux termes liés à l’enfer ou à la damnation sont des monosyllabes de quatre caractères.

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Sex is not a four letter word
Ce slogan est utilisé pour dire que le "sex" n'est pas un mot à 4 lettres et qu'il n'est donc pas obscène...

En voici quelques-uns: cunt [chatte], fuck [baiser], shit [merde], slut [salope], twat [chatte], tits [seins], cock [bite], dick [bite], knob [queue], muff [chatte], puss [minou], butt [cul], dump [chier], heck [zut], poop [caca], slag [traînée], slut [salope], turd [crotte], arse [cul], damn [merde], crap [de la merde], piss [pisse], wank [branlette], ... . L'utimlisation de ces mots par les auteurs fut vraiment un changement radical dans la littérature populaire anglophone. Une fois encore, Porter en parlant simplement «four letter words», il en dit tellement au public qui écoute. Et il parle de ce monde qui change. Verse: couplet

La chanson Anything Goes a une intro, quatre couplets et trois ponts (passage musical qui relie deux sections d'une chanson). Le premier pont liste des exemples d’actes «immoraux» qui conduisent, dans le second pont, à un chaos moral général, qui conduit, dans le troisième pont, à la folie auquel ce chaos nous mène tous. C’est un coup ironique à tous les experts de l’époque qui mettent en garde contre les dangers de la Modernité.

Le premier pont de la chanson énumère un tas de choses moralement louches que "tu" (si intéressant de mettre ça à la deuxième personne) pourrais apprécier si tu vis une vie rapide, des choses qui ne seront plus hors limites dans notre culture sens dessus dessous...

PONT 1

If driving fast cars you like,
If low bars you like,
If old hymns you like,
If bare limbs you like,
If Mae West you like
Or me undressed you like,
Why, nobody will oppose.

When every night,
The set that's smart is
Intruding
In nudist parties
In studios,
Anything Goes.
Si vous aimez conduire des voitures rapides,
Si vous aimez les bar bas,
Si vous aimez les vieux hymnes,
Si vous aimez les membres nus,
Si vous aimez Mae West
Ou moi, vous déshabillez comme,
Pourquoi, personne ne s’opposera.

Quand chaque nuit,
Le groupe qui est intelligent
est intrusif
Dans les soirées nudistes
Dans les studios,
Tout est permis.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Avant de nous attacher au contenu, regardons le métier de Porter. Le première partie du pont a sept lignes et cinq d’entre elles commencent par "If", et six d’entre elles se terminent par "you like" - et avant les "you like" on a un système de rimes AABBCC. Cela montre la précision d'une écriture vraiment habile.

En termes de contenu, une grande partie du pont fait référence à des événements de l'époque de la création de Anything Goes (). En 1930, douze États américains n’avaient toujours pas de limite de vitesse dans leur législation... C’était un Far West automobile.

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Les "low bars" (c’est-à-dire les bars clandestins) de la prohibition disparaissaient au moment où Anything Goes () a ouvert, un an après l’abrogation de la prohibition. Cette référence est un jeu de mots sur les deux sens du mot "low". Le mot signifie "peu recommandable" - d'où la notion de bar clandestin - mais aussi littéralement bas en hauteur. Avant la prohibition, les bars des bars avaient une hauteur entre 1,15m et 1,20m. Mais pendant et après la prohibition, le nombre de femmes buvant était tel que les bars furrent abaissé à des hauteurs avoisinnant 1m.

La référence aux "old hymns" (vieux hymnes) est une fois de plus un clin d'œil: on ne parle pas de grands hymnes mais plutôt de chansons à boire chantées dans les bars et qui sont devenus des airs ultra-populaires. Pourquoi aimer les vieux hymnes serait-il subversif comme le reste des points de cette liste? Parce qu'aimer ces "vieux hymnes" implique d'aimer boire dans les tavernes...

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Mae West
Contrairement à la plupart des stars de l’ancien Hollywood, Mae West avait beaucoup de contrôle sur son image - et exigeait d’être payée équitablement pour son travail.

Bien sûr, les "bare limbs" (bras ou jambes nus) étaient encore assez nouveaux dans la mode féminine et toujours considérés comme choquants par certains. Le sex-symbol Mae West était encore une nouvelle star du cinéma en 1934, mais elle avait déjà écrit des pièces et en avait joué de nombreuses. En 1926, elle avait écrit une pièce, Sex dans laquelle elle jouait. West et toute la distribution ont été arrêtées pour outrage aux bonnes mœurs. West a été condamné à dix jours et a purgé huit jours avec deux jours de repos pour «bonne conduite». Après l’établissement du Motion Picture Production Code (ou Hays Code) en 1933, West a simplement perfectionné le double-sens dans nombreux textes ou déclarations...

