B.5.1) La création à Broadway en 1934

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«Anything goes» - Broadway 1934

Le musical Anything Goes () de Cole Porter a été le plus gros succès de la saison 34-35 de Broadway. Ce musical connaîtra trois reprises majeures à Broadway, cinq versions londoniennes, deux versions cinématographiques et une adaptation télévisée. Et la partition de Porter comportait cinq standards: I Get a Kick Out of You, All through the Night, You’re the Top, Blow, Gabriel, Blow et la chanson-titre, Anything goes. Il s’agit du musical des années ’30 le plus joué à notre époque.

Avec la Grande Dépression en cours, il n’a fallu que trois flops (dont Pardon My English () des frères Gershwin) pour conduire le producteur Vinton Freedley à la faillite. Il a passé plusieurs mois caché dans le Pacifique Sud, sur un yacht qui lui avait été prêté, essayant d’imaginer un projet de spectacle qui pourrait le sauver financièrement. Il a eu l’idée de l’histoire d’un paquebot qui coulait et qui laissait ses passagers et son équipage sur une île déserte. Il a imaginé qu’avec un casting de stars et des chansons des Gershwins, ce serait facile de trouver des soutiens financiers.

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Ethel Merman - «Anything goes» - Broadway 1934

Freedley revint discrètement à New York. Se déplaçant en fauteuil roulant avec une infirmière – pour échapper à ses créanciers – il a contacté et convaincu les vedettes de Of thee I sing (), William Gaxton et Victor Moore, ainsi qu’Ethel Merman, assurant à chacun d’eux qu’il serait la vedette du nouveau spectacle. Ces vétérans du showbiz ont vite réalisé ce que Freedley faisait, mais les temps étant ce qu’ils étaient, ils étaient contents d’avoir un emploi.

Comme les Gershwins étaient occupés à écrire Porgy and Bess (), Freedley (sans fauteuil roulant cette fois) imagina de confier la création du spectacle à Cole Porter. Freedley embarqua pour l’Europe et retrouva Cole Porter en train de ramer, dans une barque le long du Rhin, pendant que son yacht le suivait. Le compositeur fut immédiatement enthousiaste. Freedley engagea alors les librettistes Guy Bolton et P.G. Wodehouse pour compléter l’équipe créative. Mais rien n’était simple: Bolton était en Angleterre, Wodehouse en France, et les questions fiscales empêchaient l’un ou l’autre de voyager. Ils ont collaboré par la poste et par téléphone interurbain! Il y a plus simple… Quoi qu’il en soit, avec cette étourdissante palette de talents, Freedley a bientôt trouvé des bailleurs de fonds pour financer le spectacle et «Bon Voyage» allait entrer en répétitions.

Le livret traitait d’un groupe de passagers échoués sur une île déserte après le naufrage de leur navire. Mais quand il a été finalisé, et que Freedley a eu le temps de s’y intéresser vraiment, il a constaté que le livret était nul. Avec Bolton et Wodehouse coincés en Europe, il était impossible de faire une adaptation aussi rapide. Il fallait donc faire intervenir d’autres auteurs mais comment Freedley pourrait-il changer complètement le livret sans détruire la réputation des deux librettistes? Un drame va lui offrir une sortie de secours. Le 8 septembre 1934, le paquebot Morro Castle prend feu au large des côtes du New Jersey, tuant 137 personnes. Très clairement, proposer un musical léger parlant d’un naufrage était devenu une très mauvaise idée. Une réécriture s’imposait. La réputation de Bolton et Wodehouse ne serait pas entachée par cette réécriture qui s’imposait maintenant pour des raisons extérieures.

Freedley se tourna d’abord vers son metteur en scène, Howard Lindsay, qui lui expliqua immédiatement qu’il ne pouvait à la fois mettre en scène et réécrire le livret, vu les délais avant la première. Il lui fallait au moins un collaborateur pour l’aider dans la tâche de réécriture. L’amie de Cole Porter, l’artiste Neysa McMein, rêva que l’homme qu’ils cherchaient était l’écrivain Russell Crouse. Mais, nous étions en septembre, et n’importe quel New-Yorkais qui le pouvait fuyait à cette époque de l’année la fournaise de la ville pour aller se réfugier dans des endroits plus frais. Ils n’arrivèrent pas à contacter Russell Crouse.

