image
«Paris» (1928)
Le premier musical à succès de Cole Porter

Les actes de bonté peuvent avoir des répercussions extraordinaires. Lorsque l'auteur-compositeur juif Irving Berlin s'était enfui en 1924 avec la mondaine catholique Ellin Mackay, son père furieux (divorcé mais bien-pensant) a virtuellement forcé tous les membres du Social Register (publication semestrielle aux États-Unis qui répertorie depuis 1880 les membres de la haute société américaine) de mettre sur liste noire les jeunes mariés (plus d’info: ). En réaction, les Porter – qui font bien sûr partie du Social Register – ont organisé un dîner et ont fait du jeune couple Berlin des invités d’honneur, mettant ainsi fin à l'interdiction. Lorsque le producteur Ray Goetz a voulu une nouvelle comédie musicale pour sa femme, la soprano Irene Bordoni, Berlin lui a dit d'embaucher Porter... Beau retour d'ascenceur.

Cela donnera le musical Paris () (1928, 195 représentations). Il s'agit d'un musical avec un livret de Martin Brown et une musique et des paroles de Cole Porter. Il comprenait aussi d'autres chansons de E. Ray Goetz, Walter Kollo et Louis Alter. Ce fut le premier musical à succès de Porter à Broadway et ce fut à partir de ce moment qu'il fut accepté dans l'«échelon supérieur» des compositeurs de Broadway.

L’histoire suit un jeune homme de bonne famille de Newton, dans le Massachusetts, dont la mère est horrifiée par son intention d’épouser une actrice française.

Bien qu’il ne s’agisse pas d’une revue, les critiques n’ont pas réussi à trouver l’intrigue. La création du musical fut très ... complexe. Le producteur Ray Goetz a gardé le musical en try-out pendant près de 8 mois (!) et n'a cessé d'ajouter et supprimer des chansons:

  • Try-out 1: Nixon's Apollo Theatre, Atlantic City à partir du 6 février 1928
  • Try-out 2: Adelphi Theatre, Philadelphie à partir du 13 février 1928
  • Try-out 3: Wilbur Theatre, Boston à partir du 7 mai 1928
  • Try-out 4: Poli Theatre, Washington DC à partir du 30 septembre 1928.
image
«Paris» (1928)
Programme à Broadway
(Music Box Theatre)

Le spectacle ouvrit enfin le 8 octobre 1928 au Music Box Theatre et fut un gros succès: il a fermé le 23 mars 1929, après 195 représentations. Avant de partir pour un US-Tour. Paris () était d’abord et avant tout un véhicule pour la star (d’origine française, comme le personnage qu’elle interprétait) Irene Bordoni et elle a joué dans toutes les représentations. Connue pour ses yeux bruns séduisants et sa personnalité coquette, Irène Bordoni va triompher de ce rôle et ce sera son plus grand succès.

image
Irene Borodini

Le musical intimiste était interprétrée par huit comédiennes et comédiens auxquels se rejoutait un orchestre de 10 musiciens (Irving Aaronson et «His Commanders»). Toute l’action se déroulait à Paris dans la suite de l’hôtel où logeait l’actrice française Vivienne Rolland (jouée par Irene Bordoni). Les premier et troisième actes ont servi d’épilogue et de prologue, et le second contenait la plupart des numéros musicaux. Aaronson et ses musiciens étaient sur scène tout le temps, et personne ne semblait s’inquiéter du fait que l'on trouve, dans la suite d’un hôtel, un groupe de dix musiciens.

Parmi les cinq chansons signées par Porter, quatre étaient des créations (Don’t Look at Me That Way / Let’s Do It, Let Il’s Fall in Love / The Heaven Hop / Vivienne) et une autre (Two Little Babes in the Wood) était une reprise d'une chanson de la revue The Greenwich Village Follies de 1924 (). La chanson Let’s Misbehave avait été abandonnée en faveur de l’une des chansons les plus connues de Porter, Let’s Do It, Let’s Fall in Love. Les censeurs avaient insisté pour que le Let’s Fall in Love soit ajouté au titre pour essayer de rentrer dans la «bonne morale»! À une époque où les chansons d'amour de Broadway étaient innocentes et romantiques, en voici une avec un rythme jazzy et qui est «la première chanson à succès à proclamer ouvertement que le sexe est amusant». Le premier refrain couvre les groupes ethniques humains, le deuxième les oiseaux, le troisième la vie marine, le quatrième les insectes et les mille-pattes, et le cinquième les mammifères non humains. La chanson était plein de double-sens comme «Moths in your rugs do it, What's the use of moth-balls?», camouflant à peine son homosexualité.

Dans les premières publications des partitions en 1928, les premières lignes du refrain comportaient trois références raciales désobligeantes: Chinks, Japs et Laps:

Chinks do it, Japs do it,
up in Lapland little Laps do it...

«Let’s Do It, Let’s Fall in Love» - Cole Porter - Version originale

 

Version de Lee Morse (Voir 0:38)

Cette ligne originale peut être entendue dans plusieurs des premiers enregistrements de la chanson, comme un enregistrement réalisé par les frères Dorsey et leur orchestre (avec la voix d’un encore tout jeune Bing Crosby), Rudy Vallée, Paul Whiteman et son orchestre, tous en 1928, et une version de la chanson par la chanteuse et star bien connue de Broadway Mary Martin (avec l’orchestre de Ray Sinatra), enregistrée en 1944. Un autre exemple est Billie Holiday, en 1941. Peggy Lee avec l’orchestre de Benny Goodman a enregistré une version en 1941 avec ces paroles.

CBS a proposé des paroles moins offensantes, que NBC a adoptées, et a changé l’ouverture pour le refrain :

Birds do it, bees do it, (Les oiseaux le font, les abeilles le font)
even educated fleas do it (même les puces savantes le font)

«Let’s Do It, Let’s Fall in Love» - Cole Porter - Version édulcorée

 

image
Jack Buchanan et Irene Borodini
«Paris» (1929)
Wanrer Bros.

En 1929, Warner Brothers a adapté la comédie musicale en un long métrage, avec Irene Bordoni, Jack Buchanan, Jason Robards Sr. et ZaSu Pitts. Il n'existe aucune copie complète de ce film. Warner Bros. a évidemment engagé la célèbre star française du music-hall et chanteuse de Broadway Irène Bordoni qui venait de créer le rôle sur scène pour jouer dans le film et l'a payée 10.000$ par semaine. Il s'agissait du quatrième film en couleur sorti par Warner Bros.

N'est-ce pas bizarre qu'un film de cette importance ait disparu? En fait, detrès nombreux films des années 20 et 30 ont disparu apparemment sans explication. La vérité est que la plupart des films de l’époque étaient considérés comme largement jetables après leur première sortie en salles et que peu d’efforts ont été faits pour les préserver. Paris est l’une des plus grandes pertes de ce genre. Il a été filmé avec des séquences en Technicolor – quatre des dix bobines du film ont été filmées à l’origine en Technicolor. Seuls des fragments de Paris sont connus, mais la bande originale entière existe, en raison du fait que le film a été tourné et enregistré sur le premier système de disque Vitaphone (la bande sonore était sur de grands disques synchronisés avec le projecteur). L’une des missions du projet Vitaphone a été de rechercher des disques qui existent pour des films perdus et, espérons-le, de les marier à des films «muets» qui recherchent leurs pauvres disques perdus depuis des décennies. Ci-dessus se trouve le seul fragment connu de la version cinématographique.