image
«Leave it to Me!» - Partition «Most Gentlemen don't like love»

Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, après son grave accident d'équitation, Cole Porter allait rebondir du désastre You Never Know () avec le hit Leave It to Me! (), une adaptation très large de Clear All Wires, une comédie de 1932 de Bella et Samuel Spewack qui s’était jouée pour 93 représentations au Times Square Theatre, avant d’être adaptée au cinéma en 1933.

Les deux auteurs, mari et femme, Sam et Bella Spewack, ont fait la proposition à Cole Porter - et au producteur Vinton Freedley - d'adapter en musical leur pièce à succès. En 1938, ces deux auteurs avaient eu plusieurs succès à Broadway et Hollywood.

Très étonnement, à l’époque, ces deux auteurs avaient une vision mitigée du talent de Cole Porter. Il leur semblait un auteur de chansons, et de chansons de spectacles, brillant et extrêmement talentueux, mais pas encore un compositeur à part entière ni l’incorrigible perfectionniste qu’il est finalement devenu. Bella Spewack se souvient de Cole à l’âge d’environ 45 ans:

« Petit, beau, aux yeux noirs de velour et au sourire séduisant. Il était déjà infirme, mais grâce à deq béquilles, il s’est levé pour nous accueillir. Il était un cutadin, et son apparence à cette époque était celle d’un homme qui trouvait les comédies musicales amusantes. Il n’était pas énormément préoccupé par le livret, qui serait notre département. Je ne veux pas donner l’impression qu’il s'est borné à juste à pondre des chansons comme "My Heart Belongs to Daddy" ... parce que nous le connaissons mieux, mais il nous a certainement donné cette impression. Et il voudrait vous faire croire que la création est intervenue entre les crises de douleur. Le titre malheureux de "Leave It to Me" a été la contribution du producteur. »

Bella Spewack

 

Le producteur Vinton Freedley, choisi par les époux Spewacks, suite à ce commentaire, s'est permis de leur envoyer une copie de "Anything Goes":

« Je vous suggère d’accorder une attention particulière à la disposition musicale puisque les numéros étaient bien espacés, les tempos variaient et ne retardaient jamais la continuité de l’histoire. »

Vinton Freedley

 

Ce sera le premier musical écrit par les Spewacks, et un succès. Mais comme souvent, le compositeur sera mis en avant et on parlera d'un «musical de Cole Porter».

Le musical avait en tête d’affiche les comiques William Gaxton et Victor Moore dans leur quatrième de huit duos, et a été leur troisième gros succès de la décennie (après Of thee I sing () et Anything Goes () – avant un autre succès énorme en 1940 dans Louisiana Purchase () d’Irving Berlin). Sophie Tucker et Tamara ont également joué des rôles importants dans le spectacle. Enfin, cerise sur le gâteau, Leave It to Me! () a marqué les débuts à Broadway de deux stars: Mary Martin (dans un petit rôle) et de Gene Kelly (dans l'ensemble).

Dans ce spectacle, Victor Moore a eu l’un de ses meilleurs rôles. Il incarnait Alonzo P. Goodhue, un malheureux mari dominé par sa femme (Sophie Tucker). Cette dernière n’ayant de cesse que de s’élever dans l’échelle sociale, elle force son mari à quitter le monde merveilleux de Topeka – qui comporte un hôtel de ville, un cinéma, et « autres merveilles » – pour déménager à Moscou afin qu’il devienne ambassadeur des États-Unis en URSS. Quand Mme Goodhue s’amuse avec Staline, elle se réjouit que «les Kennedy soient en ébullition!». Attention nous sommes à la fin des années ’30 et il ne s’agit pas encore du futur Président John Fitzgerald Kennedy ou de Robert Kennedy, mais plutôt de leur père, Joseph Kennedy, qui avait été nommé en ’38 ambassadeur au Royaume-Uni, pays qu’il estimait fort peu. Mme Goodhue signale a Staline qu’un jour son mari «aura sa statue au Hall of Fame». Mais, Alonzo lui, en cachette de sa femme, fait tout ce qu’il peut pour être rappelé aux États-Unis. Mais quand il viole une propriété diplomatique et frappe un fonctionnaire nazi, le monde entier l’applaudit. Quand il tire «par erreur» sur quelqu’un, il s’avère qu’il a tiré sur un contre-révolutionnaire, ce qui fait de lui le héros de la Russie. Mais finalement, quand il présentera un plan pour la paix et la fraternité mondiale, le Département d’État décidera de le démettre de ses fonctions et il pourra retourner à Topeka.