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Howard Lindsay & Russell Crouse
© Bernard Hoffman - LIFE - 1946

La légende dit que, un jour, pour s’aérer, Freedley et Lindsay se penchèrent par les fenêtres du bureau au-dessus de l'Alvin Theatre. De l’autre côté de la West 52nd Street, ils ont vu quelqu’un se pencher par la fenêtre qui s’est avéré être Crouse.

Les répétitions reprirent pour le musical rebaptisé Anything Goes () (1934, 420 représentations) avec le duo Lindsay et Crouse écrivant les dialogues au jour le jour sur place. Ethel Merman notait en sténographie les nouvelles répliques et les tapait à la machine chaque soir. Selon la légende, lors de la dernière répétition générale à Boston, Lindsay et Crouse ont émergé des toilettes des hommes avec un dialogue écrit sur des feuilles de papier toilette.

C’est pour cette raison qu’il y a quatre librettistes mentionnés pour ce musical: Bolton, Wodehouse, Lindsay et Crouse. Anything Goes () a été la première des collaborations de Lindsay et Crouse.

Ils écriront les livrets de 6 musicals, dont trois autres pour Ethel Merman:

  • Red, Hot and Blue () (1936)
  • Call Me Madam () (1950)
  • Happy Hunting () (1956)

Leurs autres musicals seront:

  • Hooray for What! () (1937)
  • The Sound of Music () (1959)
  • Mr. President () (1962)

Ils ont aussi écrit de très nombreuses pièces de théâtre, dont Life with Father () (1939) qui tint l’affiche 3.224 représentations et est encore aujourd’hui la plus longue série pour une pièce de théâtre à Broadway. Citons aussi State of the Union (1945), qui a remporté le Prix Pulitzer.

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«Anything goes» - Broadway 1934

L’histoire révisée de Anything Goes () se déroulait maintenant à bord d’un luxueux paquebot océanique avec un équipage hétéroclite et multiracial:

  • Reno Sweeney (Ethel Merman) est une ancienne évangéliste devenue chanteuse de boîte de nuit avec sa troupe de filles, les Reno’s Angels; amie de longue date de Billy
  • Billy Crocker (William Gaxton), un courtier de Wall Street, passager clandestin du paquebot pour suivre son amour: Hope
  • Hope Harcourt (Bettina Hall) une jeune première de la Haute Société;
  • Moonface Martin (Victor Moore) un gangster en cavale se camouflant sous l’identité d’un pasteur nommé Révérend Docteur Moon. Moonface est l’ennemi public numéro 13 sur la liste des plus recherchés du FBI, et son rêve est de devenir le Top 12.

Lorsque les passagers découvrent qu’il y a un célèbre gangster à bord, ils sont éblouis et chantent un hymne à sa gloire (Public Enemy Number One). Tout finit bien pour Reno et Billy: elle se lie avec le riche Sir Evelyn Oakleigh (Leslie Barrie) et proclame qu’elle «sera finalement une dame», et lui séduit Hope. Par contre, Moonface est plutôt désespéré: non seulement il n’a pas réussi à se hisser au Top 12, mais il découvre avec désespoir que le FBI le considère comme «entièrement inoffensif» et qu’ils l’ont donc retiré de toute procédure de recherche.

L’accueil de la presse fut très bon. Dans le New York Times, Brooks Atkinson a écrit que Anything Goes () était «un divertissement hilarant et dynamique» avec un «humour complètement débridé» doté d’une «partition saisissante avec des paroles impitoyables». Pour lui, Anything Goes () était «un formidable spectacle de chansons et de danses», et il a mis en avant I Get a Kick Out of You, You’re the Top, All through the Nightet Sailors’ Chanty (alias There Always Be a Lady Fair).

Robert Benchley, dans le New Yorker, a affirmé que cela «avait valu la peine d’attendre» Anything Goes () parce que le «miel» d’un spectacle rendait «les choses en ville sembler plus brillantes». Selon lui, avec You’re the Top, Porter «s’est surpassé lui-même en tant qu’auteur de paroles originales» et Robert Benchley a prédit que «la ville deviendra bientôt folle en essayant de mémoriser la séquence des éléments ‘top’». Une revue non signée dans Time déclara que Porter n’avait plus composé de mélodies aussi «sensationnelles» depuis Night and Day de Gay Divorce ().

