Pour son musical suivant, Jubilee (), Cole Porter a décidé de s’associer avec le dramaturge Moss Hart. Ce dernier avait grandi dans la pauvreté et a fortement apprécié que son écriture lui permette de vivre une vie confortable. Cole Porter a fait à Moss Hart une proposition peu banale: écrire leur nouveau musical en faisant une croisière de luxe de quatre mois et demi "autour du monde", à bord du Franconia, en compagnie de leurs familles, amis et assistants. Moss Hart a accepté avec empressement. Pour plus de détails sur le processus de création, voir ci-dessous ()
L’intention était d’écrire un nouveau musical pendant le voyage dont les chansons et les scènes seraient inspirées par leurs escales. Par exemple, la chanson The Kling-Kling Bird on the Divi-Divi Tree est née après un voyage dans un jardin botanique en Jamaïque. Jouant sur les récentes célébrations en Grande-Bretagne pour le jubilé d’argent du Roi George V, ils ont créé une intrigue sur une famille royale, remplie de personnages basés sur leurs célèbres amis. Par exemple, le nageur qui devient acteur est une parodie de Johnny Weissmuller, le dramaturge Noël Coward est dépeint comme Eric Dare, et l’hôtesse de la fête Elsa Maxwell est inspirée par Eva Standing.
Le synopsis est simple: dans un pays imaginaire, lorsqu’une révolution imminente menace leur régime, la famille royale décide d’abandonner ses obligations et de poursuivre ses rêves privés: le roi rencontre l’hôtesse du parti, Eva Standing; la reine s’éprend du nageur devenu acteur Charles Rausmiller; le prince poursuit de ses assiduités la chanteuse Karen O’Kane; et la princesse est courtisée par le dramaturge/compositeur/acteur Eric Dare. Lorsque la révolution se révèle être un canular, les quatre reviennent au pouvoir, amenant avec eux les roturiers qui leur ont enseigné d’importantes leçons de vie.
Le livret de Moss Hart portait un regard très dur et sarcastique sur la soif de célébrité qui peut animer une royauté mais aussi la société, les artistes du spectacle et les petites gens. La partition de Cole Porter était parmi l’une de ses plus ambitieuses réalisations.
Ce musical a bénéficié d’une scénographie époustouflante conçue par Jo Mielziner, de costumes somptueux d’Irene Sharaff et de Connie DePinna, d’une chorégraphie saisissante d’Albertina Rasch et de Tony DeMarco et un grand casting à la tête duquel on retrouvait la délicieusement impérieuse Mary Boland (comme la Reine Katherine, alias Katie), Melville Cooper (comme Roi Henry, alias Hank), Charles Walters (Prince James), Margaret Adams (Princesse Diana), Derek Williams (dramaturge débonnaire et auteur-compositeur Eric Dare), Mark Plant (la vedette de cinéma Charles Rausmiller, alias Mowgli), June Knight (l’animatrice de boîte de nuit Karen O’Kane) et même Montgomery Clift, 14 ans, pour ses débuts à Broadway (comme le Prince Peter, l’un des plus jeunes fils du couple royal). Mais malgré tous ces plaisirs verbaux et musicaux, son décor magnifique et son impressionnant casting ingrat, le musical a fermé après à peine cinq mois de représentations et a terminé en pertes.
La fermeture précoce (après 169 représentations seulement) a parfois été imputée au départ prématuré de Mary Boland de la série, mais aussi merveilleuse soit elle – ses rôles dans des films tels que The Women ou Pride and Prejudice sont des testaments concrets de son talent comique à incarner une grandeur hautaine – le retrait de son nom des affiches ne pouvait suffire à faire fermer un spectacle avec une aussi large distribution. La fermeture du spectacle a dû être une terrible déception pour tous ceux qui s’étaient investis dans sa création car il s’agissait d’un musical de première classe, l’un des plus beaux de l’époque, un mélange de caviar et de champagne de chansons éblouissantes, des situations amusantes et des personnages principaux, dont certains ont été inspirés par des célébrités de l’époque comme Noël Coward, Elsa Maxwell et Johnny Weissmuller.