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Le nudisme/naturisme s’est répandu dans toute l’Europe dans les années '20 et a atteint l’Amérique dans les années '30, grâce en partie au livre Nudism in Modern Life (1931) de Maurice Parmelee, sociologue, théoricien politique et critique social libéral.

Aussi, "The set that's smart is" fait référence à l’expression "The Smart Set", signifiant l’élite culturelle, généralement à la mode et riche. C’était aussi le titre d’une revue littéraire qui a paru de 1900 à 1930.
 

Le second pont de la chanson est plus général que le premier, plus un catalogue des retombées. Ici, le monde est juste bousillé, à l’envers, désorienté...

PONT 2

The world has gone mad today
And good's bad today,
And black's white today,
And day's night today,
And that gent today
You gave a cent today
Once had several chateaus.

When folks who still can ride in jitneys
Find out Vanderbilts and Whitneys
Lack baby clo'es,
Anything goes.
Le monde est devenu fou aujourd’hui
Et le bien est mauvais aujourd’hui,
Et le noir est blanc aujourd’hui,
Et le jour est la nuit aujourd’hui,
Et ce monsieur aujourd’hui
A qui vous avez donné un cent aujourd’hui
Autrefois, avait plusieurs châteaux.

Quand les gens qui peuvent encore rouler en Jitney
Découvrent que les Vanderbilts et Whitneys
Manquent de vêtements pour les bébés,
Tout est permis.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Aucun revival n’a utilisé ces quatre dernières lignes parce que personne ne les comprendrait aujourd’hui. Les «Jitneys» étaient des taxis indépendants ou de petits autobus. L'ironie est d'imaginer que les gens de la classe moyenne qui peuvent encore se permettre de prendre un taxi, au beau milieu de la dépression, seraient choqués d’apprendre que certains des Américains les plus riches (dans ce cas, les familles Vanderbilt et Whitney) avait presque tout perdu.

Les «baby clo'es» (vêtements de bébé) pourraient faire référence à Gloria Vanderbilt, qui était une enfant à l’époque. Les Whitney ont fait faillite en raison de la corruption.

Le troisième pont de Anything Goes () revient à la deuxième personne - "tu" - reconnaissant que tout le monde a l’impression que le monde est devenu fou et que cela rend tout le monde fou. Un peu comme aujourd'hui. Et on peut remarquer cette critique très précoce des médias traditionnels...

PONT 3

Just think of those shocks you've got
And those knocks you've got
And those blues you've got
From the news you've got,
And those pains you've got
(If any brains you've got)
From those little radios.
Pensez seulement à ces chocs que vous recevez
et ces coups que vous recevez
et ces bleus que vous recevez
par ces nouvelles que vous recevez,
et ces douleurs que vous ressentez
(si vous avez le moindre cerveau)
de ces petites radios.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

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Ecouter la readio dans les années '30'

Pour la radio, les années '30 ont été une époque d’or. Au début de la décennie, 12 millions de ménages américains possédaient une radio et en 1939 ce nombre avait plus que doublé. Mais pourquoi ce télégramme parlant était-il si populaire? Les radios améliorées par les technologies modernes sont devenues plus petites et moins chères [d’où les "petites" radios]. Ils sont devenus le meuble central du salon d’une famille moyenne, avec parents et enfants qui se pressent pour écouter leur émission préférée.

Les émissions d'information ont influencé la façon dont le public a vécu les affaires courantes. Lorsque le dirigeable Hindenburg a explosé en 1937, le reporter Herb Morrison était sur les lieux et a pu faire des interviews sur le vif qui ont été diffusées le lendemain. Mais surtout la radio a fourni un moyen de communiquer comme jamais auparavant. Les conversations au coin du feu de Franklin Roosevelt ont aidé la population à se sentir plus proche que jamais de leur président.

Il y a encore une autre section du pont 3 qui n'a pas été utilisé lors de la création en 1934, mais a été restauré pour le revival de 1987:

PONT 3 (suite)
Non utilsé en 1934 - Utilisé pour le revival en 1987

If saying your pray'rs you like,
If green pears you like,
If old chairs you like,
If backstairs you like,
If love affairs you like
With young bears you like,
Why nobody will oppose.
Si tu aimes prier,
Si tu aimes les poires vertes,
Si tu aimes les vieilles chaises,
Si tu aimes les escaliers arrières,
Si tu aimes les amours
Si tu les aimes avec des jeunes ours,
Voilà pourquoi personne ne s’y opposera.