Le musical a été un gros succès, devenant avec ses 420 représentations le quatrième musical des années ’30.

B.5.2) La création à Londres en 1934

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«Anything goes» - London 1935

Comme nous l'avons vu, Charles B. Cochran, le producteur et metteur en scène britannique, avait déjà travaillé avec Porter: Mayfair and Montmartre () (1922 - Londres - 72 représ.) et Wake Up and Dream () (1929 - Londres - 263 représ / 1929 - Broadway - 136 représ.).

Et une fois de plus, il a eu le nez fin avec Porter et a acheté les droits de représentation d'Anything Goes () pour Londres pendant les try-out à Boston, donc bien avant de connaître le succès énorme de Broadway. Il a produit le spectacle au Palace Theatre de Londres avec une première le 14 juin 1935, pour une honorable série de 261 représentations.

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«Anything goes» - London 1935

Wodehouse - le retour - a retravaillé le spectacle pour le rendre plus accessible au public lon­do­nien, se con­centrant à la modifications de certaines paroles. Ces changements font partie aujourd'hui de la version officielle. Reno, le rôle princicpal féminin, a été joué par Jeanne Aubert, une actrice française. La natio­nalité de son rôle, Reno, fut modifiée d'américaine à fran­çaise pour correspondre à l'actice, et le nom de famille du rôle passa de Sweeney à Lagrange...

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«Anything goes» - Film 1936

B.5.3) Premier film (Paramount - 1936)

Cette première adaptation cinématographique, filmée en noir et blanc, était dirigée par Lewis Milestone avec pour vedette Ethel Merman, qui reprenait le rôle de Reno Sweeney qu'elle tenait sur les planches, et Bing Crosby dans le nouveau rôle de Billy Crockett. Charles Ruggles (remplaçant Victor Moore), Ida Lupino et Arthur Treacher étaient en tête d'affiche.

Le film nécessita l'adaptation de certaines «paroles osées» des chansons de Porter pour passer l'épreuve des censeurs de la Commission Hays. Seules quatre de ses chansons restent dans le film (avec des modifications plus que notables des paroles, on ne rigolait pas avec la vensure à l'époque!): Anything goes, I Get a Kick Out of You, There’ll Always Be a Lady Fair, et You’re the Top. N'oublions pas non plus qu'un film, à l'époque, est plus court qu'un musical sur scène, ce qui pourrait justifier la suppression de certaines chansons. Mais...

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Ethel Merman & Bing Crosby - «Anything goes» - Film 1936

Grâce aux relations de Bing Crosby, trois compositeurs travaillèrent à quatre chansons supplémentaires pour le film, mais si l'on excepte Moonburn (écrite par Hoagy Carmichael et Edward Heyman), qui fut pendant un temps l'un des grands succès de Crosby, ces changements de dernière minute n'ont guère marqué les mémoires. Certains critiques, tel John Springer, ont d'ailleurs reproché à la Paramount d'avoir trahi la version originale avec ces airs médiocres (mais dans le Hollywood des années '30, il était pratique courante pour les grands studios, qui possédaient des maisons d'édition musicales, de «placer» ainsi leurs propres productions avec l'espoir de doubler les gains en cas de succès).

Lorsque, à la fin des années '50, la Paramount vendit les droits du film de 1936 aux télévisions, elle rebaptisa le film Tops is the Limit pour ne pas faire de concurrence à sa nouvelle version cinématographique, qui était dans les cinémas.

B.5.4) Première version TV (NBC TV - 1950)

Dans le cadre de l'émission Musical Comedy Time, les spectateurs de NBC-TV, peuvent assister le 2 octobre 1950 à une représentation de Anything Goes () avec Martha Raye (Reno Sweeney), John Conte (Billy Crocker), Fred Wayne (Sir Evelyn Oakleigh), Billy Lynn (Moonface Martin/The Rev. Dr. Moon), Helen Raymond (Mrs. Harcourt), Gretchen Hauser (Babe).

Cette production est considérée comme perdue. Il n'existe aucune copie connue de cette émission.