Le livret ironique de Moss Hart a créé un monde où les membres de la famille royale sont impressionnés par les artistes d’Hollywood, de la scène et des boîtes de nuit; où les citoyens ordinaires sont eux impressionnés à la fois par les membres de la famille royale et par les artistes (et pas nécessairement dans cet ordre); et où les membres de la famille royale et les célébrités sont entourés par des «Satellites» qui rôdent autour d’eux, à la recherche de reconnaissance et de glamour… Dans Ev’rybod-ee Who’s Anybod-ee, les Satellites font remarquer que lorsqu’ils assistent à une fête, leur devoir le plus «solennel» est «de voir» et «d’être vu», et dans une autre chanson, ils avertissent les non-initiés de Gather Ye Autographs While Ye May. Les satellites ont recueilli les signatures de tous les «derniers immortels» (comme Toscanini et Joséphine), mais il y a une «sale rumeur» selon laquelle Rausmiller, l’acteur de cinéma qui joue Mowgli, l’homme de la jungle, ne sait pas écrire, et sait à peine lire. (Rausmiller et Mowgli ont bien sûr été inspirés par Johnny Weissmuller et Tarzan).
De plus, la très expansive Eva Standing (inspiré d’Elsa Maxwell, célèbre chroniqueuse américaine, organisatrice de soirées mondaines – interprétée par May Boley) s’exclame en chanson que tout le monde (mais il faut comprendre par «tout le monde» seulement «tout le monde qui compte») est «mon ami intime» et est invité à ses fêtes, dont George Gershwin (qui a promis de ne pas jouer du piano), Amy MacPherson (elle et Amy sont «si intimes» avec Dieu) et Gertrude Stein («bien sûr»).
Même si cela n’a pas permis de sauver le musical, la presse était très bonne. Le New York Times a fait son article lors de l’ouverture du musical à Boston (en septembre 1935), écrivant au sujet du livret de Hart qu’il combinait «satire, sentiment et humour en bonnes proportions». La partition et les paroles de Porter étaient dites «originales et mélodieuses». Une mention spéciale a été faite pour Mary Boland: «Miss Boland played the ingeniously sentimental matron with gusto and enthusiasm, wore royal robes or a one-piece bathing suit with equal aplomb, sang a bit, and danced with every sign of enjoyment».
Le musical a été considéré par la presse comme «l’un des grands événements théâtraux des années 1930». Lors de l’ouverture à Broadway (le 12 octobre 1935), Brooks Atkinson (The New York Times) a écrit que le spectacle «is a rapturous masquerade... Each of the guilds that produce our luxurious musical shows has shared equally in the general excellence of an upper-class song-and-dance arcade... It is an excellent fable-good humored, slightly romantic and eminently pragmatic... The music is jaunty, versatile and imaginative... Mary Boland is the queen of the book and the performance and a carnival of comic delights.»
Malgré cela, le musical n’aura jamais de reprise majeure et sera quelques fois présenté en version de concert.
Le 12 janvier 1935, Cole Porter, accompagné de sa femme Linda, d'Howard Sturges, de Monty Woolley (acteur et metteur en scène (dont Fifty Million Frenchmen () et The New Yorkers ()) et de Moss Hart, sans oublier deux femmes de chambre et un valet, embarquent à New York sur le paquebot Franconia de la compagnie Cunard pour faire le tour du monde en passant par les îles de la Californie et de la mer du Sud.
C’est au Ritz, à Paris, au début des années '30, que Moss Hart, grâce à une lettre de présentation d’Irving Berlin, avait rencontré pour la première fois Cole Porter. Une célèbre anecdote s'est déroulée lors de cette première rencontre. Ce jour-là, Moss Hart a apporté un cadeau à Cole de la part de la danseuse Georgia Hale: une paire de fixe-chaussettes avec des fermoirs en or. Cela a conduit Cole Porter, dans un geste désormais légendaire, à retirer les fixe-chaussettes qu’il portait, également équipés d'attaches en or, et à les offrir au barman. Le soir suivant, Hart dîna à Paris avec les Porter et discuta d’une collaboration possible, mais rien ne se fit jusque 5 longues années plus tard.
Dès la fin des années '20, Moss Hart avait écrit être conscient que: «une nouvelle voix musicale d’une immense force et de fraîcheur se faisait entendre. Personne ne pouvait écrire une chanson de Cole Porter si ce n’était Cole Porter. Chaque chanson avait un concept incomparable et un bonheur particulier qui la marquait comme étant immédiatement et singulièrement la sienne.»
Au moment de leur départ sur le Franconia, le New York Herald Tribune titra: «Quand Messieurs Porter et Hart reviendront à New York, ils s’attendent à avoir écrit une partition complète et le livret d'un nouveau spectacle.» Ce sera le musical Jubilee. Porter et Hart étaient à cette époque des «stars». The Tribune parlait de Cole Porter comme de «l’héritier apparent du trône de Jerome Kern en tant que meilleur auteur de ballades du pays».
