A.2.1) Education musicale à l'école

Porter va entrer au Yale College en 1909. À cette époque, le «musical américain» n'existe pas encore vraiment. Durant cette première décénie du XXème siècle, ce sont majoritairement les œuvres importées d’Europe qui font recette. Bien sûr, des artistes comme George M. Cohan ou Victor Herbert sont célèbres dans le Broadway naissant. Mais ils présentent des œuvres qui sont encore très proches du «Vaudeville» (). La Première Guerre mondiale a étouffé la demande d’opérettes germaniques - très majoritaires durant la première décénie du XXème siècle - tant en Amérique qu'en Grande-Bretagne. Cela va permettre à un Américain, Jerome Kern (), de combler ce vide, ouvrant une nouvelle ère dans le théâtre musical américain. Kern composera 16 partitions pour Broadway entre 1916 et 1920. Mais quand Cole Porter entre au Yale College, nous ne sommes qu'en 1909 et tout cela n'existait pas. Il est donc totalement normal que Cole Porter aient comme source principale d'inspiration le célèbre duo anglais Gilbert et Sullivan (). Et dans la prolongation, c'est naturel qu'il soit tombé amoureux des poètes britanniques du XIXème siècle, en particulier William Wordsworth (1770-1850) et Lord Byron (1788-1824). La musique des mots de ces poésies lui plaît plus que tout.

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Cole Porter Au Yale Glee Club

Porter se spécialisa en anglais, suivit quatre cours de musique (instrumentation - harmonie - histoire de la musique - pratique musicale) et il étudia également le français. Il était membre Scroll and Key (une société secrète de Yale fondée en 1842 ayant pour objet de perpétuer les traditions de Yale) et de la fraternité Delta Kappa Epsilon, et a contribué au magazine d’humour du campus The Yale Record. Il a été l’un des premiers membres du groupe de chant a cappella Whiffenpoofs et a participé à plusieurs autres clubs de musique; au cours de sa dernière année, il a été élu président du Yale Glee Club et en a été le principal soliste.

Porter a écrit 300 chansons pendant son séjour à Yale, y compris des chansons d’étudiants telles que les chansons-hymnes de football Boola, Boola, Bulldog et Bingo Eli Yale (alias Bingo, That’s The Lingo!) qui sont toujours jouées à Yale. Pendant ses études universitaires, Porter s’est familiarisé avec la vie nocturne animée de New York, prenant le train pour s’y rendre pour le dîner, le théâtre et les soirées en ville avec ses camarades de classe, avant de retourner à New Haven, dans le Connecticut, tôt le matin. Il a alors découvert deux autres passions: l'habillement et les hommes. Bien que la société américaine condamnait fermement l'homosexualité, les gays et les lesbiennes à condition qu’ils disposent de suffisamment d'argent et qu’ils fassent preuve d’une raisonnable discrétion, pouvaient jouer le jeu de la norme en public et ensuite faire ce qu'ils voulaient en privé. C’est ce qu’a choisi de faire Cole Porter.

Mais à côté de toute cette importante vie sociale, Cole Porter va continuer à grandir musicalement. Pour comprendre l'importance de ce compositeur dans l'histoire du genre, cela vaut la peine d'écouter l'avis de l'un des grands auteurs de Broadway, Alan Jay Lerner, l'auteur entre autres de An American in Paris () et de My Fair Lady ():

« Vous savez, quand le théâtre musical a commencé dans ce pays vers 1919 ou 1920, quand Jerome Kern a opéré la rupture avec l'opérette européenne, on pouvait suivre une sorte de progression de Jerome Kern à Richard Rodgers puis à Gershwin. Mais Cole Porter semblaient jaillir comme Jupiter de la tête de Minerve. Ce qu'il a fait était si spécial, si inexplicable, qu'il est vraiment de tous, d'une manière étrange, le plus irremplaçable.
Vous pensez que ça a à voir avec le fait qu'il était à la fois auteur et compositeur? Oui, bien sûr, parce qu'il pouvait transmettre sa vie à travers des paroles et de la musique et qu'il n'avait pas à faire de concession vis-à-vis d'un compositeur et vice versa. »

Alan Jay Lerner

 

A.2.2) Les premiers shows scolaires

Ce fut l'époque où Cole Porter a également écrit des musiques de musicals pour sa fraternité, la Yale Dramatic Association puis en tant qu’étudiant à Harvard.

