A.6.1) «Farniente»
Frustré par la réponse du public à la plupart de ses œuvres et après que toutes ses chansons aient été retirées de The Greenwich Village Follies () en 1924, Porter a mis de côté sa carrière d’auteur-compositeur, bien qu’il ait continué à composer des chansons pour des amis et à se produire lors de fêtes privées. L'héritage de son grand-père et la fortune de sa femme vont permettre au Porter de vivre une vie de fête où les soirées et les dîners mondains se succèdent... En 1926, Porter a dit à un ami qu’il avait abandonné l’idée de réussir à Broadway et qu'il s’était lancé dans la peinture!!! Mais comme rien n'est jamais simple, tout ne va pas se passer comme prévu.
Fanny Brice était une invitée que Cole appréciait particulièrement. Elle est arrivée à Ca' Rezzonico, le palais vénitien loué pour l’été 1926. Cole et Linda ont eu un frisson quand ils ont appris que Brice vivait avec des voyous. Son mari, Nicky Arnstein, était connu pour être un joueur professionnel et un escroc - il sera condamné à deux ans de prison au début des années '20. «Il n'y avait pour elle aucune différece entre un roi et un gangster» confiait Porter avec amusement. Peu de gens la connaissent aujourd'hui, mais dans ce site consacré aux musicals, il est important de mentionner que le musical Funny Girl () est basé sur la vie et la carrière de la comédienne et star de Broadway Fanny Brice, mettant en scène sa relation houleuse avec l’entrepreneur et joueur Nicky Arnstein, son mari.
Fanny Brice a demandé à Cole d’écrire quelques chansons pour elle, et à Venise il en a composé deux : Hot-House Rose et Weren’t We Fools?. Le voilà à nouveau compositeur, mais de chansons...
I'm hot-house rose from God knows where,
The kind that grows without fresh air.
The whistle blows and work is done
But it's too late for me to get the sun.
They say that when you dream a lot,
You always dream of what you haven't got.
That's why I dream of a garden, I s'pose,
*Cause I'm only a hot-house rose.
Je suis une rose de serre chaude d’où Dieu sait où,
Le genre qui pousse sans air frais.
Le coup de sifflet est tiré et le travail est fait
Mais il est trop tard pour que je puisse prendre le soleil.
On dit que quand on rêve beaucoup,
On rêve toujours de ce qu’on n’a pas.
C’est pour ça que je rêve d’un jardin, je m’imagine,
Car je ne suis qu’une rose de serre chaude.
«Hot-House Rose» - Cole Porter - 1926
Cette chanson est une manière élégante de parler de la dualité de Fanny Brice. Laissons la parole à Cole Porter:
« Quand j’ai eu fini la chanson Hot-House Rose, je l’ai invitée au Rezzonico pour l’écouter. Par après, elle a toujours raconté à ses amis quel point ce fut totalemnt invongru que je lui fasse écouter cette chanson parlant d'une pauvre petite fille d’usine alors qu’elle était assise à côté de moi - pendant que je la chantais et la jouais pour elle sur un grand piano à queue qui semblait perdu dans notre salle de bal, dont les murs étaient entièrement décorés par des peintures de Tiepolo, dans ce lieu si grand qu'il pouvait accueillir un bal pour un millier de personnes. Ils semblaient être complètement perdus dans ce grand espace. Elle n’a jamais chanté la chanson. »
Weren 't We Fools a elle été chantée par Fanny Brice l’année suivante lors d’une semaine de représentation au Palace Theatre à New York. Un soir au Palace, elle a décidé de ne pas chanter la chanson car son mari, Nicky Arnstein, était dans le public. Leur mariage avait été tourmenté, et Brice, bien que certains disent qu’elle était encore profondément amoureuse d’Arnstein, avait finalement demandé le divorce. «J’ai envie de te prendre dans mes bras», dit la chanson, «mais ça ne serait pas pareil, d’une certaine façon.» Les paroles du refrain, portées par une mélodie triste et envoûtante, font de cette chanson l’une des plus émouvantes de Porter, même si elle est souvent négligée.
Weren't we fools to say goodbye?
Tho' we know we loved each other,
You chose another,
So did I.
If we'd realized
our love was worth defending
Then the story's broken threads we might be mending
With perhaps a diff'rent ending,
A happy ending.
Weren't we fools?
Weren't we fools?
N’étions-nous pas fous de nous dire adieu?
Nous savons que nous nous aimions,
Tu en avez choisi une autre,
Moi aussi.
Si nous avions compris que cela valait la peine
de défendre notre amour
Alors les fils brisés de l’histoire pourraient être réparés
Avec peut-être une fin différente,
Une fin heureuse.
