A.1.1) Une famille à l'influence décisive
Porter est né à Peru le 9 juin 1891, entre Chicago et Indanapolis dans l’Indiana, le seul enfant survivant d’une famille riche. cette petite ville compte 8.460 habitants et on est donc très loin de New York et bien sûr... de Broadway.
Son père, Samuel Fenwick Porter, était un petit pharmacien sans grande ambition. Son grand-père maternel, James Omar «J.O.» Cole, a eu deux enfants, dont une fille, Kate, la future maman de Cole Porter. Il était «l’homme le plus riche de l’Indiana», ayant fait fortune dans la ruée vers l'or en Californie, puis investi dans les terres boisées et détenait de généreux gisements de charbon et de pétrole. Il dominait toute la famille. Dire qu'il en était le "patriarque" est peu dire... Cette fortune lui a permi de choyer Kate toute sa vie au-delà du raisonnable. J.O. en a donc fait une fille ultra-gâtée. Kate allait reproduire le même schéma avec son fils Cole.
J.O. Cole a construit aux parents de Cole Porter une maison sur sa propriété de «sa» région de Peru, connue sous le nom de Westleigh Farms. Après le lycée, Porter n’est retourné dans la maison de son enfance que pour des visites occasionnelles. Ainsi, Cole Porter (1891-1964) a été élevé dans un milieu très confortable, ce qui est une différence avec beaucoup d’artistes de son époque.
La mère de Porter, qui avait une forte volonté, l’adorait et a commencé sa formation. Ainsi dès l'âge de 6 ans, Cole Porter possède son propre poney, un tuteur pour apprendre le français. Il va à l'église le dimanche. Il apprend aussi la danse, la musique et prend des cours de piano et de violon. Sa mère l'inscrit au conservatoire de Marion à 45 km de la maison. Et elle paie rubis sur ongle afin que son fils puisse être le violoniste soliste lors de concerts-étudiants. Le petit Cole n’aimait pas le son dur du violon et son énergie s’est donc tournée vers le piano.
Pendant ses années de formation, il jouait du piano deux heures par jour. Et en 1901, à 10 ans, il compose déjà un cycle qu'il dédie à sa mère: Song of the Birds, 6 mouvements annotés de son écriture enfantine. Les titres: le cocon maternel, les oisillons apprennent à chanter, un oiseau tombe du nid, le coucou dit à la mer où se trouve l'oiseau, l'oiseau est retrouvé et puis il s'envole ensemble au loin. Ces titres sont une preuve de la dévotion que Cole Porter vouait à sa mère.
Dès l'année suivante, Kate fait carrément éditer une partition de son fils à 100 exemplaires qu'elle distribue à la haute société de Peru, la partition d'une pièce pour piano que Cole Porter a entièrement composée et qui s'intitule The Bobolink Waltz (1902). La couverture annonce fièrement en grosses lettres le nom du compositeur et le titre du morceau. Avec écrit en dessous en tout petit «Published for the Auteur par The S. Brainards Sons Co. New York and Chicago». Le morceau a été repris dans la comédie musicale Cole () créée à Londres en 1974 au Mermaid Theatre et qui racontait la vie de l'auteur-compositeur.
Kate a falsifié l'année de naissance enregistrée de son fils, la changeant de 1891 à 1893 pour le faire paraître plus précoce. Il semblait donc qu’il était très brillant «pour son âge». Elle ment sur l'âge de son fils à l'école… Ce n'est que le premier de très nombreux mensonges qui émailleront la vie de Cole Porter car on peut le signaler dès à présent, il va, ici aussi, prendre exemple sur sa mère.
Son père, un homme timide et peu sûr de lui, a joué un rôle moindre dans l’éducation de Porter, bien qu’en tant que poète amateur, il ait pu influencer les dons de son fils pour la rime et la mesure. Le père de Porter était également un chanteur et pianiste talentueux, mais la relation père-fils n’était pas forte.
A.1.2) Un style unique
Sans vouloir avancer trop vite, il nous semble fondamental de mentionner, dès ces premiers éléments biographiques, l'une des caractéristiques artistiques de Cole Porter: son ironie tantôt drôle tantôt dénonciatrice. On peut comprendre d'où vient cette particularité si l'on s'interroge comment l'envie d'écrire et de composer des chansons est venue à Cole Porter? Comme toujours, on en revient à sa mère… Enfant, il la voit au piano en train de pasticher des chansons populaires. C'est ainsi que, très vite, Cole Porter à son tour se mettra à composer des pastiches. Les pastiches allient précisément l'humour et la dénonciation.