B.5.5) Deuxième version TV (NBC TV - 1954)

Quatre ans plus tard, toujours sur NBC-TV, mais cette fois dans le cadre de l'émission The Colgate Comedy Hour, les téléspectateurs se voient proposer une nouvelle version de Anything Goes () avec une distribution prestigieuse: Ethel Merman (Reno Sweeney), Frank Sinatra (Harry Dane), Bert Lahr (Moonface), Sheree North (Bonnie), Norman Abbot (Radio Announcer), Nestor Paiva (Dr. Henry T. Dobson), Arthur Gould Porter (Sir Evelyn Oakleigh), Barbara Morrison (Mrs. Wentworth), Lou Krugman (Purser) et l'orchestre d'Al Goodman.

B.5.6) Deuxième film (1956)

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«Anything goes» - Film 1956

Ce deuxième film intitulé Anything Goes (), même s'il porte le titre du musical de Cole Porter, Guy Bolton et P.G. Wodehouse, n'a presque rien en commun avec l'œuvre originale, sauf l'intégration de quelques chansons. L'argument du film est entièrement nouveau: Bill Benson et Ted Adams doivent jouer tous deux dans le même spectacle de Broadway et, pendant leur séjour à Paris, ils rencontrent chacun la femme parfaite pour jouer le premier rôle féminin. Chacun promet le rôle à la fille qu’il a choisie sans en informer l’autre jusqu’à ce qu’ils repartent de l’autre côté de l’Atlantique en paquebot - chaque homme ayant proposé à la jeune femme de son choix de l'accompagner. Cela devient une traversée houleuse car chaque homme doit dire à sa recrue qu’elle n’obtiendra peut-être pas le rôle après tout.

Le cast était constitué de: Bing Crosby (Bill Benson), Donald O'Connor (Ted Adams), Mitzi Gaynor (Patsy Blair), Phil Harris (Steve Blair), Zizi "Renée" Jeanmaire (Gaby Duval), Kurt Kasznar (Victor Lawrence), Richard Entman (Ed Brent) et Walter Sande (Alex Todd).

B.5.7) Version Off-Broadway (1962)

Une nouvelle production voit le jour Off Broadway en 1962, le 15 mai 1962, et se joue pour 239 représentations à l'Orpheum Theatre. Cette version a été mise en scène par Lawrence Kasha. Pour cette reprise, le livret a une nouvelle fois été révisé pour incorporer plusieurs des changements qui étaient survenus dans les deux versions cinématographiques. La plupart des changements donnaient de la profondeur à Bonnie, un personnage auparavant mineur. Cette révision est aussi la première version scénique de Anything Goes () à incorporer 6 chansons (sur un total de 14 dans le spectacle) d’autres shows de Porter: Take Me Back to Manhattan de New Yorkers (The) () (1930), It’s De-Lovely de Red, Hot and Blue () (1934), Friendship de Du Barry Was a Lady () (1939), Let’s Misbehave de Paris () (1928), Let's Step Out de Fifty Million Frenchmen () et Heaven Hop de Paris () (1928).

B.5.8) Premier revival à Londres (1969)

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«Anything goes» - London 1969

Cette version présentée le 18 novembre 1969 au Saville Theatre (1.500 places sur Shaftesbury Avenue, aujourd'hui transformé en cinéma) a été un terrible flop: 15 représentations!!!!

Le spectacle a été mis en scène et chorégraphié par Michael Clare. Le cast comprenait: Marian Montgomery (Reno Sweeney), James Kenney (Billy Crocker), Michael Segal (Moonface Martin), Michael Malnick (Sir Evelyn Oakleigh), Valerie Verdon (Hope Harcourt), Janet Mahoney (Bonnie), Linda Gray (Mrs. Wadsworth T. Harcourt), Stanley Beard (Bishop, Captain), Bernard Sharpe (Reporter, Horatio), Peter Honri (Elisha J. Whitney), Michael Rowlett (Purser), Olwen Hughes (Mary Anne), Anne Sparrow (Melanie), Alan Stone (Steward), David Wheldon Williams (Ching), Ross Huntly (Ling), Chris Melville, Georgina Pearce, Douglas Nottage, Vivian Stokes, April Ashton, Jan Cave, Jacquie Toye, Peter Loury, David Thornton, Michael Bevan et Allard Tobin.

Mais ce terrible 'flop' n'est pas un de ces flops comme il en existe des milliers... Pourquoi? Parce qu'il était produit par un tout jeune garçon de 23 ans, Cameron Mackintosh qui allait devenir l'un des plus grands producteurs de musicals à Londres. Il est le producteur de spectacles tels que Les Misérables, Phantom of the Opera, Cats, Miss Saigon, Mary Poppins, Oliver! et Hamilton.

