Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, après un chef-d'œuvre "Anything Goes" et un gros succès Jubilee, Cole Porter venait d'enchaîner avec des «déceptions»: "Born to dance" et "Rosalie" au cinéma et "Red, Hot and Blue" à Broadway. Mais surtout, le 24 octobre 1937, Cole Porter a un accident de cheval qui lui brise les jambes - il risque l'amputation et souffrira toute sa vie. Ses médecins, puis ses amis, lui disent que s'il ne se remet pas vite au travail ... il va mourir psychologiquement puis physiquement. Il va donc se remettre au travail. Il avait promis à Clifton Webb - un acteur qui avait joué dans le premier musical de Porter à Broadway, 22 ans plus tôt, le flop "America First" - qu’il finirait la partition d'un musical intitulé "You Never Know" pour que les répétitions puissent débuter en février 1938. Alors, il s’est mis au travail et a abandonné ses plans concernant un spectacle appelé "Greek to You". Mais, une fois encore, rien ne va se passer comme prévu.

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Playbill de la création de "You Never Know"

Cela vaut le temps de s'y attarder un peu car "You Never Know" sera le pire échec de la carrière professionnelle de Cole Porter. De tous les spectacles de Porter, de "Paris" (1928) à "Silk Stockings" (1955), seul "Around the World" (1946) a eu une série plus courte que les maigres 78 représentations de "You Never Know". Et "Around the World", qui n’a duré que 75 représentations, n’était pas vraiment un spectacle de Porter: c’était une «extravaganza» d’Orson Welles financée, produite, réalisée par lui et le mettant en vedette. Porter n'y a apporté qu'une contribution minimale de Porter: une poignée de chansons et de la musique instrumentale. Lewis Nichols, qui a fait la critique de Around the World pour le New York Times, s'est demandé «si le style de Cole Porter est idéal pour une telle soirée frénétique ». Par contre, avec You Never Know, le musical produit par la Shubert Organization qui a été jouée au Winter Garden Theatre du 21 septembre au 26 novembre 1938, le blâme a souvent visé directement le compositeur – comme si un musical vivait et mourait principalement par le succès ou l’échec de ses chansons. Le le critique du New Yorker a félicité les interprètes, mais a ajouté que la musique et les paroles de Cole Porter n'étaient pas à la hauteur. Et Brooks Atkinson, écrivant pour le New York Times, a massacré la majeure partie de la partition avec cette remarque cinglante: «Il y a une de ses baratinantes sérénades, 'Alpha to Omega', qui est gaie et intelligente, et certaines des autres pourraient avoir été écrites par un enfant de 13 ans.» 

Mais dans un premier temps, essayons de comprendre la folle genèse du musical "You Never Know".

B.10.1) Genèse de «You Never Know»

L’historique de la création de You Never Know () de Cole Porter est … complexe.

B.10.1.a) Une pièce de théâtre au succès mondial

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Avec la pièce de théâtre "Kleine Komödie", l'auteur autrichien Siegfried Geyer a signé son plus grand succès. L'histoire est pourtant très simple. Il s'agit d'un quadrilatère amoureux assez standard: «la femme de chambre de Mme Baltin, Maria, se fait passer pour sa maîtresse lors d’une mission avec le valet de chambre du baron de Romer, Gaston, qu’elle croit être le baron. Lorsque le baron les découvre, il se fait passer pour le valet de chambre afin d’aider Gaston. Mme Baltin, cependant, est horrifiée et expose le couple, bien qu’à la fin – comme on pouvait s’y attendre – la pièce se termine joyeusement et que les quatre protagonistes dînent à la lueur des bougies. Les personnages secondaires de la série comprennent....»

La pièce a été créée à Veinne au Deutsches Nationaltheater de Vienne en 1927.