A.2.2.a) Cora (1911)

Cora () a été le premier musical écrit et produit par Cole Porter alors qu’il était étudiant de premier cycle à l’Université Yale. Il a composé les chansons et joué dans le spectacle qui a été mise en scène au Phi Theatre de New Haven. La première, et unique, représentation a eu lieu le 28 novembre 1911 et le spectacle a été un vrai succès. Porter était connu dans toute la communauté de Yale comme un leader de tous les événements musicaux et théâtraux, et comme un terrible cabotin sur scène. Ses talents musicaux et théâtraux ravissaient tous ceux qui venaient l’entendre ou le voir.

Mais son énorme succès dans ce spectacle, son propre spectacle, n’a pas été le lancement vers la gloire qu’il espérait. Il espérait pourtant que ce spectacle aurait le même effet que le premier poème publié par Lord Byron, Childe Harold's Pilgrimage: la reconnaissance immédiate. Quand on s'intéresse aux notes que Porter a écrites à l'époque à propos de Lord Byron, on soupçonne que ce poète romantique était un vrai modèle pour lui, au point de vue artistique mais aussi imitant certains comportements de sa vie privée.Cole porter a noté dans l'un de ses carnets:

« À Venise Byron menait une vie très corrompue, jouissant d’une succession de maîtresses... Tout cela, il l’a fait avec l’argent de sa femme. »
Et il a mentionné avec admiration que Byron « vivait dans un palais sur le grand canal ».
Le style littéraire de Byron a impressionné Porter encore plus que sa vie: « Byron a adapté son style de Francesco Berni, un poète et satiriste du début du XVIème siècle. Byron trouvait ce style attrayant car il commençait à se lasser d’être intense, poétique, spirituel... Il était libre [à la Berni] de changer d’humeur... De la désinvolture à la poésie, de la beauté à l’obscénité... Ce style a dominé Don Juan »

Cole Porter


Et ce style va être omniprésent dans l'œuvre de Cole Porter. Les plus remarquables sont les rimes inattendues et spirituelles et les listes (nous y reviendrons), dont beaucoup sont consacrées à des personnalités de la société de l’époque de Byron ou à des amis de la fraternité des poètes.

Même si ce spectacle n'a pas rendu Porter célèbre, certaines chansons du spectacle seront retravaillées et réutilisées dans d'autres œuvres par la suite. Parmi les plus grands succès, citons les chansons Le Rêve d’Absinthe, Concentration et My Hometown Girl.

A.2.2.b) And the Villain Still Pursuit Her (1912)

Après le succès de Cora (), Porter compose la musique d’un deuxième spectacle, produit cette fois par le Yale Dramat. Il a composé la musique et écrit les paroles. Intitulé And the Villain Still Pursued Her (), il s’agit d’une parodie hilarante du classique américain, La Case de l’oncle Tom. Porter a aidé à la mise en scène et Monty Woolley a joué le rôle du méchant. Et il faut dire que le côté maléfique est celui qui reçoit la meilleure couleur dans l'œuvre, dotée d'un humour terriblement efficace, avec des chansons telles que I’m the Villain, dans laquelle le protagoniste se vante audacieusement d’avoir mis du poison dans la nourriture de sa mère.

I take delight
In looking for a fight
And pressing little babies on the head
Till they're dead.
I have gotten
A rep for being rotten,
I put poison in my mother’s cream of wheat.

Je prends du plaisir
A chercher la bagarre
Et à écraser les bébés sur la tête
Jusqu’à ce qu’ils soient morts.
J’ai obtenu
Une réputation d’être pourri,
J’ai mis du poison dans la crème de ma mère.