Mais, cinq ans après leur première rencontre, Moss Hart n'était plus un inconnu. Il avait été très admiré pendant ces cinq premières années des années '30. Surtout pour sa collaboration avec George S. Kaufman sur Once in a Lifetime et Merrily We Roll Along () ainsi que pour les spectacles d’ Irving Berlin Face the Music () et As Thousands Cheer (). Hart espérait passer l’hiver au Maroc. Il a suggéré à Porter de plutôt travailler là-bas. Mais Porter a préféré les mers du Sud et a finalement opté pour un voyage autour du monde. Hart accepta, et les autres suivirent aussi rapidement, y compris Monty Woolley, à qui Cole proposa le voyage quelques jours seulement avant le départ prévu.
Plusieurs commentateurs ont relevé une partie des encombrants bagages emportés par Cole: un métronome, un petit piano-orgue, des crayons et du papier, un phonographe et des enregistrements, une machine à écrire et ... des caisses de champagne. Lindsay et Crouse, les librettistes d'Anything Goes () , se faufilèrent dans la cabine de Cole pour une plaisanterie: ils déposèrent une très laide statue laide sculptée d'un lourd personnage. Elle ravit Cole qui, au lieu de la jeter par-dessus bord, l’habilla avec les costumes indigènes des pays qu’ils visitèrent et donna des fêtes en son honneur!!!
De son côté, Moss Hart, qui était un «dandy», avait emporté sur le Franconia une énorme garde-robe et portait des vestons et des cravates alors que les autres portaient des shorts et des polos. Selon un récit, cela aurait irrité Linda et un matin, elle est allée dans la cabine de Hart, a rassemblé tous ses vêtements et les a jetés par-dessus bord. Cela exaspéra Hart. Linda lui promit de remplacer sa garde-robe, ce qu'elle fit. Il finit par lui pardonner ce geste pulsionnel. Dans My Trip Around the World, le récit jamais publié de ce voyage par Hart, il fait remarquer qu’il est un bon voyageur et qu’il possède surtout une qualité que tous les bons voyageurs doivent posséder: une capacité infinie à s’étonner et à se divertir. Il partageait cette capacité avec Cole, qui, même dans ses dernières années, aimait voyager dans des pays lointains.
Le journal que Hart a gardé de ce voyage, commence à Kingston, en Jamaïque: «Je savais instinctivement... que Kingston ne proposerait rien de plus que nos jardins botaniques.» Alors, après avoir vu leurs compagnons de bord partir pour une visite de l’île, le groupe de Cole s’est dirigé vers une piscine luxueuse située au milieu d’un jardin tropical surplombant la mer et a senti «New York s'effacer». Après la piscine, Porter et son groupe se sont installés dans un café où ils ont bu de très «puissantes boissons de planteurs».
Étrangement, Hart ne mentionne pas dans son journal l'écriture à ce stade de la première chanson de Jubilee (. La chanson s’intitule The Kling-Kling Bird on the Divi-Divi Tree d'après des spécimens exotiques que Cole a vus en Jamaïque. Elle est chantée par Eric Dare, un personnage du spectacle, qui est une caricature à peine voilée de Noël Coward:
Then we sailed and sailed
for miles and miles
Till we came one day to the Cannibal Isles
Where I soon enjoyed a great success
With a very broad-minded cannibaless.
We had dallied for a week or more,
When she said, one eve'night, in front of her door:
"Won't you come inside and make poi?"
Then I heard that bird say: "Listen, little boy!"
"Oh beware, beware of the ladies fair"
"In the countries across the sea."
"Better follow the advice of the kling-kling bird"
"On the top of the divi-divi tree."
"When about to get in a sweet one's net"
"Make a graceful excuse and flee,"
"Better follow the advice of the kling-kling bird"
"On the top of the divi-divi tree."
"If you don't take flight, and get out of her sight,"
"She'll be serving you up for tea!"
So I followed the advice of the kling-kling bird
On the top of the divi-divi tree
Nous avons ensuite navigué et navigué
pendant des kilomètres et des kilomètres
Jusqu’à ce que nous arrivions un jour aux îles Cannibal
Où j’ai bientôt connu un grand succès
Avec une cannibale très ouverte d’esprit.
Nous avions traîné une semaine ou plus,
Quand elle a dit, un soir, devant sa porte :
"Tu ne veux pas entrer et faire du poï (1) ?"
Puis j’ai entendu cet oiseau dire: "Écoute, mon enfant!"
"Oh méfie-toi, méfie-toi de la beauté des femmes"
"Dans les pays d’outre-mer."
"Mieux vaut suivre les conseils de l’oiseau kling-kling"
"En haut de l’arbre divi-divi."
