Malgré une partition mémorable de Cole Porter et un casting qui comprenait Ethel Merman, Jimmy Durante et Bob Hope, Red, Hot and Blue () a tenu l’affiche seulement un peu moins de six mois, et sa tournée post-Broadway (avec les trois leads de Broadway) s’est arrêtée après sa première série à Chicago, où le musical a été représenté pendant trois semaines. Le livret de Howard Lindsay et Russel Crouse est amusant, mais les critiques l’ont trouvé décevant. Environ 90% du spectacle se déroule à Washington DC. Il y avait, çà et là, des touches de satire politique, mais tout était très doux et n’arrivera jamais, dans l’humour politique, à la cheville de Of thee I sing () (1931 – Ira et George Gershwin, George Kaufman et Morrie Ryskind).
Et dans ce qui est devenu un commentaire récurrent à de nombreux critiques, la partition de Porter a été jugée inférieure à ses précédentes, une évaluation surprenante parce que standards indémodables ont émergé de ce musical: le duo comique It’s De-Lovely pour Merman et Hope, la chanson d’amour Down in the Depths (on the Ninetieth Floor) pour Merman et le réjouissant Ridin’ High pour Merman et le chœur.
La partition de Porter comprenait également A Little Skipper from Heaven Above dans laquelle Jimmy Durante incarnait un capitaine de bateau qui annonçait à son équipage qu’il n’était «qu’une fille, pas un garçon» et qu’il allait devenir mère; la palpitante et turbulente chanson-titre Red, Hot and Blue (pour Merman et le chœur); et une chanson pleine d’insinuations, l’insinuation basse que You’re a Bad Influence on Me (pour Merman).
L’histoire – qu’il était difficile de confondre avec Hamlet – portait sur la recherche d’une héritière disparue. Le seul indice connu quant à son identité est l’existence d’une cicatrice très caractéristique, apparue quand elle s’est assise sur un gaufrier chaud à l’âge de quatre ans!!! Ethel Merman incarnait «Nails» O’Reilly Duquesne – «nails» signifie «ongles» en anglais – une ancienne manucure devenue une riche jeune veuve connue de tout Washington, on dirait aujourd’hui quelle est ‘people’. Dans le musical Call Me Madam () (1950) d’Irving Berlin, Ethel Merman jouera à nouveau une riche «célébrité» de Washington. Bob Hope jouait un jeune avocat et Jimmy Durante un détenu libéré de prison contre sa volonté: il avait finalement atteint son objectif de devenir le capitaine de l’équipe de polo de la prison et cela ne lui convenait pas du tout de devoir abandonner tout cela pour pour aider à la recherche de l’héritière.
Afin de localiser l’insaisissable héritière, Nails organise une loterie nationale… Cela va provoquer des quiproquos politiques: quelques sénateurs espèrent gagner la loterie afin de rembourser la dette nationale et la Cour Suprême jugera la loterie inconstitutionnelle parce qu’elle pourrait effectivement bénéficier au peuple américain!!!
L’intrigue pouvait sembler d’une grande bêtise, mais il y avait plein de blagues amusantes: Ethel Merman commence à pleurer; Durante lui dit de ne pas être lugubre; Merman demande ce que signifie lugubre; Durante s’arrête, réfléchit, puis lui dit de continuer et de pleurer. C’était le genre de musical qui osait une scène finale se déroulant sur la pelouse sud de la Maison Blanche où Merman – entourée de dizaines de choristes élégamment vêtues positionnées sur et autour du Portique Sud – explosait vocalement la chanson-titre. (Franklin et Eleanor Rossevelt sont invisibles… Ils ont sans doute quitté la ville juste à temps. C’était aussi le genre de musicals où les personnages portaient des noms du type “Nails”, “Policy Pinkle, “Fingers”, “Ratface”, “Sure-Thing”, “Flap-Ears”, “Louie the Louse” …
Il faut cependant souligner la dextérité de Porter, car, en 1936, il a mené à terme en parallèle deux grands projets construits à plus de 4000km l’un de l’autre: le film Born to Dance () à Hollywwod et le musical Red, Hot and Blue () à Broadway. Alors, bien sûr, les temporalités d'une création au cinéma et à la scène ne sont pas identiques. Si le film Born to Dance () est sorti sur les écrans en novembre 1936, le travail s'est fait plus longtemps en amont. Red, Hot and Blue () a débuté en try-out à Boston à partir du 7 octobre 1936, puis a eu une seconde série de try-out à New Haven à partir du 19 octobre avant d'être créé à Broadway, à l'Alvin Theatre, le 29 octobre 1936. À l'origine, le spectacle devait être créé un an plus tôt, mais Porter était parti pendant de longs mois en voyage autour du monde, voyage durant lequel il composa les chansons de Jubilee (). Il commença à travailler sur la partition de Red, Hot and Blue () lors de son retour à New York.