Extrait de I’m the Villain - And the Villain Still Pursued Her - Cole Porter


Parmi les autres chansons qui ont été remarquées, citons The Lovely Heroine et Silver Moon.

La première du spectacle a eu lieu à New Haven à la Yale Dramatic Association le 24 avril 1912. Il a ensuite été transféré au Yale Club de New York pour une deuxième représentation le 10 mai 1912.

A.2.2.c) The Pot of Gold (1912)

The Pot of Gold () a été écrit en collaboration avec le librettiste de Yale, Almet Jenks, 14 ans, qui, en tant qu’étudiant de premier cycle, avait reçu le Prix de la Meilleure Pièce par le Yale Dramat. Ce spectacle a été composé comme l'événement d’ouverture pour la fraternité Delta Kappa Epsilon et a été jouée à la Delta Kappa Epsilon House le 26 novembre 1912. Cole Porter a composé les chansons, aidé à la mise en scène et joué dans la production. Figure connue du théâtre musical dans toute la communauté de Yale à ce moment-là, l’apparition de Porter a été accueillie avec enthousiasme. Bien qu’il ne s’agisse que de l’œuvre d’un étudiant de premier cycle, les paroles et la musique montrent des signes du style émergent de Porter. Il faut dire qu'à l'époque, même à Broadway, la comédie musicale américaine ne brille pas par ses paroles qui sont souvent banales, comme ses rimes. Cole Porter du haut de ses 21 ans s'inscrit en rupture totale avec cela. Il a dit au jeune auteur du livret Almet Jenks: «Dis-moi qui tu choisis pour les différents rôles et je vais écrire les chansons qui leur iront comme un gant.» Quatre lettres de Cole à Jenks ont survécu et montrent l’assiduité de Cole quand il s’agit de travail créatif: «Dépêche-toi d'inventer un scénario, dit-il à son collaborateur, pour que je puisse travailler sur les chœurs d’ouverture... N’oublie pas la couleur. Nous devons en avoir beaucoup. Sois naïfs et je pourrai te rejoindre.» Plus loin dans la lettre, Cole Porter demande à Jenks d'être «clair et peu intéressant. Sinon nous aurons un échec, car ma musique n’a jamais été le fruit d’une imagination inspirée

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De quoi parle The Pot of Gold ()? Le livret s'inspire d'un dicton: «Au pied de l'arc-en-ciel il y a un chaudron d'or«. Il n’est pas caché sous terre, car personne ne le cherche. D’ailleurs personne ne marche jamais jusqu’au pied de l’arc-en-ciel. Dans le musical, l'Arc-en-ciel est un hôtel au bord de la faillite. C'est alors qu'un visiteur, venu rencontrer son riche oncle, tombe amoureux de la fille du propriétaire. Le père accepte de donner son consentement si le jeune homme sauve l'hôtel de la ruine. Sauf que le riche oncle prend un malfrat russe pour son neveu... On va s'arrêter là car, vous l'avez compris, le livret n'est qu'un enchaînement de confusions et de quiproquos. Sur ce livret idiot, Cole Porter va composer des chansons aux paroles, au contraire, spirituelles.

The Pot of Gold () a donc été joué à la la Delta Kappa Epsilon House le 26 novembre 1912 puis le 4 décembre 1912 au Taft Hotel à New Haven. Cole Porter incarne le jeune homme qui tombe amoureux de la fille du propriétaire et chante par exemple en parlant de celle qu'il aime:

Ma petite reine de l'armée du salut
Elle était si pure
Qu'elle bloquait la circulation
Lorsqu'elle tapait sur son tambour

 

Le «Leitmotiv»

Le mot allemand «Leitmotiv» se traduit par «motif conducteur». Il s'agit d'un motif musical (une mélodie, une harmonie, un rythme, un thème ... ou une combinaison de tous les précédents) répété dans une œuvre et qui caractérise un personnage, une idée ou une situation, par exemple.
Chez Wagner, il s'agissait non pas d'une méthode de composition parmi d'autres, mais de l'élément structurant d'une œuvre. La Tétralogie du Ring inclut plus de 100 leitmotivs qui apparaissent, disparaissent, évoluent et s'allient.