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Nous savons que Porter aimait plaisanter en code...

  • If saying your pray'rs you like = bonnes filles
  • If green pears you like = jeunes filles
  • Virgins If old chairs you like = femmes plus âgées
  • If backstairs you like = prostituées
  • If love affairs you like
  • With young bears you like = jeunes hommes
  • Why nobody will oppose

En d’autres termes, l'amour libre. Cette liberté a un certain sens pour Porter, tant dans son écriture que dans sa biographie. Mais c'était «trop libre» pour 1934 et elle a été supprimée. Elle ne reservira que 53 ans plus tard dans le premier revival à Broadway en 1987.

Voilà en ce qui concerne les ponts. Mais la situation est pire pour les couplets... La plupart des paroles originales (1934) des couplets - en dehors du premier dont nous avons parlé - ne feraient qu’étonner le public d’aujourd’hui, manquant totalement de références. Voici les couplets 2, 3 et 4 qui entourent les ponts 2 et 3, dont nous avons déjà parlé...

COUPLET 2

When Missus Ned McLean (God bless her)
Can get Russian reds to "yes" her
Then I suppose
Anything goes

When Rockefeller still can hoard
Enough money to let Max Gordon
Produce his shows
Anything goes
Quand la bourgeoise Ned McLean (Dieu la bénisse)
Peut obtenir que les rouges russes lui disent "oui"
Alors je suppose que
Tout est permis

Quand Rockefeller peut encore amasser
Assez d’argent pour laisser Max Gordon
Produire ses spectacles
Tout est permis

(Pont 2 - Voir commentaires ci-dessus)


COUPLET 3

When Sam Goldwyn can with great conviction
Instruct Anna Sten in diction
Then Anna shows
Anything goes

When you hear that Lady Mendl standing up
Now does a handspring landing up-
On her toes
Anything goes
Quand Sam Goldwyn peut avec une grande conviction
Instruire Anna Sten en diction
Alors Anna montre que
Tout est permis

Quand vous entendez que Lady Mendl se lève
Maintenant, elle fait une pirouette
Sur ses orteils
Tout est permis

(Pont 3 - Voir commentaires ci-dessus)


COUPLET 4

So Missus R., with all her trimmings
Can broadcast a bed from Simmons
Cause Franklin knows
Anything goes
Donc, Madame R., avec tous ses accessoires
Peut diffuser un lit de Simmons
Parce que Franklin sait
Tout est permis

«Anything Goes» - «Anything Goes» - Cole Porter

 

Incompréhensible aujourd'hui? Oui, en tous cas par le grand public.

Qui connait encore Mme. Ned McLean? Elle était une mondaine, célèbre propriétaire du diamant Hope, traditionnellement considéré comme porteur d’une malédiction - elle le portait ostensiblement en permanence. Elle s'était mariée avec Edward “Ned” Beale McLean en 1908, héritier du Washington Post et du Cincinnati Enquirer. McLean et son mari ont fait un voyage très médiatisé et controversé en Russie, peu après la révolution d’octobre 1917. La raison en était simple: George Bakhmeteff, avait été ambassadeur de la Russie tsariste à Washington de 1911 à 1917, période durant laquelle il s'était marié avec Mary Beale, la sœur du père de Ned. McLean et son mari sont donc partis dans la Russie révolutionnaire pour obtenir que leur oncle reste ambassadeur aux États-Unis et donc que Mary Beale ne doive partir habiter en URSS!!!. Un diplomate américain, William Bullitt, a dû convaincre McLean de ne pas exhiber le diamant Hope dans les rues de Moscou comme symbole de la supériorité du capitalisme. Cela explique la réplique: «Can get Russian reds to "yes" her». Personne ne peut comprendre cela aujourd'hui.

Qui se souvient encore que pendant la crise de '29, certaines familles sont restées très riches car elles n'avaient pas participé à la spéculation boursière? Les Rockfeller en font partie. En 1931, ils financent à New York la construction d'un complexe de 14 bâtiments - le Rockefeller Center - composé de nombreux commerces et le Radio City Music Hall (salle de spectacle de près de 6.000 places). Au cours des huit prochaines années, l’énorme projet créera des emplois pour 75.000 travailleurs, fondamental en temps de crise. Mais les Rockfeller ont aussi soutenu la production de nombreux spectacles dont ceux du principal producteur de Broadway de l'époque: Max Gordon.