Au départ, le duo-vedette devait être constitué d'Eddie Cantor et Ethel Merman, mais Cantor était engagé ailleurs, alors le producteur Vinton Freedley, fin 1935, a embauché Jimmy Durante à sa place. Mais un conflit d’ego a éclaté entre Jimmy Durante et Ethel Merman qui a été résolu en ayant leurs noms entrecroisés au-dessus du titre. Nous y reviendrons. Ce ne fut pas le seul problème de casting. William Gaxton faisait partie du casting initial, mais il s’est retiré parce que le rôle d’Ethel Merman était trop important par rapport au sien. Bob Hope a pris sa place.
Un des meilleurs amis de Cole, Ray Kelly, a affirmé qu'il avait créé ce spectacle sous un grand stress. Pourtant, Porter a déclaré à un journaliste: «Je n’ai jamais travaillé sur une pièce dans laquelle tout s’est aussi bien passé.» Rien n'est plus faux. À Boston, le premier acte avait une longueur maladroite de deux heures et dix minutes. Un critique a même suggéré qu’ils devaient imiter Eugene O’Neill et jouer la moitié de la pièce un soir et l'autre moitié la nuit suivante. Cole Porter et le producteur Vinton Freedley étaient conscients que le livret était trop long et ne se mêlait pas assez à la musique. Freedley a fait «de nombreuses suggestions pour modifier le spectacle» qui ont été acceptées par tous sauf par Porter. Porter a d’abord exigé que Freedley communique avec lui par l’intermédiaire de son agent, mais il a finalement cédé aux modifications proposées..
En fait, les critiques à Boston furent mitigées, mais un certain nombre d'entre elles ont salué l’adagio dansé par Grace et Paul Hartman, et tout le monde a fait l’éloge d'Ethel Merman, Jimmy Durante et Bob Hope. Cole Porter était très fier de sa nouvelle recrue, Jimmy Durante: «Je pense qu’il est le plus grand dans le théâtre aujourd’hui et il est formidable dans ce spectacle.» Quelques jours après l’ouverture de Boston, le Christian Science Monitor a rapporté que le producteur Vinton Freedley et Cole Porter réécrivaient leur nouveau spectacle: il était trop sentimental, mais surtout une partie de l'intrigue, les dialogues et les blagues étaient «too much». Le critique a déclaré que Porter s'était inspiré de Bizet, Sullivan, Ravel et d’autres. Mais il a aussi prédit que la chanson It’s De-Lovely serait un succès.
Si on se réfère aux souvenirs de Porter à propos de ces try-out: «Nous avons tous décidé qu’une autre chanson devrait être ajoutée au spectacle. Il fallait bien sûr que ce soit fait à la hâte, mais je n’ai pas eu de difficulté, car je connaissais parfaitement la situation dans le spectacle. J’ai pensé à la chanson le mardi, je l’ai travaillée ce soir-là et le mercredi, et, dès le jeudi soir, elle était chantée dans le spectacle avec une magnifique orchestration.» La chanson était l’une des plus tristes chansons d'amour écrites par Porter: Down in the Depths. Elle décrit une situation familière: «Celui que j’aime le plus / S’ennuie / Avec moi ». Les lignes suivantes sont inspirées d’une remarque plutôt touchante que Merman avait faite à Porter: «Des gens sympathiques dînent avec moi / Et même deux fois». Cette chanson sur l’amour non partagé chanté par une personne vivant dans un penthouse de New York a des échos autobiographiques qui semblent prouver que la chanson était en gestation chez Porter bien avant qu’il ne l’écrive pour Red, hot and Blue ().