Le plus célèbre est certainement Miss Otis Regrets (1934). La puissance de cette chanson est le contraste total entre la violence de l'histoire racontée et la mélodie discrète qui l’accompagne. Cette chanson est très violente car elle parle d'une femme qui se rend compte que son «amant» a profité d'elle sexuellement, l’abandonnant ensuite sans ménagement. Elle le tue d’un seul coup de pistolet. Puis, après des excuses finales, juste avant d’être lynchée par une foule vengeresse, elle s’excuse avec les mots: «Mlle Otis regrette de ne pas pouvoir déjeuner aujourd’hui». N'oublions pas que nous sommes au ilieu des années '30. Et pour en rajouter une couche, Porter a choisi de faire de cette femme une bourgeoise, et pas une fille de la campagne.
Plusieurs témoignages sur l’inspiration de la chanson circulent. Robert Kimball affirme qu’il s’agit d’une parodie d’une chanson country et western que Porter a entendue à la radio lors d’une fête. Un autre récit raconte que l’ami de Porter, Monty Woolley, a parié que l’auteur-compositeur ne pouvait pas créer une chanson ayant pour titre Miss Otis Regrets.
La chanson a été interprétée pour la première fois sur scène par Douglas Byng dans le musical Hi Diddle Diddle! (), qui a débuté le 3 octobre 1934 au Comedy Theatre de Londres (l'actuel Harold Pinbter Theatre et avant un transfert au Savoy Theatre), bien que cette chanson semble avoir été écrite à l’origine pour Ada «Bricktop» Smith dont nous reparlerons. Il a été repris par de nombreux artistes, dont Ella Fitzgerald, Nat King Cole, Edith Piaf, Nancy Wilson, Jose Feliciano, Linda Ronstadt, Kirsty MacColl avec The Pogues, The Mills Brothers, LaBelle, Bette Midler, John Barrowman, Josh White et Bryan Ferry pour n’en nommer que quelques-uns.
Miss Otis regrets she's unable to lunch today,
Madam
Miss Otis regrets she's unable to lunch today
She is sorry to be delayed
But last evening down in Lover's Lane she strayed
Madam
Miss Otis regrets she's unable to lunch today
When she woke up and found, that her dream of love was gone
Madam
She ran to the man who had lead her so far astray
And from under a velvet gown
She drew a gun and shot her lover down
Madam
Miss Otis regrets she's unable to lunch today
When the mob came and got her and dragged her from the jail
Madam
They strung her from the old willow cross the way
And the moment before she died
She lifted up her lovely head and cried
Madam
Miss Otis regrets she's unable to lunch today
Miss Otis regrets... she's unable to lunch today
Version originale
Miss Otis regrette de ne pouvoir venir dîner,
Madame,
Miss Otis regrette de ne pouvoir venir dîner
Mais hier, au bois elle est allée
Dans l'allée des amoureux, s'est égarée,
Madame,
Miss Otis regrette de ne pouvoir venir dîner
Quand elle comprit que son bel amour était fini,
Madame,
Elle courut vers l'homme qui l'avait indignement trahie
De sa robe en velours chiné sortit un browning
Et l' tua sans hésiter,
Madame,
Miss Otis regrette de ne pouvoir venir dîner
La foule vint, força la prison et la saisit,
Madame,
On la traîna jusqu'au vieux tilleul où on la pendit
Mais juste avant de trépasser
Elle releva sa jolie tête pour murmurer,
Madame,
"Miss Otis regrette de ne pouvoir venir dîner
Version Edith Piaf
Revenons à la chronologie. Cole Porter est encore un enfant.
A.1.3) Les études
Son grand-père, J.O. Cole destinait Cole à une carrière dans le business ou la magistrature. Mais sa mère, en 1905, décide de l'envoyer dans l'un des grands lycées américains sur la côte est, à Worcester, en Nouvelle-Angleterre, la Worcester Academy, au grand dam de son grand-père qui aurait préféré qu'il entre dans une académie militaire ou dans une école de commerce.
À partir de là, Cole Porter n'aura de cesse de tenter de cacher son côté provincial. Il préfère qu'on le croit orphelin plutôt qu'un «plouc» venu de l'Indiana. Porter évite le sport, l'athlétisme, mais s'inscrit à la chorale, au club de mandoline, au club théâtre et a apporté un piano droit qu'il a mis dans sa chambre. Il découvre à l’école que la musique lui permet d'être très divertissant ce qui lui permet de se faire facilement des amis. Pour distraire ses amis lycéens, il écrit déjà des chansons qui se moquent des membres de la faculté.
Porter réussissait bien à l’école et rentrait rarement à la maison pour rendre visite à sa famille. Il est devenu major de promotion et fut récompensé par son grand-père par un voyage en France, en Suisse et en Allemagne.
C'est à la Worcester Academy que Cole Porter a rencontré une influence importante dans sa musicalité, le Dr. Daniel Webster Abercrombie. Son professeur lui a enseigné la relation entre les mots et le rythme, et entre les paroles et la musique dans les chansons.
Cole a cité plus tard les leçons d’Ambercrombie: «Les mots et la musique doivent être si inséparablement liés l’un à l’autre qu’ils paraissent comme un.»