Deux try-out vont avoir lieu pour ce musical:

  1. du 13 au 15 octobre 1938 à New Haven, au Shubert Theatre
  2. du 17 octobre au 5 novembre 1938 à Boston, au Shubert Theatre

Petite parenthèse pour souligner l'irritation de Cole Porter à l’égard de "You Never Know". Il est important de noter que la première représentation de ce musical à Broadway a eu lieu le 21 septembre 1938, soit trois semaines avant la première du try-out de "Leave It to Me!" à New Haven…

"Leave It to Me!" a ouvert ses portes à Broadway le 9 novembre 1938. Le musical a reçu d’excellentes critiques. Selon la plupart des gens, c'était une œuvre magnifique. Peut-être que c’est le sujet de la pièce qui a incité tant de politiciens et de représentants du gouvernement à être présents à la première. Les Rockefellers et les Warburgs y étaient également. En dehors des vedettes dont nous avons parlé, le casting comprenait Gene Kelly et Mary Martin, qui font tous deux fait leurs débuts à Broadway avec ce spectacle.

My Heart Belongs to Daddy – chanson immortalisée plus tard par Marilyn Monroe – est devenu le hit du spectacle. Elle était chantée par la jeune débutante Mary Martin (25 ans à l'époque). Elle avait grandi à Weatherford, au Texas, et était la fille du principal avocat de la ville. Jeune femme, elle a créé suivi des cours de danse dans la région et s’est ensuite rendue à Hollywood, où tous les studios l’ont rejetée. Vinton Freedley l’a entendue lors d'auditions et l’a embauchée pour "Leave It to Me". Des années plus tard, Cole Porter a dit :

« Mary Martin est probablement la personne la plus naïve que j’ai jamais rencontrée. Je suis convaincu qu’elle n’a jamais eu la moindre idée des multiples significations de 'My Heart Belongs to Daddy'. Il lui a fallu un certain temps avant de découvrir que certaines des lignes à 'Daddy' n’étaient pas tout à fait "appropriées". »

Cole Porter

 

If I invite
A boy, some night,
To dine on my fine finnan haddie 1,
I just adore
His asking for more,
But my heart belongs to Daddy.
Si j’invite
Un garçon, une nuit,
A déguster mon délicieux Haddock 1,
J’adore juste
Qu'il en demande plus,
Mais mon cœur appartient à papa.

(1) Aiglefin (poisson) fumé

«My Heart Belongs to Daddy» - «Leave It to Me!» - Cole Porter

 

La légende raconte disait que finalement Freedley et Porter ont du demander à Sophie Tucker, également dans "Leave It to Me", d’avoir une longue discussion avec Mary Martin sur le double sens des paroles de la chanson. Quoi qu'il en soit, Mary Martin ronronnait les paroles grivoises de la chanson et simulait un strip-tease. Cette chanson a mis en lumière tout le talent de Mary Martin. Au début, elle ne figurait pas dans la liste des vedettes, mais son nom a rapidement trouvé sa place sur la page-titre du programme où elle a été placée en cinquième position juste après Gaxton, Moore, Tucker et Tamara.

Avec une chanson dans le second acte, Mary Martin devint une star en un soir. Ce ne sera pas le cas de Gene Kelly. Il était un danseur de l'ensemble. Pourtant, il n'a jamais oublié son premier spectacle à Broadway... Des décennies plus tard, étant devenu une star, Gene Kelly se rappelle...

« ... la fierté que je ressentais d’être dans un spectacle de Cole Porter... Je n’avais pas vraiment un rôle ... Je me bornais à apporter un télégramme. La chanson My Heart Belongs to Daddy a fait de Mary Martin une star. Je n’ai jamais pu m’en remettre, et j’ai pensé: 'Ne serait-ce pas génial d’avoir quelqu’un comme Cole Porter qui écrive une chanson pour toi?' Et puis, bien sûr, ça m’est arrivé plusieurs fois. J’ai eu beaucoup de chance. »

Gene Kelly

 

La partition incluait également un «avertissement sensuel» de Tamara avec Get Out of Town, la deuxième chanson la plus connue du musical; les ballades charmantes et discrètes de Tamara et Gaxton Far, Far Away et From Now On; sans oublier Most Gentlemen Don’t Like Love et Tomorrow interprétées par Sophie Tucker. Elle chantait aussi I’m Taking the Steps to Russia, dans laquelle elle promet d’apprendre des pas de danse sur de la musique de swing aux camarades soviétiques (elle mettra des «fourmis rouges» dans leur pantalon et introduira des «brand-new trickies» aux «Bolshevikies» parce que «Communithm» a besoin de «rhythm»). Cela ne s’invente pas…

Dans le New York Times, Brooks Atkinson fait l’éloge du «magnifique carnaval», qui offre la partition «la plus spirituelle» de Porter, une histoire «comique» et un cast au meilleur en chant et en danse. Moore était «toujours corpulent et étourdi» avec une expression «attachante», de «l’enfantillage dans les yeux et une voix qui se traîne dans une misère sans espoir à la fin de chaque ligne»; Gaxton était plein d’énergie et chantait avec «délectation»; la voix de Tamara avait une «beauté qui est pleine d’enchantement»; et Tucker jouait son rôle avec un réel «épanouissement» et une «vulgarité jubilatoire» qui ont donné au musical «une vraie force» qui «emporte le public».