Manhattan, I'm up a tree
The one I've most adored
Is bored
With me.
Manhattan, I'm awfully nice,
Nice people dine with me,
And even twice.
Yet the only one in the world I'm mad about
Talks of somebody else
And walks out.
With a million neon rainbows burning below me
And a million blazing taxis raising a roar
Here I sit, above the town
In my pet pailletted gown
Down in the depths on the ninetieth floor.
While the crowds at El Morocco punish the parquet
And at '21' the couples clamor for more
I'm deserted and depressed
In my regal eagle nest
Down in the depths on the ninetieth floor.
When the only one you wanted wants another
What's the use of swank and cash in the bank galore?
Why, even the janitor's wife
Has a perfectly good love life
And here am I
Facing tomorrow
Alone with my sorrow
Down in the depths on the ninetieth floor.
Manhattan, je suis dans la mouise
Celui que j’ai le plus adoré
S’ennuie
Avec moi.
Manhattan, je suis vraiment gentille,
Des gens agréables dînent avec moi,
Et même deux fois.
Pourtant, le seul au monde qui me fasse craquer
Parle de quelqu’un d’autre
Et s’en va.
Avec un million d’arcs-en-ciel en néons brûlant sous moi
Et un million de flamboyants taxis rugissants
Je suis assise ici, au-dessus de la ville
Dans ma robe à pailletée préférée
Dans les profondeurs du nonantième étage.
Alors que les foules à El Morocco punissent le parquet
Et au '21' les couples en réclament plus
Je suis abandonnée et déprimée
Dans mon nid d’aigle royal
Dans les profondeurs du nonantième étage.
Quand le seul que vous vouliez en veut un autre
À quoi bon frimer et avoir de l’argent à gogo ?
Pourquoi, même la femme du concierge
A une vie amoureuse parfaite
Et me voici
Face à demain
Seule avec mon chagrin
Dans les profondeurs du nonantième étage.
«Down in the Depths» - «Red, Hot and Blue» - Cole Porter
Comme nous l'avons déjà souligné plusieurs fois, Cole Porter était un fêtard, mais aussi un vrai travailleur. La création de cette chanson en moins de 48 heures en est une preuve évidente. Pendant cette création, à plusieurs reprises, Porter a croisé le librettiste Russel Crouse sans lui parler ou lui adresser un regard, à un tel point que Crouse a présumé qu’il avait déçu Cole. Il essayait de trouver ce qu'il avait pu faire, en vain, jusqu'à ce que, soudainement, Porter sourie et lui dise: «In my regal eagle nest». Porter sortait de son isolement, car il avait trouvé les paroles qui lui manquaient... L'ami de Porter, Ray Kelly, a également commenté la concentration de Cole Porter: «Je pensais que je lui parlais et qu’il avait l’air d’écouter attentivement ce que je disais, puis, tout à coup, j’ai réalisé qu’il n’avait pas entendu le moindre de mes mots. Il était en plein travail, dans sa bulle.»
Parlant de la beauté de l'interprétation de cette chanson par Merman, Cole a déclaré: «On pense à ces choses-là le lendemain matin après une première, avec affection et gratitude. Car, après tout, un auteur de chansons est totalement à la merci de ses interprètes.» Mais selon Ray Kelly, Merman, Durante et Hope étaient tous des artistes malveillants: «Chaque soir, la représentation était différente parce que ces trois personnes étaient sur scène. Hope lançait négligemment une réplique dans les airs et Merman ou Durante la saisissait et beaucoup de choses étranges se produisaient, mais toujours drôles. Et puis, si un second rôle entrait en scène, bang, ils leur lanceraient une réplique n’ayant rien à voir avec le livret. Ils restaient là, abasourdis, et les trois autres continuaient... à jouer leur match.»