Étions-nous des imbéciles?
Étions-nous des imbéciles?
«Weren 't We Fools» - Cole Porter - 1926
Au milieu de cet enchaînement continu de fêtes, une triste nouvelle va ramener Cole Porter temporairement à la réalité.
En août 1927, Linda était dans un sanatorium suisse - où elle luttait contre une maladie respiratoire - et Cole était au Rezzonico quand il apprit que son père, Sam Porter, âgé de 69 ans, était mort. La fameuse Elsa Maxwell était avec Cole, et il a pris des dispositions pour qu’elle reste au Rezzonico jusqu’à son retour, à la condition qu’elle mène une vie socialement tranquille pendant son absence. Porter a voyagé seul jusqu'à son village natal de l’Indiana à cause de la santé de Linda. Il ne semblait pas personnellement blessé par la perte de son père mais très inquiet pour sa mère. Nous retrouvons le shéma familial de son enfance... Les avis nécrologiques dans les journaux locaux ont publié une fausse information selon laquelle «la mort [de Sam Porter] est le résultat de complications suite à une dépression nerveuse» alors que son certificat de décès révèle qu'il est mort d'une méningite. C'est Katie, la mère de Cole qui a fomenté ce mensonge par honte que son mari soit mort d'une maladie cancéreuse...
Suite à la durée de la traverdsée de l'Atlantique en bateau, Cole est arrivé à Peru environ une semaine après les funérailles de son père. Sam n’aura pas réussi à gagner l’amour de son fils, qui est resté convaincu que son père ne l’avait pas estimé.
Linda et Cole ont appris que le jour des funérailles, Elsa Maxwell avait organisé une grande fête au Rezzonico. Cole n’a pas été surpris par cette nouvelle, mais cela a rendu Linda furieuse, elle qui n’a jamais aimé Elsa. Linda a immédiatement quitté son sanatorium suisse, s'est rendue à Venise et a demandé à Elsa de partir immédiatement. Elsa n’est plus jamais parue «en famille» avec les Porter même si elle a gardé des liens étroits avec Cole. À la fin des années 1920, à Paris, a écrit une chanson pleine d’humour ironique affectueux pour son anniversaire:
I'm dining with Elsa, with Elsa, supreme.
I'm going to meet princesses
Wearing Coco Chanel dresses
Going wild over strawberries and cream.
I've got Bromo Seltzer
To take when dinner ends,
For I'm dining with Elsa
And her ninety-nine most intimate friends!
Je dîne avec Elsa, avec Elsa, suprême.
Je vais rencontrer des princesses
Portant des robes Coco Chanel
Délirant sur les fraises et la crème.
J’ai du Bromo Seltzer [anti-douleur de l'époque]
À prendre quand le dîner se termine,
Car je dîne avec Elsa
Et ses nonante-neuf amis les plus intimes!
La vie privée a souvent plus d'impact sur la carrière des artistes que certains analystes ne l'avouent. Un exemple frappant est ce qui va permettre à Cole Porter de devenir l'artiste que l'on connait aujourd'hui. Pour cela, intéressons nous à un autre artiste majeur, l'un des 'big five': Irving Berlin. À 24 ans, en février 1912, Irving Berlin épouse lors d'un mariage traditionnel juif Dorothy Goetz (1892-1912), sœur du compositeur E. Ray Goetz, l'un des premiers collaborateurs d'Irving Berlin. Durant leur lune de miel à Cuba au large des Caraïbes, Dorothy contracte la fièvre typhoïde et décède le 17 juillet 1912. Irving Berlin l'inhume au cimetière de Forrest Lawn où il fait poser à côté de sa tombe une grande pierre au nom de «Berlin» comme l'endroit où il désire la rejoindre plus tard... Il fait également déposer quotidiennement une rose blanche sur sa tombe pendant treize années consécutives et compose pour elle la ballade When I Lost You, la seule dont il admit qu'elle était inspirée de sa propre expérience.
Irving Berlin reste un veuf inconsolable pendant douze années mais en février 1924, alors qu'il se rend au Jimmy Kelly's où il avait connu ses premiers succès, il voit dans l’assistance une jeune femme en retrait, Ellin Mackay (1903-1988), la fille du multimillionnaire Clarence Mackay. Ils tombent amoureux l'un de l'autre. C'est le début d'une idylle qui durera jusqu'à ce que la mort les sépare. Tout semble les éloigner: la différence d'âge, elle a 21 ans et lui 36; c'est un émigré de fraîche date, un fils de Juifs russes pauvres, alors qu'elle est issue d'une des plus grandes familles irlandaises catholiques de New York, ayant été élevée dans le manoir de Harbor Hill à Long Island, élégante avec de «belles manières», ayant fait des études supérieures au Barnard College. Rappelons qu'Irving Berlin est un autodidacte sorti de l'école primaire.