Le «premier flop» de Cameron Mackintosh

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Cameron Mackintosh, 23 and, pour sa 1ère production londonienne, Anything Goes au Saville Theatre
© Photographe: Hilaria McCarth

Au début de 1969, Cameron gagnait sa vie comme assistant régisseur sur des terrifiantes tournées et travaillait dans la salle de Patrick Desmond à Lamb’s Conduit Street, Blooms­bury, n’ayant lui-même ni bureau ni téléphone.
Mais il ne pouvait pas résister à l’attrait des comédies musicales: «Je suis tombé amoureux d’un disque (emprunté à la bibliothèque parce que je ne pouvais pas financièrement me l’acheter) de Anything Goes de Cole Porter, musical qui n’avait pas connu de revival depuis la guerre et il me semblait avoir tout le potentiel nécessaire pour me permettre de vivre mon premier grand succès

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Marion Montgommery et le cast d'Anything Goes
au Saville Theatre

Son premier problème était de réunir l’argent nécessaire et ici encore, sa famille s’est montrée exceptionnellement favorable. Son père, Ian, avait un ami apparemment aisé avec un grand appartement à Knightsbridge, et Cameron a également obtenu une avance d’argent de Decca Records. Son plan était de présenter le spectacle dans la petite salle du Yvonne Arnaud Theatre à Guildford, puis de faire une brève tournée, et enfin de terminer dans un théâtre du West End tout aussi modeste. Le plan a mal tourné à peu près dans tous les sens possibles.
«Une semaine avant les répétitions, le bailleur de fonds s’est avéré n’avoir aucun argent. J’ai dû aller demander plus de financement auprès de Decca Records et mendier auprès de quelques autres personnes juste pour garder le spectacle en répétition. David Dean, qui avait investi 250£ au départ, a finalement investi 12.000£. Le spectacle a été un succès dans l’intimité de Guildford, mais nous avons constaté que les théâtres de la tournée étaient beaucoup plus grands et nécessitaient vraiment d’une production élargie. Au moment où j’avais terminé la tournée, je cherchais encore des bailleur de fonds, la chanteuse principale était partie, tout comme le metteur en scène et le directeur musical. C’est à ce moment-là, si j’avais su la moindre chose sur le monde des musicals, que j’aurais dû tout arrêter. Mais inexpérimenté que j’étais, je supposais que cela se passait toujours comme cela avec les musicals comme ceci et je continuais avec allégresse mes plans pour Londres, même si le seul théâtre vacant était le Saville Theatre de 1.500 places, soit environ trois fois la taille du Duke of York Theatre que nous avions prévu initialement et qui avait reculé à la dernière minute.»

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Michael Sega (Moonface Martin), Marian Montgomery (Reno Sweeney), and James Kenney (Billy Crocker)
dans Anything Goes au Saville Theatre

«Les critiques ont été catastrophiques pour la production et sa star, la chanteuse de jazz Marion Montgomery, et Anything Goes n’a survécu qu’à une quinzaine de représentations. Je me suis retrouvé littéralement dans le noir, à contempler les vastes décombres du Saville Theatre totalement vide. J’ai fermé le spectacle le deuxième samedi et cette nuit-là, Richard Mills - partenaire de production de Bernard Delfont qui dirigeait le Saville Theatre, et sera plus tard directeur chez Delfont Mackintosh du Prince Edward Theatre du Prince of Wales Theatre - est venu me voir dans le bar vide et m’a dit: "Je sais que tu as le cœur brisé, mais je vais te dire une chose. Si tu survis à ça, tu survivra dans notre business. Et, a-t-il rajouté, j’ai dit exactement les mêmes mots, au même endroit, à Bernie Delfont il y a vingt-cinq ans."»