Ce sont des mots qu'on ne retrouvait pas souvent dans les spectacles musicaux.

Quant à la musique, Cole Porter utilise des leitmotivs comme Richard Wagner tout au long du spectacle, avec des motifs différents pour chacun des personnages. Cole Porter décrit lui-même l'ouverture de The Pot of Gold () ainsi: «Ça commence par un motif, le désir de la fille du propriétaire pour le jeune homme, puis une valse qui évoque la difficulté pour le neveu de se faire reconnaître par son oncle, la chanson d'amour du jeune homme et puis une chose en 5/4 qui évoque l'influence étrangère sur l'autel et module en une marche mortuaire qui évoque la monotonie et la décadence du lieu.» Au fil du musical, la musique de Cole Porter se ballade dans la diversité selon les personnages: du Gilbert & Sullivan, de l'opérette viennoise, du folklore russe... Tous cela donne un style combiné avec des paroles brillantes.

Paroles brillantes mais aussi suaves et sophistiquées, avec leur propre marque distinctive d’humour racé, voilà ce qui explique le succès de chansons comme We Are So Aesthetic, It’s Awfully Hard When Mother’s Not Along et le sentimental I Love You So.

A.2.2.d) The Yale Glee Club Tour (hiver 1912-1913)

Durant l'hiver 1912-1913, Cole Porter a participé au Christmas Tour, une série de concerts organisés par le Yale Glee Club. C'était une lourde organisation car ces concerts étaient entourés d'événements sociaux élaborés. Les membres du Yale Glee Club étaient transportés de ville en ville dans des wagons de chemin de fer privés pour bien sûr se produire en concert, mais aussi pour paraître dans des dîners mondains à plusieurs plats, des déjeuners, des goûters, des réceptions de gala et d’autres fêtes. Au vu de ces nombreuses «obligations mondaines», les concerts étaient presque des épreuves pour ces jeunes hommes épuisés.

Cette tournée a connu un succès retentissant. Les chansons originales de Porter, presque toutes drôles, ont reçu des critiques élogieuses. Il apparaissait relativement tard dans la deuxième partie de ces concerts. Il présentait en solo un certain nombre de ses propres créations: Perfectly Terrible, The Motor Car ou A Football King. Puis le piano était poussé au centre de la scène et Porter se lançait dans une série de ce qu’il a appelé lui-même des pianologues: un mélange de chant et de récitatifs, avec un accompagnement au piano. Il recueillait un triomphe - beaucoup plus que ses camarades. Un journal de Cincinnati a écrit: «Cole Porter n’est apparu dans le spectacle qu’une seule fois, mais quand le public l’a eu là, ils ne l’ont pas laissé partir avant plus de 10 rappels

Encore très jeune, on peu remarquer que, si Cole Porter était un très bon conteur de blagues, il était aussi très sophistiqué. Tout au long de ses années à Yale, il n’a cessé de griffonner dans des carnets, précieusement conservés aujourd'hui à Yale. Dans l'un d'eux, il parlait de Lord Byron dont, comme nous l'avons vu, Porter admirait manifestement la vie libertine et la liberté poétique. La musique de Porter couvrira bientôt une gamme relativement large d’émotions humaines, toujours avec la coutoisie de Byron et souvent avec ses rimes flamboyantes et audacieuses. Par la suite, Porter se décrivit lui-même comme un « croisement entre Eddie Cantor et le duc de Windsor ».