La pièce a ensuite été présentée à Londres dans une traduction de Graham John, sous le titre "By Candlelight". Cela a été un énorme succès, se jouant durant une très longue série répartie entre deux théâtres:

  • du 18 septembre 1928 au 4 mai 1829 au Prince of Wale's Theatre avant un transfert
  • du 6 mai 1929 au 9 novembre 1929 au Criterion Theatre
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Tout cela pour un total de 477 représentations! Même si la pièce fut un succès, l'adaptation anglaise de Graham John a souvent été remise en question. Pour la version américaine, une nouvelle traduction a été rélaisée, cette fois par le célèbre P.G. Wodehouse. La nouvelle version, nommée cette fois "Candle-Light" a été créée à l'Empire Theatre de Broadway mettant en vedette les acteurs Reginald Owen, Leslie Howard et Gertrude Lawrence, au sommet de sa carrière. Candle-Light a été jouée 128 fois, saluée par les critiques principalement pour les interprètes et l’adaptation de Wodehouse. Mais le reste est faible.

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Robert English, Reginald Owen, Leslie Howard et Gertrude Lawrence
© "Candle-light" - Empire Theatre - Broadway - 1929

Brooks Atkinson dans le New York Times est assez clair: «L’arle­qui­nade en trois actes qui crée l’occasion est adaptée de l’allemand par P.G. Wodehouse, et adaptée supérieurement au moins pour le premier acte. […] Alors que vous vous installez avec un ronronnement de joie, vous découvrez que le dramaturge arrive à la fin de son invention. […] Même sans cette excitation du texte ou de la musique, Miss Lawrence est très consolante à regarder - agile et indispensable et toujours intéressante. […] Miss Lawrence a le talent et la présence d’une vraie comédienne. Reginald Owen et Leslie Howard, qui jouent depuis un certain temps ces rôles comiques amidonnés, sont superbement adroits en maître et serviteur.»

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Cor Ruys, Fien de la Mar et Louis de Bree
© "Bij Schemerlicht" - Princesse Theater - La Haye - 1929
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Mais la pièce s'est jouée dans le monde entier et a été trduite dans de nombreuses langues. Sous le titre "Bij Schemerlicht", elle s'est par exemple jouée au Princesse Schouwburg à La Haye durant la saison 1929-1930, comme le montre la photo ci-contre à gauche.

Mais après le succès de Londres, il y a eu un UK-Tour, voir affiche ci-contre, et de très nombreuses reprises pendant tout le XXème siècle.

B.10.1.b) "By Candlelight" - Un film à Hollywood en 1933

Le 18 décembre 1933 sortit au cinéma, un film Universal réalisé par James Whale: "By Candlelight". Il s'agit une fois encore de l'adaptation de la pièce de Geyer. Le film met en vedette Elissa Landi, Paul Lukas, Nils Asther et Dorothy Revier.

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Paul Lukas et Elissa Landi - «By Candlelight» - Universal - 1933
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Paul Lukas et Elissa Landi
«By Candlelight» - Universal - 1933

Le réalisateur James Whale pour ses films d'horreur et de science-fiction: Frankenstein (1931), The Old Dark House (1932), The Invisible Man (1933). Certains sont devenus cultes. On ne se souvient pas du tout de James Whale pour sa comédie, mais il a en fait fait quelques très grandes comédies dans les années '30, "By Candlelight" étant l’une d’entre elles. Il s’agit d’une comédie romantique extrêmement légère et mousseuse mettant en vedette Paul Lukas et Elissa Landi. Fidèle à sa source de jeu scénique et complètement cinématographique, en particulier dans son utilisation des portes comme des écluses contrôlant à la fois le spectacle visuel et l'énergie érotique - nous sommes un an avant l'apparition de la censure dans le cinéma américain. La dynamique maître/serviteur est très drôle, surtout à cause de l'air naturel de supériorité de Paul Lukas envers son patron.

Le film a été sélectioonné à la Mostra de Venise en 1934 (2ème édition du Festival International du Film de Venise) dans la compétition permettant d'obtenir la "Mussolini Cup" pour le meilleur film étranger.