Cette relation provoque un scandale familial! Clarence Mackay, le père d'Ellin, héritier et propriétaire notamment de mines d'argent, de la Postal Telegraph Cie et de la Commercial Cable Cie, désapprouve publiquement l'union de sa fille avec un «Juif saltimbanque». Il engage des détectives privés pour découvrir ce qui dans la vie d'Irving Berlin pourrait empêcher le mariage. En vain... Il menace de déshériter sa fille. En vain... En juin 1925, le magazine Variety annonce qu'Ellin et Irving seraient fiancés. À cette annonce, Clarence MacKay réplique: «Seulement quand ils pourront enjamber mon cadavre !». Quand Clarence MacKay se vante de son ascendance irlandaise, Irving rétorque par tabloïd interposé qu'il peut pour sa part remonter jusqu'à l'Exode, ce à quoi MacKay lui conseille de s'exiler sur le champ. La presse à scandales, comme le New York Mirror ou le Daily Graphic, adore et en fait ses gros titres. Le couple se marie dans la plus stricte intimité le 4 janvier 1926, cérémonie célébrée par le maire de New York Jimmy Walker. Clarence MacKay (divorcé mais bien-pensant) est hors de lui: il force virtuellement tous les membres du Social Register (publication semestrielle aux États-Unis qui répertorie depuis 1880 les membres de la haute société américaine), Ellin est proscrite de tous les clubs sportifs et culturels qu'elle fréquentait auparavant.
En réaction, les Porter – qui font bien sûr partie du Social Register – ont organisé un dîner et ont fait du jeune couple Berlin des invités d’honneur, mettant ainsi fin à l'interdiction. Irving Berlin n'oublia jamais ce geste des Porter. Les deux couples devinrent de très proches amis...
A.6.2) Paris (1928)
Les actes de bonté peuvent avoir des répercussions extraordinaires. Lorsque le producteur Ray Goetz - le frère de la première épouse d'Irving Berlin - a voulu créer un nouveau musical pour sa femme, la soprano Irene Bordoni, Berlin lui a conseillé d'embaucher Porter... Beau retour d'ascenceur.
Louis Shurr, l’agent de Cole a organisé une rencontre à New York entre Porter et E. Ray Goetz. Goetz va très vite accepter de faire appel à Porter en tant que compositeur et parolier de son nouveau musical.
Cela donnera le musical Paris () (1928, 195 représentations). Il s'agit d'un musical avec un livret de Martin Brown et une musique et des paroles de Cole Porter. Il comprenait aussi d'autres chansons de E. Ray Goetz, Walter Kollo et Louis Alter. Ce fut le premier musical à succès de Porter à Broadway et ce fut à partir de ce moment qu'il fut accepté dans l'«échelon supérieur» des compositeurs de Broadway. On peut donc dire vraiment affirmer que c'est l'amitié Berlin-Porter qui a permis de faire naître la carrière de Porter.
L’histoire suit un jeune homme de bonne famille de Newton, dans le Massachusetts, dont la mère est horrifiée par son intention d’épouser une actrice française.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une revue, les critiques n’ont pas réussi à trouver l’intrigue. La création du musical fut très ... complexe. Le producteur Ray Goetz a gardé le musical en try-out pendant près de 8 mois (!) et n'a cessé d'ajouter et supprimer des chansons:
- Try-out 1: Nixon's Apollo Theatre, Atlantic City à partir du 6 février 1928
- Try-out 2: Adelphi Theatre, Philadelphie à partir du 13 février 1928
- Try-out 3: Wilbur Theatre, Boston à partir du 7 mai 1928
- Try-out 4: Poli Theatre, Washington DC à partir du 30 septembre 1928.
Le spectacle ouvrit enfin le 8 octobre 1928 au Music Box Theatre et fut un gros succès: il a fermé le 23 mars 1929, après 195 représentations. Avant de partir pour un US-Tour. Paris () était d’abord et avant tout un véhicule pour la star (d’origine française, comme le personnage qu’elle interprétait) Irene Bordoni et elle a joué dans toutes les représentations. Connue pour ses yeux bruns séduisants et sa personnalité coquette, Irène Bordoni va triompher de ce rôle et ce sera son plus grand succès.
Le musical intimiste était interprétrée par huit comédiennes et comédiens auxquels se rejoutait un orchestre de 10 musiciens (Irving Aaronson et «His Commanders»). Toute l’action se déroulait à Paris dans la suite de l’hôtel où logeait l’actrice française Vivienne Rolland (jouée par Irene Bordoni). Les premier et troisième actes ont servi d’épilogue et de prologue, et le second contenait la plupart des numéros musicaux. Aaronson et ses musiciens étaient sur scène tout le temps, et personne ne semblait s’inquiéter du fait que l'on trouve, dans la suite d’un hôtel, un groupe de dix musiciens.