Avec Merman, suite à leur récente collaboration sur Anything Goes (), Cole se sentait tout à fait à l'aise. Et réciproquement. Mais... Merman et Durante avaient, lors de leur engagement, tous deux reçu la promesse que leur nom serait au sommet des listes. Et donc de l'affiche. Leurs agents n'ont pas voulu en démordre. C’est Linda Porter qui a sauvé la situation, suggérant à Cole que les deux noms se croisent. C'est ce que l'on peut voir sur l'affiche ci-contre. Mais les agents respectifs des artistes se sont alors disputés pour savoir quel serait le nom que le public lirait en premier. Le montant? Le descendant? Finalement, il a été décidé que les noms seraient alternés toutes les deux semaines...
Cole, qui était à Hollywood à l’époque pour la sortie de son film Born to Dance (), a probablement fuite cette confrontation imbécile. Mais il ne pouvait pas fuir les désaccords avec le producteur du spectacle, Vinton Freedley, sur Goodbye, Little Dream, Goodbye que ce dernier jugeait trop mélancolique pour le spectacle ou sur l’orchestration de Ridin' High.
Merman a également eu une dispute avec Bob Hope au sujet des grimaces et des gestes qu'il faisait lorsqu'elle avait des répliques drôles.
Comme toujours, pour la première à Broadway de Red, Hot and Blue (), Linda a offert à Cole un étui à cigarettes. Mais c'était sans doute l'un des plus beaux: un boîtier en platine orné de diamants, soleils, lunes et signes du zodiaque; le dessus était entièrement incrusté de rubis, diamants et saphirs (rouge, blanc et bleu). Pourtant, à cette époque, Linda et Cole commençaient à être distants. Elle n’a pas assisté à la première. Leur couple d'amitié battait de l'aile.
La première de Red, Hot and Blue à Broadway à l'Alvin Theatre, le 29 octobre 1936 avait attiré de nombreuses célébrités, et la police était en grand nombre devait protéger les stars de leurs fans. Après le spectacle, Cole s'est rendu au célèbre Night Club El Morocco en attendant les critiques. En fait, Porter confie un sentiment particulier par rapport aux premières:
« Au moment où le rideau se lève lors de la première, je me dis: "Voilà, elle s’en va" et je dis adieu à mon bébé. Pendant les mois de préparation, la pièce devient en quelque sorte une personne pour moi, pas toujours une personne gentille, mais au moins quelqu’un que j’ai aimé. Dès qu’elle est présentée au public de la première, cependant, je sens que ce n’est plus mon bébé. »
Cole Porter
Brooks Atkinson du New York Times a écrit que le spectacle était une pagaille humoristique, qui n'évitait pas toujours la vulgarité, mais avoue que «la plupart d’entre nous riaient outrageusement». En comparaison avec le livret de Lindsay et Crouse d'Anything Goes (), Brooks Atkinson manquait de cohérence. Il a également écrit que certaines chansons de Porter étaient «médiocres», mais il a fait l’éloge de Down in the Depths on the Ninetieth Floor, It’s De-Lovely (avec des paroles «remarquables» et une musique «exultante») et Ridin' High («pleine de bon goût»). Selon lui, A Little Skipper from Heaven Above était "démentielle".
Robert Benchley dans le New Yorker a dit qu’une deuxième visite au musical l’avait convaincu que la partition de Porter était «bien meilleure que je ne l’imaginais la première fois», les paroles étaient «dans une classe à part», et A Little Skipper from Heaven Above, It’s De-Lovely et Hymn to Hymen étaient de premier ordre. Et Benchley a noté qu’il était «probablement injuste de dire que le livret est en dessous du niveau».
Une revue non signée dans le Times a dit que le spectacle était de «seconde classe» et que la partition de Porter était «également de deuxième classe selon l’opinion de la plupart des spectateurs». Selon lui, le compositeur et parolier Cole Porter a été «victime de ses belles réussites antérieures», et donc It’s De-Lovely ferait sans doute pâle figure à côté de A Picture of Me without You de Jubilee (), comme Down in the Depths on the Ninetieth Floor face à I Get a Kick Out of You d'Anything Goes ().
Pour terminer, rappelons que Red, Hot et Blue () n'a tenu l'affiche à Broadway qu'un peu moins de six mois, et sa tournée post-Broadway (avec les trois stars de Broadway) s’est arrêtée après sa première étape à Chicago, où le spectacle s'est joué pendant trois semaines. On doit parler de déception...