"By Candlelight" - Universal - 1933 - 1080p HD Film

B.10.1.c) Bei Kerzenlicht, musical 1937 Deutsche Volkstheater Wien

En 1937, la pièce de théâtre "Kleine Komödie" de Siegfried Geyer va subir une nouvelle adaptation, cette fois en comédie musicale. La musique a été composée par le compositeur autrichien Robert Katscher. L'adaptation et les paroles sont signées de l'artiste de cabaret et comédien Karl Farkas (1893-1971), une star incontestée de la scène théâtrale viennoise dès son enfance. Le musical a ouvert, le 30 avril 1937 au Deutsche Volkstheater de Vienne.

Et nous voici enfin à ...

B.10.2) «You Never Know» de Cole Porter (entre autres)

 

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«You Never Know» - 1938

Le livret de la version de Broadway a été écrit par Rowland Leigh, qui a également mis en scène le spectacle et écrit les paroles de quelques chansons. Le musical comprend trois chansons du parolier Edwin Gilbert et du compositeur Alex Fogerty (Ladies’ Room, Let’s Put It to Music et Take Yourself a Trip), une de Dana Suesse (No) et deux chansons de Katscher qui ont été retenues de sa partition originale du musical Bei Kerzenlicht (By Candlelight et Gendarme). Par contre, le programme de la création à Broadway mentionne Siegfried Geyer (l’auteur original de Kleine Komodie), Karl Farkas et Robert Katscher (les paroliers et compositeurs du musical Bei Kerzenlicht) uniquement comme des artistes dont cette création s'est inspirée. Le célèbre «D'après ...».

L’action se déroule à Paris pendant une période de vingt-quatre heures, et dépeint les joyeuses manigances du serviteur Gaston (Clifton Webb) et de son maître le Baron Ferdinand de Romer (Rex O’Malley) qui décident d’échanger leurs identités. En se faisant passer pour le baron, Gaston espère impressionner l’élégante Maria (Lupe Velez). Mais cette dernière est-elle aussi est une usurpatrice d’identité, car elle est en réalité la femme de chambre de Mme Baltin (Libby Holman), qui est l’objet de l’amour du vrai baron.

Le musical a enduré des try-out prolongés et angoissants, durant lesquels le scénario a été profondément remanié, des chansons ont été en permanence supprimées et d’autres rajoutées. Ce n’est sans doute pas étranger au fait que plusieurs membres de la distribution ont quitté le spectacle à ce stade. Rappelons enfin que quelques mois avant le premier try-out, Porter a été grièvement blessé lors d’un accident d’équitation. Cet accident l’a empêché de consacrer le temps nécessaire pour travailler correctement sur la partition de You Never Know (). Pour cette raison, le spectacle comprenait, comme nous l’avons vu, 6 chansons d’autres paroliers et compositeurs. D'ailleurs, au moment où You Never Know () - après une longue errance de try-out dont nous allons parler - sera jugé prêt à enfin débarquer à Broadway, Porter était apparemment excédé de continuer à travailler à la création de ce spectacle alors que Leave It to Me! (), dont il était aussi compositeur, allait vivre son try-out à New Haven le 13 octobre de la même année.

Alors, ces trr-out... En fait, il y a eu deux périodes de try-out pour You Never Know (). Une véritable errance...

Les Shuberts

À la fin du XIXème siècle, trois frères, Sam, Lee et Jacob J. Shubert ont fondé la "Shubert Organization". Ils s’installèrent à New York et commencèrent rapidement à acquérir des théâtres et à produire des spectacles. En 1905, après la mort tragique de Sam Shubert dans un accident de chemin de fer, ses frères, Lee et J.J., ont continué à exploiter l’entreprise à une échelle de plus en plus somptueuse.
En 1916, les Shubert étaient devenus les propriétaires-gestionnaires de théâtre les plus importants et les plus puissants du pays.
Durant les années '10 et '20, les frères Shubert ont construit plusieurs des théâtres les plus importants de Broadway, notamment le Winter Garden, le Sam S. Shubert et l’Imperial. Au milieu des années '20', les Shubert possédaient, exploitaient ou géraient plus de 1.000 théâtres aux États-Unis.
Ceci explique pourquoi dans la liste ci-contre plusieurs théâtres s'appellent "Shubert Theatre". Mais rappelons aussi que, les Shubert étant producteurs de "You Never Know", l'organisation de si diversifiés try-out était facilité par le nombre de théâtres en leur possession.