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Cameron Mackinstosh
en 2011

Cameron n’a jamais oublié les leçons d’Anything Goes: «Tout d’abord, peu importe combien de grandes chansons il y a dans une partition, cela ne sert à rien si vous ne présentez pas le bon livret, et dans ce cas-ci, le livret était mortellement daté. Deuxièmement, j’ai appris l’importance de faire correspondre le bon spectacle au bon théâtre. Puis, encore une fois, j’ai perdu 45.000£ de l’argent de la banque et d’autres personnes, ce qui pour 1969 était très important. J’ai fait des centaines d’erreurs, mais j’ai appris ma toute première leçon sur l’importance de la structure du livret dans n’importe quelle comédie musicale, et que je n’ai jamais oublié. Mais cela ne m’a pas découragé en tant que producteur, parce que je continuais à penser que c’était la norme dans le monde des musicals

© «Hey Mr Producer - The musical world of Cameron Mackintosh» -

B.5.9) Premier revival à Broadway (1987)

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«Anything goes» - Broadway 1987

Pour la reprise à Broadway en 1987, John Weidman et Timothy Crouse (le fils de Russel Crouse, l'un des co-auteurs de l'œuvre originale) ont à nouveau retravaillé le livret et réorganisé les numéros musicaux, en utilisant des chansons de Cole Porter d’autres spectacles, une pratique que le compositeur avait souvent pratiquée lui-même. Nous allons y revenir ci-dessous.

Ce revival a été retravaillé pour un orchestre de 16 musiciens jouant sur scène. Cette production a été jouée au Vivian Beaumont Theatre du Lincoln Center, depuis le 19 octobre 1987 et le musical est restée à l’affiche pour 804 représentations.

Il a été mis en scène par Jerry Zaks et chorégraphié par Michael Smuin, avec en vedette Patti LuPone comme Reno Sweeney, Howard McGillin comme Billy, Bill McCutcheon comme Moonface, et Anthony Heald comme Lord Evelyn.

Ce fut un énorme succès public et le musical a en plus été nominé pour dix Tony Awards (dont des nominations pour McGillin, LuPone, McCutcheon et Heald), gagnant le Best Revival of a Musical, Best featured actor (McCutcheon) et Best Choreography.

Parmi de nombreuses nominations, la production a également remporté les Drama Desk Awards for Outstanding Revival of a Musical et Patti LuPone a remporté le Outstanding Actress Award.

Comme nous l'avons vu ci-dessus, la version de 1962 dans l'off-Broadway avait rajouté de nombreuses chansons de Porter au musical (6 sur les 14 du spectacle) tout en changeant profondément l'ordre des chansons dans le livret.

Comme nous l'avons signalé, le revival de 1987 avait un nouveau livret, cette fois par le fils de Russel Crouse, Timothy Crouse, et John Weidman. Ce livret a conservé deux des rajouts de 1962 (It’s De-Lovely et Friendship) et ajouté deux autres chansons de Porter de spectacles qui n’avaient jamais été joués à Broadway: I Want to Row on the Crew, du spectacle «scolaire» Paranoia () présenté par Porter lors de ses études à Yale en 1914 mais aussi Goodbye, Little Dream, Goodbye une chanson écrite par Porter pour la pièce de théâtre O Mistress Mine jouée en 1936 à Londres au St James Theatre. Le revival de 1987 a une nouvelle fois réarrangé l’ordre et le contexte dramatique de plusieurs autres chansons de la version originale de 1934. Enfin, le revival de 1987 a ressuscité trois chansons qui avaient été utilisées lors de différentes phases des try-out et de la création de 1934, mais n'avaient pas été conservées à l'époque: There’s No Cure like Travel, Easy to Love et Buddie, Beware.

Le célébrissime critique du New York Times, Brooks Atkinson, a parlé de la création de 1934 comme d'un«thundering good musical show (...) a rag, tag and bobtail of comic situations and of music sung in the spots when it is most exhilarating.». En résumé, il considère le spectacle comme un «époustouflant spectacle de chant et de danse» sans faire aucune remarque sur la faiblesse livret. Lors de la création d'Anything Goes () en 1934, nous sommes après la première charnière qu'a constitué Show Boat () (1927) dans la mise en évidence de l'importance des livrets structurés. Mais nous sommes encore avant la révolution finale d'Oklahoma! () (1943) qui a intégré étroitement tous les aspects du théâtre musical, avec une intrigue cohérente, des chansons qui approfondissaient l’action de l’histoire, et présentait des ballets oniriques et d’autres danses qui faisaient avancer l’intrigue et développaient les personnages, plutôt que d’utiliser la danse comme excuse pour faire défiler des femmes légèrement vêtues sur la scène.