Une fois le musical créé, qu'en est-il advenu de l'avis des époux Spewack, les librettistes, sur Cole Porter? Ils ont trouvé que Cole était un homme modeste et tranquille avec qui ils avaient des affinités, mais pas socialement ou intellectuellement. «Nous nous entendions bien avec lui, mais il avait beaucoup d’idées politiques avec lesquelles nous ne pouvions pas être d’accord.» Il n’était pas, par exemple, un fan de Franklin Roosevelt; Bella Spewack, en revanche, l’était. Tous les amis de Porter se souviennent qu’il était presque totalement désintéressé par la politique. Et, les paroles des chansons de Porter étaient rarement politiques.

Plusieurs critiques font remarquer la distance installée par Porter entre ses paroles et le livret, soulignant qu'il évitait les questions ennuyeuses d’actualité. Dans "Leave It to Me!", un jounraliste souligne que le livret faisait dire à Mrs. Goodhue (jouée par Sophie Tucker) à ses enfant la sentence suivante: «Vous ne devez jamais suggérer aux Anglais que les Américains sont civilisés». Le même journaliste attribue le succès des spectacles de Porter justement au fait qu'il évite la gravité qui caractérise les pièces de nombreux autres auteurs. Si ce n'est que leurs livrets étaient meilleurs. Et c'est là que l'on peut mettre en évidence un des grands regrets artistique de Cole Porter:

« Ma grande tragédie professionnelle, est que je dois être un chasseur de livret... Des canailles comme Rodgers et Hart ... savent écrire leurs propres livrets. »

Cole Porter

 

Ce sont les chansons de Porter qui se révèlent immortelles, pas les livrets des musicals auxquels il a participé. A une exception prêt: Kiss Me, Kate.

Après avoir joué 291 fois, le musical a fermé temporairement le 15 juillet 1939 pour 4 semaines de vacances d’été. Les représentations devaient reprendre le 14 août, mais cela ne fut pas possible à cause de Sophie Tucker. Tucker était la présidente de l’American Federation of Actors, un syndicat défendant plutôt les acteurs et actrices. Des machinistes – qui étaient représentés par l’IATSE, l’International Alliance of Theatrical Stage Employees – lui ont présenté une charte de l’American Federation of Labor, qu’elle a accepté d’appliquer aux acteurs. L’Actors Equity a considéré l’acceptation de cette charte comme un acte de «trahison» de l’actrice Tucker et l’a suspendue! Le syndicat Actors Equity a également interdit à tous ses membres de paraître sur scène avec elle!! Entre-temps, les machinistes ont annoncé que si Tucker n’était pas autorisée à travailler, ils refuseraient eux aussi de travailler. La situation ne s’est apaisée que quand un accord fut conclu selon lequel le syndicat des acteurs avait le droit de se gouverner sans ingérence du syndicat des machinistes.

Avec la résolution de ce «contretemps», le musical a finalement rouvert avec trois semaines de retard, le 4 septembre 1939. Le spectacle ne s’est plus joué que seize fois, fermant le 16 septembre, enregistrant donc un total de 307 spectacles avant de se lancer dans une tournée nationale.

Il faut dire que Mary Martin et Gene Kelly n’étaient plus dans le spectacle lorsqu’il a repris en septembre, remplacés respectivement par Mildred Fenton et Joel Friend. La «débutante» Mary Martin a connu ensuite deux échecs consécutifs, avec ses deux musicals suivants, Nice Goin'! () et Dancing in the Streets (), qui ont tous deux fermé lors des try-out avant d'atteindre Broadway. Mais à la fin de 1943, elle a rebondi avec le succès One Touch of Venus (), qui lui a définitivement donné sa place de grande dame du théâtre musical américain. En 1939, Gene Kelly apparaît dans la revue One for the Money et la pièce de William Saroyan, The Time of Your Life (Prix Pullitzer 1940), puis joue dans le rôle-titre dans Pal Joey () de Richard Rodgers et Lorenz Hart, en 1940, rôle qui lui vaut un contrat par David O. Selznick à Hollywood. Il n’apparaît plus jamais sur la scène de Broadway (mais il chorégraphie la comédie musicale Best Foot Forward () de Hugh Martin et Ralph Blane) et deviendra la star la plus marquante des musicals hollywoodiens des années ’50.