A.2.2.e) The Kaleidoscope (1913)

The Kaleidoscope () est un musical en deux actes produit par la Yale University Dramatic Association et créé au Taft Hotel de New Haven le 30 avril 1913 puis joué une seconde fois une semaine plus tard au Yale Club de New York. La musique et les paroles ont été écrites par Cole Porter et le spectacle mettait en vedette Newbold Noyes, Rufus King et le poète Archibald MacLeish.

La majorité de la partition de The Kaleidoscope () a disparu aujourd'hui. Il ne nous reste que la chanson I love You. Elle sera plus tard rebaptisée en 1915 Esmeralda pour la revue Hands Up () à Broadway. Ce sera la première chanson de Porter chantée sur une scène de Broadway. C'est un très bel exemple de «List Song» :

Esmerelda,
Then Griselda,
And the third was Rosalie.
Lovely Lakme
Tried to track me,
But I fell for fair Marie.
Eleanora
Followed Dora,
Then came Eve with eyes of blue.
But I swear I ne’er loved any girl
As I love you.

Esmerelda,
Puis Griselda,
Et la troisième fut Rosalie.
La charmante Lakme
a essayé de me suivre,
mais j'ai succombé à la belle Marie.
Eleanora
Suivie de Dora,
Puis vint Eve avec ses yeux bleus.
Mais je jure que je n’ai jamais aimé aucune fille
Comme je t’aime toi.


Extrait de As I love You - The Kaleidoscope - Cole Porter
reprise sous le titre Esmeralda dans la revue Hands Up

 

Porter adorait ces «List Song» qui deviendront une de ses spécialités: une liste avec une punchline à la fin. Cole Porter voyait ses chansons comme des petites constructions. Il ne fallait pas s'ennuyer de couplets en couplets...

Les deux représentations de The Kaleidoscope () ont été un grand succès. Les critiques ont annoncé que Porter était un génie en tant que parolier, auteur-compositeur et comédien.

Ce succès n'empêchera pas Porter de laisser une autre empreinte essentielle à l'université de Yale: les hymnes de l'équipe de foot. A Yale. il a écrit 400 chansons. Il a réussi à en faire publier une à New York mais surtout il soumet une chanson de football qu'il a écrite, Bingo Eli Yale, à un concours lancé par l'université. Non seulement, il remporte le prix mais sa chanson devient le premier cri de ralliement de la saison de foot. Cela finit de rendre Cole Porter célèbre et très populaire sur le campus. On lui en demandera d'en écrire bien d'autres qui demeurent encore aujourd'hui les hymnes officiels de Yale.

A l'été 1913, après avoir obtenu son diplôme, Porter, à la demande de son père, s'inscrit à la faculté de droit de Harvard où il partage sa chambre avec le futur secrétaire d’État Dean Acheson.. Mais très vite, les choses ne vont pas se passer comme prévu. Un de ses camarades de classe s’est souvenu du jour historique où un professeur a interrogé Porter à propos d’une affaire marquante. De toute évidence, Porter ne s’était pas préparé. Le professeur a dit de manière très très hautaine: «Monsieur. Porter, pourquoi n’apprenez-vous pas plutôt à jouer du violon?» et Cole Porter s’est levé, est sorti de la classe et n’est jamais revenu à la faculté de droit de Harvard. Il n’a cependant pas marché bien loin: il est entré à l’école de musique de Harvard où il étudia l’harmonie et le contrepoint avec Pietro Yon. Sa mère ne s’opposa pas à ce déménagement, mais J.O. n’en a été informé qu’au cours de sa deuxième année. Avec le recul, Porter observa que si des hommes plus âgés et plus sages «n’avaient pas été aussi sûrs que je ne serais jamais devenu juge en droit, je ne serais peut-être jamais devenu un aussi bon juge dans d’autres domaines».

Durant sa première année à Harvard, Porter tint une promesse: créer une dernière fois un musical à Yale. Et même s'il était maintenant à Harvard, il avait été tellement heureux à Yale...