  1. Période 1 de try-out:
    1. 03 mars 1938 à New Haven, au Shubert Theatre
    2. 07 mars 1938 à Boston, au Shubert Theatre
    3. 21 mars 1938 à Washington, au National Theatre
    4. 28 mars 1938 à Philadelphia, au Forrest Theatre
    5. 18 avril 1938 à Pittsburgh, au Nixon Theatre
    6. 24 avril 1938 à Détroit, au Cass Theatre
    7. 01 mai 1938 à Chicago, au Grand Opera House
    8. 22 mai 1938 à Des Moines, au Shrine Auditorium
    9. 23 mai 1938 à Indianapolis, au English's Theatre
    10. 27 mai 1938 à Columbus, au Hartman Theatre
    11. 29 mai 1938 à Buffalo, au Erlanger Theatre
  2. Période 2 de try-out:
    1. 16 septembre 1938 à Hartford, au Bushnell Theatre

De si longs try-out, c'est rarement bon signe! Tout a commencé le 3 mars 1938 à New Haven. Linda est allée à ce premier try-out, accompagnée d'un certain nombre de célébrités pour la soirée d’ouverture. Cole n’a pas pu assister au spectacle, alors avant de partir pour New Haven, les deux frères Shubert - qui produisaient le spectacle - ont amené 18 musiciens et quelques rôles principaux, aux Waldorf Towers - résidence new-yorkaise de Cole Porter - où ils lui ont donné un aperçu privé du spectacle. La presse de New Haven ne fut pas tendre. Le New Evening Register a critiqué l’œuvre: "Peu de chansons et pas beaucoup de beauté". Apparemment, l'élégante Lupe Velez (Maria) a volé le spectacle avec ses imitations de Katharine Hepburn, de Gloria Swanson, de Shirley Temple et d’autres.

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«You Never Know» - Souvenir Programme - Try-out - 1938

Les try-out se sont poursuivis à Boston dans une tempête de neige tourbillonnante. La première de Boston a néanmoins été qualifiée de «la plus grande soirée de la saison théâtrale de Boston». Étaient présents Mme Calvin Coolidge (femme du 30 ème Président des États-Unis, qui est "sortie de sa retraite" ce soir-là), Marshall Field, Eleanore Sears, ainsi que le gouverneur et son épouse.

Mais, malgré le glamour qui s’en est suivi, la réception du spectacle ne s'améliore pas. Variety a écrit : "La première de la nouvelle comédie musicale de Cole Porter était une déception". Ils ont souligné des longueurs et des moments ternes dans le livret. Ils estimaient qu'il fallait chanter et danser plus vite. Le spectacle manquait de passages chantés et surtout de moments drôles. Et il y avait du ressentiment par rapport à certains des artistes.

Aucune explication n’a été donnée quant à la raison pour laquelle Lupe Velez avait frappé en scène Libby Holman. Le journal a par ailleurs fait un impair en nommant Lupe Velez, qui était mariée à Johnny Weissmuller, "Mme. Tarzan".