Aujourd'hui, les auteurs de musicals - comme les metteurs en scène et producteurs - sont tous d'accord pour affirmer que la faiblesse des livrets est la raison principale justifiant le peu de revivals de musicals d'avant Oklahoma! () et Carousel (). Pour cette raison, les revivals de musicals créés avant Oklahoma! () ont été presque toujours été accompagnés par une équipe de «médecins» qui ré-ordonnaient les chansons du musical et introuduisaient souvent des chansons d’autres musicals du même compositeur.

Mais ce n'est pas le seul moteur de changement. Le monde a fortement changé depuis les années '30, particulièrement dans la représentation de certaines ethnicités, des femmes ou des homosexuels. Lorsque l'on reprend aujourd'hui Show Boat (), il est impossible (et pas souhaitable) de conserver une réplique comme: «Les Nègres travaillent tous pendant que les Blancs jouent!» dans Ol’ Man River même si le mot «Nègre», n’était pas prononcé par de simples personnages racistes, non, il était chanté par un chœur d’hommes noirs! Et même si le reste du spectacle parlait de racisme, d’abandon de famille, d’autodestruction par l’alcool, ... des sujets qu’aucun musical n’avait jamais osé aborder. Dans les revivals de l’œuvre, le refrain d’ouverture a été révisé: le mot «Nigger» (Nègre) devient au fil des ans «colored folks» (des gens de couleur), puis «blacks» (les Noirs) pour enfin adopter le terme générique «We» (Nous). Et dans les versions cinématographiques de 1936 et 1952, le refrain a été totalement abandonné. Mais cela a continué à poser de lourdes oppositions (cf la version de 1994 lors des try-out de Toronto ).

En ce qui concerne Anything Goes (), posent surtout problème Ching et Ling, les deux convertis chinois au christianisme par le Révérend Dobson. Dans la scène 6 de l’acte I du livret de 1934, le gangster Moonface désigne les deux convertis au christianisme comme «Chinamen». Au même endroit, dans le revival de 1962, il les désigne comme des Chinois. Dans le revival de 1987, le Révérend Dobson était encore accompagné de deux Chinois, mais leurs noms ont été changés pour devenir plus bibliques: John et Luke. Les nouveaux auteurs ont également pris soin d'en faire des personnages comiques indépendemment de leurs origines, ne basant pas l’humour sur le fait qu’ils sont chinois.

Cette version est devenue la «version officielle» du show. Quoi qu'il en soit, tout le génie de Cole Porter reste rayonnant dans toutes ses versions.

B.5.10) Deuxième revival à Londres (1989)

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Elaine Paige - «Anything goes» - London 1989

Ici encore, une histoire peu banale, pour ce second revival à Londres. Et cette histoire va faire intervenir la 'First Lady' du West End à l'époque: Elaine Paige. 'First Lady'? Oui elle avait joué dans Hair (), Grease () (rôle de Sandy), Billy () (rôle de Rita au Theatre Royal Drury Lane), Evita () (création mondiale du rôle d'Eva Perón), Cats () (création mondiale du rôle de Grizabella), Chess ( (création mondiale du rôle de Florence Vassy)... Beau parcours, non?

Pendant qu'elle jouait Chess (), Elaine Paige a entendu parler du succès de la production de Broadway d'Anything Goes (). Elle a profité d'un voyage à Wahington en 1988 - où elle allait chanter devant le Président Reagan et sa femme Nancy à la Maison Blanche - pour faire un saut à Broadway et assister à une représentation d'Anything Goes (). Elle a terminé KO! Elle s'en souvient encore aujourd'hui: «Ce spectacle contient certaines des meilleures musiques et paroles que quiconque voudrait chanter. En plus de la chanson titre, il y a une série de numéros classiques. Le premier rôle féminin est un vrai cadeau. C''est un rôle comique, chose que je n’avais pas encore abordé de manière «sérieuse». J’ai tout de suite su que je voulais le jouer dans le West End. Mais comment?»

Il est clair que parler de ce musical partout dès son retour à Londres permettrait sans doute de favoriser qu'il y soit produit. Mais elle voulait le premier rôle! Pour s’assurer le premier rôle féminin, Reno Sweeney, Elaine Paige a décidé qu’il était préférable de coproduire la série avec son partenaire de l’époque, le parolier Tim Rice. La production londonienne débute en juillet 1989 au Prince Edward Theatre après l'arrêt de Chess ().