A.2.2.F) Paranoia (1914)

Claude Debussy

En posant en 1894 avec Prélude à l'Après-midi d'un faune le premier jalon de la musique moderne, Debussy place d’emblée son œuvre sous le sceau de l’avant-garde musicale. Il est brièvement wagnérien en 1889, puis anticonformiste le reste de sa vie, en rejetant tous les académismes esthétiques.

Paranoïa () est donc le dernier spectacle écrit par Cole Porter pour la communauté de Yale et a été créé le 24 avril 1914. La partition est musicalement extrêmement sophistiquée et contient de nombreuses pépites musicales mais aussi verbales. Slow Sinks the Sun, le chœur d’ouverture de l’Acte II, par exemple, était une parodie du Prélude à l'Après-midi d'un faune que Claude Debussy avait composé 20 ans plus tôt. Porter avait une admiration folle pour Debussy. Mais il s'agit vraiment d'une parodie si on se réfère aux paroles:

Le soleil descend lentement comme un gros Bec Bunsen
Evocateur de quelque chose de Turner
La mer pourpre comme le lac de Côme
Essayant de ressembler à une carte postale chromo
Les zéphyrs qui balancent les grands cyprès, vous voyez
Murmurent des tons entiers à la manière de Debussy
Les nuits d'été quand vous n'avez que 20 ans
Fournissent la perfection du doux farniente


Extrait de Slow Sinks the Sun - Paranoia - Cole Porter

 

C'est remarquable que Cole Porter ait déjà si jeune connaissance du style de Claude Debussy qui était connu par un nombre relativement restreint de personnes, principalement celles qui étaient assez riches pour fréquenter les grandes universités de l'Est des États-Unis. Mais même si Cole Porteur est issu d'une famille aisée et fréquente les riches, certaines de ses paroles suggèrent qu'il n'était pas toujours impressionné par eux. Cole Porter avait une grande culture musicale, sans aucun doute, mais aussi une culture au sens large comme le montre la référence à Turner dans cette même chanson.

Une autre chanson de Paranoïa () a marqué: I've a shooting box in scotland. Elle sera d'ailleurs reprises dans See America First () en 1915 à Broadway - nous y reviendrons. Ici encore, il s'agit d'un exemple de «List Song», comme le montre le refrain ci-dessous:

I’ve a shooting box in Scotland,
I’ve a chateau in Touraine,
I’ve a silly little chalet
In the Interlaken Valley,
I’ve a hacienda in Spain,
I’ve a private fjord in Norway,
I’ve a villa close to Rome,
And in traveling
It’s really quite a comfort to know
That you’re never far from home!

J'ai un stand de tir en Écosse
J'ai un château en Touraine
J'ai un petit chalet ridicule
Dans la vallée d'interlaken
J'ai une hacienda en Espagne
J'ai un fjord privé en Norvège
J'ai une villa près de Rome
Et en voyageant
Il est vraiment réconfortant de savoir
Qu'on n'est jamais loin de chez soi!


Refrain de I've a shooting box in scotland - Paranoia - Cole Porter

 

I’ve a Shooting Box in Scotland, au-delà de sa réutilisation dans See America First (), a perduré dans le répertoire des chansons de Porter en tant que chanson pleine d’esprit.

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Élisabeth Marbury

Cole Porter est donc dans une situation très paradoxale. Il est à l'école de musique de Harvard. Il est, comme toujours soutenu par sa mère, mais son grand-père désapprouve son choix de s'écarter du droit pour devenir «saltimbanque». Il a du talent comme le montre les 'musicals soclaires' auxquels il a participé à Yale. Mais son objectif est évidemment tout autre. Son objectif est BROADWAY...

La mère de Porter, reconnaissant qu’il ne ferait jamais graver son nom sur le papier à en-tête d’un cabinet d’avocats, l’a exhorté à s’essayer à l’écriture de chansons. Comme toujours, elle est derrière lui... Et c'est là que va intervenir Élisabeth Marbury. Qui est-elle? Une très importante agent et productrice théâtrale - l'une des premières femmes productrices. Elle a découvert, puis représenté, un éventail exceptionnel d’interprètes et d’auteurs de théâtre à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Et elle a vu Paranoïa () à New Haven et l'excellence de Cole Porter. Et elle a su qu'elle venait de découvrir une perle en ce jeune garçon de 23 ans.