Pour les Porter, cette période est très difficile. Rappelons qu'avant l'accident de Cole, Linda songeait au divorce. Leurs santés à tous les deux sont caduques, même si celle de Cole est nettement plus préoccupante à l'époque. Et les débuts chaotiques de ce nouveau spectacle n'ont certainement rien arrangé. Linda s’est confiée à son ami Bernard Berenson, lui avouant que cet hiver avait été terrible. Pendant les premiers mois de l'année et les premiers try-out de "You never Know", Linda s’était réfugiée au Triangle T Ranch en Arizona, où elle tentait de soigner ses maladies respiratoires. Elle y resta pour un repos de trois mois. Et pourtant, elle a aussi parlé à Berenson de l’épreuve de Cole et lui a dit avec optimisme, oubliant tous ses ressntis relationnels:

« Avec des soins constants, il va se rétablir complètement ... La jambe gauche (double fracture) est guérie, il n’a pas de plâtre ni d’attelle sur la jambe, donc il peut se trémousser dans ses chambres au Waldorf avec des béquilles. Il est aussi gai qu’un coq - il a écrit une nouvelle partition pour By Candlelight qui, incidemment, est un grand succès, & écrit maintenant une deuxième partition. [Vraisemblablement c’était la partition de Leave It to Me!]. Il dit que son travail lui sauve la vie, car il il le fait oublier sa douleur. Il est vraiment une âme vaillante. Il n’y a pas de mots pour décrire sa patience et sa force d’âme. (...) Je lis toute la journée - avec une promenade occasionnelle, mais je suis toujours à l’extérieur et me sens complètement détendue.»

Linda Porter

 

En lisant ce courrier, on ne peut songer que moins de 6 mois auparavant elle songeait au divorce. Mais dans la même lettre, Linda se plaint du désordre dans lequel se trouve le monde ... « Hitler se voit hériter de la terre. Cela va-t-il arriver? »

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«You Never Know» - Playbille - Chicago Try-out - 1938

A Chicago, You Never Know a été joué au Grand Opera House. Le Chicago Tribune a déclaré : "C’était une première qui rappelait les conditions d'avant la grande dépression en matière de danse et de réponse du public." George Abbott, pour donner un coup de main, a passé cinq jours à Chicago à modifier la pièce. Comme d’habitude, les critiques des journaux puritains ont averti leurs lecteurs des "grossièretés" et des "obscénités" qu'ils verront dans le spectacle.

Les try-out vont se poursuivre. Le spectacle est en réécriture constante. Deux mois et demi après le premier try-out, You Never Know fait son 9ème arrêt, cette fois à Indianapolis, les 23, 24 et 25 mai. Le soir de la première, une réception et un bal ont été organisés au Columbia Club, auquel Cole, Katie - la maman de Cole - et d’autres amis proches devaient assister. Cole, finalement, ne pourra être présent. Au bal, seuls des airs de Porter ont été joués par l'orchestre. Katie a accepté le 'gold medallion' pour Cole. Sa belle-grand-mère, Mme J. O. Cole, et son ami d’enfance Tommy Hendricks étaient parmi les spectateurs.

De très nombreuses chansons furent supprimées durant ces try-out: I’ll Black His Eyes, I’m Yours, The Waiters (aka What a Priceless Pleasure), (Just) One Step Ahead of Love, et Ha, Ha, Ha, It’s No Laughing Matter, I’m Back in Circulation et I’m Going in for Love. Notons encore que «By Candlelight de Porter n’a pas été utilisée dans le musical, mais que la chanson de Robert Katscher portant le même titre faisait bien partie de la partition. Porter a aussi écrit deux versions différentes de I’m Yours et de la chanson-titre. Une version de la première a été entendue pendant les try-out mais a été abandonnée avant Broadway, et une version de la chanson-titre a été entendue dans la production de New York.

De nombreux personnages ont été éliminés pendant les try-out, avec pour conséquence immédiate qu’un certain nombre de membres de la distribution n’ont pas atteint Broadway, disparaissant avec leur personnage: Catherine Crawford, George Dobbs, Kay Duncan, Helena Glenn, Peter Garey, Delma Byron, Lloyd Staples et Sunny Simpson. En outre, la comédienne April avait signé pour Leave It to Me! () – le spectacle suivant de Cole Porter – et vu le retard pris par la création de You Never Know () suite au grand nombre de try-out nécessaire, elle a été remplacée par June Preisser (lorsque Preisser a quitté le spectacle peu après la première à Broadway, elle a à son tour été remplacée par Jean Moorhead).