Parmi les cinq chansons signées par Porter, quatre étaient des créations (Don’t Look at Me That Way / Let’s Do It, Let Il’s Fall in Love / The Heaven Hop / Vivienne) et une autre (Two Little Babes in the Wood) était une reprise d'une chanson de la revue The Greenwich Village Follies de 1924 (). La chanson Let’s Misbehave avait été abandonnée en faveur de l’une des chansons les plus connues de Porter, Let’s Do It, Let’s Fall in Love. Les censeurs avaient insisté pour que le Let’s Fall in Love soit ajouté au titre pour essayer de rentrer dans la «bonne morale»! À une époque où les chansons d'amour de Broadway étaient innocentes et romantiques, en voici une avec un rythme jazzy et qui est «la première chanson à succès à proclamer ouvertement que le sexe est amusant». Le premier refrain couvre les groupes ethniques humains, le deuxième les oiseaux, le troisième la vie marine, le quatrième les insectes et les mille-pattes, et le cinquième les mammifères non humains. La chanson était plein de double-sens comme «Moths in your rugs do it, What's the use of moth-balls?», camouflant à peine son homosexualité.
Dans les premières publications des partitions en 1928, les premières lignes du refrain comportaient trois références raciales désobligeantes: Chinks, Japs et Laps:
Chinks do it, Japs do it,
up in Lapland little Laps do it...
Let’s do it, let’s fall in love.
«Let’s Do It, Let’s Fall in Love» - Cole Porter - Version originale
Cette ligne originale peut être entendue dans plusieurs des premiers enregistrements de la chanson, comme un enregistrement réalisé par les frères Dorsey et leur orchestre (avec la voix d’un encore tout jeune Bing Crosby), Rudy Vallée, Paul Whiteman et son orchestre, tous en 1928, et une version de la chanson par la chanteuse et star bien connue de Broadway Mary Martin (avec l’orchestre de Ray Sinatra), enregistrée en 1944. Un autre exemple est Billie Holiday, en 1941. Peggy Lee avec l’orchestre de Benny Goodman a enregistré une version en 1941 avec ces paroles.
CBS a proposé des paroles moins offensantes, que NBC a adoptées, et a changé l’ouverture pour le refrain :
Birds do it, bees do it, (Les oiseaux le font, les abeilles le font)
even educated fleas do it (même les puces savantes le font)
«Let’s Do It, Let’s Fall in Love» - Cole Porter - Version édulcorée
Quelle que soit la version de Let’s Do It, l’utilisation du pronom «it» par Porter est magistrale. Il suit le conseil de Mallarmé de suggérer plutôt que de nommer. Tout le monde sait ce que «it» signifie. Porter se joue du public: tout le monde pense que «it» est le sexe, mais le chanteur, faux naif, a une pensée plus élevée en proposant non pas le sexe mais l’amour: Let’s do it, let's fall in love.
En 1929, Warner Brothers a adapté la comédie musicale en un long métrage, avec Irene Bordoni, Jack Buchanan, Jason Robards Sr. et ZaSu Pitts. Il n'existe aucune copie complète de ce film. Warner Bros. a évidemment engagé la célèbre star française du music-hall et chanteuse de Broadway Irène Bordoni qui venait de créer le rôle sur scène pour jouer dans le film et l'a payée 10.000$ par semaine. Il s'agissait du quatrième film en couleur sorti par Warner Bros.
N'est-ce pas bizarre qu'un film de cette importance ait disparu? En fait, detrès nombreux films des années 20 et 30 ont disparu apparemment sans explication. La vérité est que la plupart des films de l’époque étaient considérés comme largement jetables après leur première sortie en salles et que peu d’efforts ont été faits pour les préserver. Paris est l’une des plus grandes pertes de ce genre. Il a été filmé avec des séquences en Technicolor – quatre des dix bobines du film ont été filmées à l’origine en Technicolor. Seuls des fragments de Paris sont connus, mais la bande originale entière existe, en raison du fait que le film a été tourné et enregistré sur le premier système de disque Vitaphone (la bande sonore était sur de grands disques synchronisés avec le projecteur). L’une des missions du projet Vitaphone a été de rechercher des disques qui existent pour des films perdus et, espérons-le, de les marier à des films «muets» qui recherchent leurs pauvres disques perdus depuis des décennies. Ci-dessus se trouve le seul fragment connu de la version cinématographique.