A.2.3) Les premiers shows professionnels

A.2.3.a) Des chansons...

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Partition de
«I'm simply crazy over You»
du musical «Hands Up»

Élisabeth Marbury va parler partout autour d'elle de sa nouvelle découverte, Cole Porter. Et elle connait beaucoup de monde. Elle va par exemple parler de Porter à Lew Fields, un très important producteur - et artiste - de l'époque. Et c'est donc grâce à elle que Porter est paru pour la première fois à Broadway en juillet 1915 avec la revue Hands Up () qui contenait une seule de ses chansons: Esmerelda. Cette chanson avait été créée dans The Kaleidoscope () (1913) et Porter l'a retravaillée pour l'intégrer dans ce show de Broadway. Sa chanson fut remarquée. Le début d'une longue histoire... Pour Porter, c'était déjà comme un aboutissement. Tout fier, il a écrit avec enthousiasme à sa mère: «Dis à grand-père que le producteur Lew Fields m’a donné 50$ pour chaque chanson que je lui vendais. »

Quelques mois plus tard, une pièce de théâtre avec des chansons, dont plusieurs de Jerome Kern. et à nouveau une de Cole Porter est présentée à Broadway. Il s'agit de Miss Information () qui se joue au George M. Cohan's Theatre du 5 octobre au 2 novembre 1915, pour 47 représentations. La chanson de Cole Porter est Two Big Eyes.

Élisabeth Marbury est plus que jamais convaincue du talent de Porter, croyant que dans la jeune génération il est l'un des seuls à pouvoir atteindre le niveau d'Arthur Sullivan (du célèbre duo créatif anglais Gilbert et Sullivan (). Elle va aller jusqu'à produire son premier musical...

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«See America First»
Le premier musical de Cole Porter, un terrible flop

A.2.3.b) Et enfin un musical complet

Grâce à ce magnifique soutien, en 1916, Porter va pouvoir créer son premier musical - c'est-à-dire celui dont il était le seul compositeur - à Broadway. Ce musical s'intitule See America First () (1916, 15 représentations).

«Ne quittez pas l'Amérique! Restez aux États-Unis! Encouragez l'Amérique! Criez pour elle, même si vos cordes vocales risquent d'éclater! Voir l'Amérique d'abord!» Il y a beaucoup de chansons drôles et ironiques dans ce premier musical de Cole Porter à Broadway. Elle n'ont pas toutes été composées pour l'occasion. Certaines sont reprises de celles qu'il a écrites à la Yale University.

See America First () été écrit comme une parodie des musicals patriotiques de l'époque (nous sommes en pleine Première Guerre Mondiale en Europe) généralement associés à George M. Cohan. Cole Porter et le librettiste T. Lawrason Riggs ont rajouté une couche en assaisonnant leur travail par une touche de satire du style Gilbert et Sullivan. Il s'inspirent tout particulièrement d'une de leurs œuvres majeures, Iolanthe () qui pastichait le gouvernement, la loi et la société de Grande-Bretagne.

Quarante ans plus tard, en 1955, dans un article intitulé «Cole Porter parle de ses musicals». Voici ce qu'il écrivait sur l'influence de Gilbert et Sullivan () :

« Une chanson n'est intéressante que si elle est efficace sur scène. Je ne me suis jamais assis en me disant: "Je vais écrire un tube." De toute façon, comment on pourrait faire ça? Je m'intéresse de moins en moins aux rimes délicates. Je pense que j'avais l'habitude d'en faire trop avec. A Yale, j'étais fou de rimes. C'était dû au fait que j'étais fou de Gilbert et Sullivan. Ils ont eu une grande influence sur ma vie. Aujourd'hui, mes chansons sont plus simples qu'elles ne l'étaient autrefois. A la fois sur le plan de la musique et des paroles. Mais je n'ai jamais été capable d'obtenir une simplicité complète comme le fait Irving Bberlin. Moi il me faut de 25 minutes à 2 jours pour écrire une chanson. En fait, il s'agit d'écrire un mauvais vert pour mieux faire briller le suivant. C'est comme quand vous plantez des fleurs pour faire un beau jardin. »