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«You Never Know»
© Al Hirschfeld Foundation

Le musical a fini par ouvrir le 21 septembre 1938 au Winter Garden Theatre. Les critiques n’ont pas du tout été impressionnés et le public est resté totalement apathique. Le musical a d'ailleurs fermé après 78 représentations seulement. Cependant, la partition de Porter comprenait un certain nombre de joyaux, dont la chanson la plus connue de la comédie musicale, At Long Last Love. Cette chanson servira de titre à l’ambitieux, mais imparfait musical cinématographique de 1975 de Peter Bogdanovich, At Long Last Love (), qui reprenait 18 chansons de Cole Porter et se voulant un hommage aux films musicaux des années ’30. Les autres chansons mémorables du spectacle sont (From) Alpha to Omega et For No Rhyme or Reason.

Dans le New York Times, Brooks Atkinson a dit que seuls Clifton Webb et les danseurs Paul et Grace Hartman ont donné à You Never Know () «the look and sound of stage entertainment». Pour lui, le titre était «drôlement prophétique» parce que «you never know how these rummage sales are going to turn out in the theatre». Wolcott Gibbs, dans le New Yorker, a dit qu’il était «triste de voir tant de gens talentueux errer impuissants sur une scène», et il a noté que la partition de Porter suggérait «seulement occasionnellement» son « talent complexe et fascinant».

À l’époque, Cole considérait son nouveau spectacle comme son meilleur jusqu’alors, mais certains ont pris cela pour un jugement provoqué par son cerveau sous l'emprise de tous les médicaments que son accident le forçait à ingurgiter. Cole Porter écrira 20 ans à propos d’une reprise du spectacle: «Pourquoi quelqu’un a-t-il été déterrer "You Never Know", je ne saurai jamais. C’était le pire spectacle sur lequel j’ai travaillé.»

Certes, les "amis scintillants" se sont retrouvés, comme à leur habitude, dans les premières rang de la salle lors de la première à Broadway. Et après, il y a eu une fête donnée par Clifton Webb (Gaston) à son appartement de Park Avenue, animée par sa mère, Maybelle; et une autre par le prince Serge Obolensky au St. Regis. Mais Cole était encore trop malade pour assister aux fêtes, et Linda n’y a pas assisté non plus.

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«You Never Know» - Revival
Eastside Playhouse
Off-Broadway
1973

Mais, étonnement, ce spectacle n’est pas un ‘lost show’ comme on dit de ces flops qui n’ont plus jamais été joués. En 1973, il a été repris à l’Eastside Playhouse (Off-Broadway) du 12 au 18 mars, pour seulement 8 représentations. Le spectacle a été mis en scène par Robert Troie et musicalement dirigé par Walter Geismar. La série mettait en vedette Esteban Chalbaud, Lynn Fitzpatrick, Dan Held, Rod Loomis, Grace Theveny et Jamie Thomas. Il comprenait six chansons de la production originale (Maria, [From] Alpha to Omega, What Shall I Do?, For No Rhyme or Reason, At Long Last Love et la chanson titre You Never Know); deux chansons coupées avant l’ouverture originale de Broadway (I’m Going in for Love et I’m Back in Circulation); la chanson-titre de Porter (et non celle de Katscher); et quatre chansons tirées d’autres musicals de Cole Porter. Un disque existe de cette courte production.

Une reprise de cette version a été produite en 1991 au Pasadena Playhouse, et elle est devenue aujourd’hui la version officielle du musical.

Le musical dans une forme plus proche de l'original a été joué au Paper Mill Playhouse à Milburn en 1976 puis en 1996.

Et, enfin, dans le cadre des Musicals Tonight!, une version de concert a été présentée au McGinn-Cazale Theatre (108 places) à New York pour 16 représentations en avril 2009.


Comme nous l’avons mentionné, les retards pris pour la création de You Never Know () ont excédé Cole Porter car il travaillait également sur Leave It to Me! ().