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«Anything goes» - London 1987

La distribution originale mettait également en vedette Howard McGillin dans le rôle de Billy Crocker (qui a été remplacé plus tard dans la série par John Barrowman), Bernard Cribbins dans le rôle de Moonface et Kathryn Evans dans celui d’Erma. Dans d'autres rôles principaux on retrouvait aussi: Ursula Smith, Martin Turner et Ashleigh Sendin. Comme à Broadway, c'est Jerry Zaks qui a mis en scène le spectacle.

Le spectacle va être un grand succès et se jouer jusqu'au 25 août 1990 dans le gigantesque Prince Edward Theatre et ses 1.727 places! Elaine Paige fut nominée aux Laurence Olivier Awards pour Best Actress in a Musical

B.5.11) Evénement d'un soir à Broadway (2002)

Le 1er avril 2002, une représentation – oui, un seul soir – du spectacle a été présentée au Vivian Beaumont Theatre. Patti LuPone a joué Reno Sweeney avec Howard McGillin comme Billy et Boyd Gaines comme Lord Evelyn Oakleigh. LuPone et Gaines joueront plus tard ensemble lors de la reprise de Gypsy () à Broadway en 2008. Le spectacle a été dirigé et chorégraphié par Robert Longbottom avec la supervision musicale de David Chase et des dessins de Tony Walton.

B.5.12) Troisième revival à Londres (2002)

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Elaine Paige - «Anything goes» - London 1989

Le National Theatre a proposé un revival du musical, qui a ouvert le 18 décembre 2002 dans l’Olivier Theatre du National Theatre et a fermé le 22 mars 2003 après 45 représentations (rappellons qu'a .

Mis en scène par Trevor Nunn - directeur du National Theatre à l'époque - il mettait en vedette Sally Ann Triplett (Reno Sweeney), John Barrowman (Billy Crocker), Denis Quilley (Elisha Whitney), Mary Stockley (Hope Harcourt), Simon Day (Lord Evelyn Oakleigh), Martin Marquez (Moonface Martin), Annette McLaughlin (Erma) et Kevin Brewis.

Vu l’énorme succès - la série a été sold-out chaque soir - la production a été transférée dans le West End, au Royal Drury Lane, du 26 septembre 2003 au 28 août 2004. Un CD de cette production a été édité et fait référence.

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«Anything goes» - London 2002
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«Anything goes» - Broadway 2011

B.5.13) Deuxième revival à Broadway (2011)

Une reprise de la version de Broadway de 1987 a ouvert le 7 avril 2011 au Stephen Sondheim Theatre, produit par la Roundabout Theatre Company (previews dès le 10 mars). Cette production a été mise en scène et chorégraphiée par Kathleen Marshall. Ce revival conserve une grande partie des orchestrations de 1987 de Michael Gibson avec quelques ajouts de l’arrangeur Bill Elliott.

Cette version a été généralement très bien reçue par la critique et a reçu un total de neuf nominations aux Tony Awards et dix nominations aux Drama Desk Awards, dont Meilleure actrice dans un musical (Sutton Foster (Reno Sweeney)), Meilleure mise en scène d’un musical et Meilleur revival d’un musical.

La production devait initialement fermer le 31 juillet 2011 et a été prolongée jusqu’au 29 avril 2012, puis une deuxième fois jusqu’au 8 juillet 2012, accumulant 521 représentations et 32 previews. Il s'agit encore une fois d'un «énorme succès» pour le revival d'un musical des années '30.

B.5.14) Quatrième revival à Londres (2021)

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«Anything goes» - London 2021

  Londres (2021)  Dix ans après cette version très réussie à Broadway, Kathleen Marshall va à nouveau mettre en scène et chorégraphier Anything Goes () mais à Londres cette fois, au Barbican Theatre du Barbican Centre. La célèbre actrice américaine, Megan Mullally, fera ses débust dans le West End en incarnant Reno. Elle sera accompagnée par la star de la scène et de l'écran Robert Lindsay dans le rôle de Moonface Martin, de Felicity Kendal dans le rôle d'Evangeline Harcourt et la légende du West End, Gary Wilmot, dans le rôle d'Elisha Whitney.