Cole Porter - 1955

Des try-out eurent lieu:

  • le 22 février 1916 au Van Curler Opera House de Schenectady
  • le 24 février au Harmanus Bleecker Hall d'Albany
  • le 28 février au Lyceum Theatre de Rochester
  • le 22 mars 1916, après une pause, un nouveau try-out eut lieu au Shubert Theatre de New Haven. Ce fut un vrai désastre lorsqu’un âne utilisé dans le deuxième acte a refusé de jouer devant le public. Il a complètement arrêté le spectacle avec ses pitreries, ruinant toute continuité dramatique entre les actes.
  • le 23 mars 1916, le lendemain, les choses se déroulèrent mieux au Grand Opera house de Providence.

La production de Broadway a enfin ouvert le 28 mars 1916 au Maxine Elliott Theatre. La veille au soir, Elisabeth Marbury avait organisé un gala pour ses amis de la haute société et ses associés d'affaires. Ils étaient tous enthousiasmés par le spectacle.

Mais le lendemain, les critiques furent féroces et le spectacle s'est arrêté après seulement 15 représentations, le pire flop de la saison. Les critiques l'ont qualifié de spectacle universitaire typique, juste un peu amélioré. Il est vrai que certaines des chansons avaient d’abord été entendues dans les spectacles de Porter à Yale. Le Brooklyn Daily Eagle a observé que le public de la première soirée était «indéniablement pro-Yale» et a suggéré que le spectacle ne serait un succès que «s’il y a suffisamment d’hommes et de femmes dans les collèges en ville», car sinon il semblait peu probable que «la foule habituelle du théâtre de Broadway soit enthousiaste». Cette production fut aussi considérée comme vaniteuse. La productrice Elisabeth Marbury avait été à l’origine du nouveau genre de musicals américains intimes incarné par les spectacles du Princess Theatre de Jerome Kern (), et elle était convaincue que Porter, lui aussi, avait quelque chose de frais et de nouveau à offrir à Broadway. Elle n'avait pas tort. Mais cette fois, c'était raté...

Nombreux ont imputé la responsabilité de l'échec à T. Lawrason Riggs et à son livret. Selon ce dernier, l'échec était dû en grande partie au fait que Porter et lui avaient consenti une adaptation complète de la pièce pour répondre aux capacités des interprètes et au goût supposé du public. Après cet échec, dans une lettre au magazine des anciens de Yale, T. Lawrason Riggs, qui avait investi 35.000$ dans la production du spectacle, a annoncé qu'il abandonnait le théâtre musical comme vocation. Il s'est converti au catholicisme, est devenu prêtre et est finalemet revenu à Yale en tant qu'aumônier.

Pour Porter cet échec fut une terrible désillusion, même si son travail musical est fort peu critiqué par les journalistes... . Quelques années plus tard, Cole Porter se rappellera de cette effroyable nuit de la dernière:

« Je ne l'oublierai jamais. A la fermeture de mon premier spectacle, alors qu'il démontaient les décors et les transportaient par camion, j'ai cru sincèrement que j'étais déshonoré pour le reste de ma vie.
Je suis littéralement retourné en cachette au Glee club et je me suis précipité dans le hall jusqu'à l'ascenseur. Je me suis caché dans ma chambre »

Cole Porter

 

Après ce terrible échec à Broadway - ce Broadway qu'il voulait si fort conquérir - Cole Porteur semble démissionner... Il quitte New York en direction de Paris et il va s'y installer durant la Première Guerre mondiale. Il y conservera durant 20 ans un hôtel particulier tout près des Invalides.