Malgré le fait qu'il ait recommencé à travailler, Cole était loin d'être guéri. Ses proches se souviennent qu'il ne pouvait pas toujours maintenir son sang-froid lorsque la douleur devenait très aiguë. Une fois, il a demandé à Ray Kelly de lui apporter ses somnifères, mais Kelly, conscient que Cole avait bu beaucoup, a refusé. Kelly était lui-même pas mal ivre et a simplement quitté l’appartement quand Cole a continué ses demandes. Le lendemain, Kelly n’est pas venu pour sa ballade habituelle avec Cole. Plus tard dans la journée, Kelly a reçu un paquet provenant du fleuriste Waldorf. À l’intérieur se trouvait un seul lys ... mort et une note lui demandant de dîner avec Cole ce soir-là.

En plus, pendant la pause estivale des try-out de You never Know, à son anniversaire en juin 1938, Cole a trébuché dans un escalier et s’est cassé la jambe gauche! Cela mit fin aux sorties sociales qu’il avait recommencées. Que faire ? Cole n’était pas en état de voyager et devait rester proche de ses médecins. Il passa une grande partie de l'été '38 dans une maison prêtée par un ami à Lido Beach, sur Long Island.

Jack Coble, un des plus proches amis de Porter, se souvient que «Ray Kelly, le grand amour de Cole Porter après Ed Tauch», vivait dans la maison avec Cole cet été-là, et que quelques jeunes hommes y séjournaient souvent, Ed Tauch parmi eux. Coble a rendu d’innombrables visites à Cole cet été-là à Lido Beach. Selon Coble: «À ce moment, Porter et Tauch étaient séparés et Ray Kelly était l’amant de Porter. Ray Kelly était rusé, mais doux, sauf s'il avait bu. Alors, il cherchait la bagarre et cassait la porcelaine.» Porter avait évidemment des domestiques dans cette maison et il faisait livrer la nourriture quasiment tous les jours du "21", un restaurant très coté à Manhattan.

Il recevait de très nombreux invités. Des militaires stationnés à proximité se sont parfois présentés chez Porter. Un vétéran de l’armée, stationné à Governors Island, a affirmé que beaucoup des soldats et des marines qui y étaient logés étaient homosexuels. Certains d'entre eux se souviennent: «C’était une soirée boisson-et-sexe, proche de l'orgie - 50 soldats ou plus qui s’embrassent, boivent et font beaucoup de sexe.» Cole utilisait une canne, mais il se mêlait à tout le monde. «Porter était clairement le patron de ces foules.»

Les voisins ont remarqué deux fois par semaine une voiture de livraison avec "Waldorf-Astoria" en or sur le côté qui s’arrêtait brièvement chez Porter à Lido Beach avant de partir. Elle ne livrait pas de la nourriture gastronomique ou des vins rares, mais ramassait du linge sale le lundi et rendait le linge propre le jeudi.

Coble et Baz sont deux des invités de la maison de plage du Lido qui se souviennent des jeux de mots et de cartes qui étaient fréquemment joués. Jennings et Ben Baz, Elsa Maxwell, Neysa McMein et Ray Kelly étaient parmi les joueurs. Kelly était un joueur de jeux de mots si supérieur qu’Ollie Jennings en particulier se demandait si Kelly n’aidait pas Porter avec les paroles. Et en effet, comme Kelly l’a dit lui-même, il l’a fait, et de manière substantielle. Coincé pour un mot ou une rime, Porter demanderait aussi l’aide de sa secrétaire ou d’un serviteur.

C'est dans cette ambiance festive qu'il a écrit "Leave It to Me!" et, quand il en avait le temps, géré les dernières péripéties de la création de "You Never Know".

Pour le reste de sa vie, Cole a eu une tendresse particulière pour "Leave It to Me!", dont il a écrit une grande partie couché sur le dos sur la terrasse qui surplombait l’océan à Lido Beach. Ce spectacle lui a donné la plus grande satisfaction de toutes, lui prouvant à lui-même et aux autres qu’il n’était pas un invalide inutile.