Qui se souvient de la comédienne Anna Sten? Cette femme russe, née à Kiev en 1908, suite à la faillite de son père, maître de ballet, travaille comme serveuse, jusqu'à ce que le célèbre Constantin Stanislavski la découvre à l'âge de 15 ans et organise pour elle une audition à l'Académie de Moscou. Elle commencera sa carrière en Russie, au théâtre avec Stanislavski (jouant Ibsen, Pirandello, Maeterlinck, Wedekind) puis au cinéma. Elle se lancera ensuite dans une carrière européenne. En 1933 - soit un an avant Anything Goes, le producteur Samuel Goldwyn, à la recherche d'une nouvelle star européenne, la prend sous contrat pour concurrencer les deux principales actrices européennes exilées à Hollywood à cette époque, Marlène Dietrich et Greta Garbo. Il faut lui apprendre à bien parler anglais, d'où la problématique de diction reprise dans la chanson... Le premier film américain d'Anna Sten, Nana, est sorti en 1934. On est donc en pleine actualité...

Il parle ensuite de Lady Mendl, une architecte d’intérieur et une auteure très en vue, née en 1859. En 1926, le New York Times décrivit de Wolfe comme «l’une des femmes les plus connues de la vie sociale new-yorkaise», et en 1935 comme «éminente dans la société parisienne». Ses exercices matinaux étaient célèbres. Son régime quotidien à l’âge de 70 ans comprenait le yoga, se tenir sur la tête et marcher sur ses mains. «J’ai une routine d’exercice régulière fondée sur la méthode Yogi. Je me tiens sur la tête et je peux faire tourner les roues de la charrette. Ou je marche à l’envers sur mes mains.» C'est cette facette de sa vie qui a été immortalisée dans la chanson Anything Goes.

Enfin, par Missus R., il faut entendre Mrs Roosevelt, la femme du président américain Franklin Delano Roosevelt (président de 1933 à 1945). Ici encore, on est en pleine actualité. Eleanor Roosevelt a toujours été une femme engagée (féministe, favorable au rétablissement des relations diplomatiques avec l'Union soviétique, ... ) et, une fois son mari élu président, de peur de ne plus être utile, elle a proposé à son mari de travailler volontairement comme assistante administrative. En juillet 1934, elle démarre son propre programme de radio, le «Simmons Program» où elle parle notamment de l’éducation des enfants, laissant apparaître ses idées engagées. C’est la première fois dans l’histoire du pays qu'une Première dame s’intéresse aux conditions de vie des plus démunis, des défavorisés et des exclus. D’ailleurs, Eleanor Roosevelt destine les cachets de ses conférences au secours des familles sans travail; elle ouvre un club pour les femmes abandonnées ou dont le mari est alcoolique. L'émission du 4 septembre 1934, par exemple, a pour thème: «Quand une femme sera-t-elle présidente des États-Unis?». Et comme c'est porter qui fait ces paroles, il glisse évidemment un jeu de mot sur le nom de «Simmons» car en 1927, Eleonor Roosevelt, avait fait une publicité pour les matelas «Simmons».

Cette longue digression montre deux choses:

  1. qu'il s'agit bien d'une pièce qui parle d'une actualité, celle d'un monde en pleine bascule entre deux époques; des barrières se sont effondrées et «tout est maintenant permis»
  2. que les personnes que Porter a choisi de mettre dans sa chanson sont des anticonformistes qui ont décidé de briser les barrières de l'ancien monde

Quand Anything Goes a été créé en 1934, ce fut un succès parce qu’à ce moment, les Américains étaient aux prises avec des changements sociétaux massifs et déstabilisants. Pour beaucoup d’Américains, c’était comme si toutes les règles avaient été brisées, que tout était permis. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la même chose, en pleine ère numérique où l'intelligence artificielle avance à grands pas. Nous sommes aussi à une époque où la nature même de la vérité est mise en débat: les fake news peuvent aller jusqu'à changer le résultat d'élections. La vie d’aujourd’hui est aussi folle qu’elle l’était dans l’Amérique de Reno Sweeney, peut-être plus folle. Aujourd’hui, toutes ces références ne servent qu’à des métaphores, mais elles sont encore assez puissantes.

Chaque élément de cette histoire est le témoignage de cette idée, que tout est permis. Tous les couples sont mal appareillés depuis le début, le pasteur se fait arrêter et le gangster part en croisière, les passagers déifient un faux meurtrier, le vrai gangster est nerveux comme un chat, la faussement pieuse serveuse de bar clandestin tombe amoureuse de l’anglais ringard... Tout est ouvert. Aucune règle ne s’applique. Nous sommes dans les bois de Shakespeare. On peut faire n’importe quoi! Tout est permis. Anything goes...