"Quand vous allez tomber dans les filets d’une douce"
"Faites une gracieuse excuse et fuyez,"
"Mieux vaut suivre les conseils de l’oiseau kling-kling"
"En haut de l’arbre divi-divi."
"Si vous ne prenez pas votre envol et sortez de sa vue,"
"Elle va vous servir pour le thé!"
Alors j’ai suivi les conseils de l’oiseau kling-kling
"En haut de l’arbre divi-divi.
(1) Le poï est l'ingrédient de base de la cuisine traditionnelle hawaïenne
«The Kling-Kling Bird On the Divi-Divi Tree» - «Jubilee» - Cole Porter
De la Jamaïque, le Franconia a emprunté le canal de Panama pour son trajet de neuf jours jusqu’en Californie. Ce bateau a beaucoup plu au groupe de Porter. Le Franconia était plus un navire de croisière plutôt qu'un paquebot transocéanique. C'était un relativement petit bateau pouvant accueillir 250 passagers. il y en avait certains qui étaient excentriques comme une vieille dame française, Madame Piaget, qui a affronté la chaleur torride du Panama en portant du velours noir, une étole de fourrure et une couverture chaufante!
Porter et son groupe se sont amusés à inventer des légendes sur ces passagers. Le navire avait des piscines intérieures et extérieures, un solarium, de la climatisation et de la bonne nourriture. Avec des jours entièrement libres, sans aucune obligation, Cole Porter et Moss Hart se sont retrouvés à travailler sans stress. Il est important de souligner qu'il y avait deux Cole Porter très différents: le 'travailleur' et le 'playboy'. Moss Hart est très clair à ce sujet: «Il travaillait sans relâche, utilisant le travail pour se protéger de l’ennui, dont le seuil était très faible. Sans aucun problème, il pouvait se retirer et disparaître pendant plusieurs heures pour bosser.
Quand le navire a atteint Los Angeles, le tempo de leur vie de vacanciers s’est accéléré. À Hollywood, ils ont participé à une série de déjeuners, de cocktails et de dîners. C'est ce que Hart a appelé des «jours épuisants». Pendant ces quelques jours, Porter a rencontré Irving Berlin, George Kaufman, Max Gordon (qui coproduit Jubilee ()), Jerome Kern, Oscar Hammerstein II! De la Californie, le navire a navigué vers Honolulu, puis vers Tahiti, qui était sous le coup d’un typhon, si bien que les passagers n’ont pas pu quitter le bateau sur l’une des îles tahitiennes et ils ont donc entrepris un voyage de huit jours à destination des îles Samoa et des Fidji. Le navire s’est arrêté à Pago Pago, où Moss Hart était si excité d’être dans le pays de Somerset Maugham qu’il a envoyé un télégramme à l'actrice Tallulah Bankhead, qui jouait à Broadway dans un revival du succès de Maugham, la pièce Rain.
Cole a adopté une routine au début du voyage:
- petit déjeuner sur le pont et visite chez le coiffeur
- 8h à 12h: Porter, en maillot de bain, travaille sur le pont, s’arrêtant parfois pour un plongeon dans la piscine
- 13h: déjeuner suivi d'une sieste
- 16h à 18h: Cole travaille de nouveau
- puis: séance au gymnase
- puis: il s’habille pour le dîner
- puis: cocktails, dîner, backgammon (ou autre divertissement léger)
- puis: au lit à 22h
Bien sûr, lorsque le navire accostait dans un port, Cole, le touriste irrépressible, abandonnait sa routine et visitait les sites. Après des arrêts sans grand intérêt en Nouvelle-Zélande et en Australie, le Franconia a continué vers Port Moresby, Kalabahi, Bali, Mombosa, Zanzibar, Madagascar, l’Inde, l’Afrique et l’Amérique du Sud. Alors qu’ils s’éloignent de la Nouvelle-Guinée, Cole a écrit sur la partition sans titre les mots FIN DE L'ACTE I. Le travail sur l’acte II a commencé le jour où le navire a débarqué à Kalabahi. Comme Hart l’a fait remarquer, «deux endroits assez étranges pour voir la naissance d'un musical à Broadway».
Finalement, la croisière a atteint l’Afrique. À Zanzibar, protectorat britannique dirigé le Sultan Khalifa bin Harub, les autorités britanniques ont organisé une rencontre du groupe de Cole Porter avec le Sultan. Porter avait toujours eu un penchant pour Les mille et une nuits et était très excité par la perspective de cette rencontre. Ils devaient porter des costumes blancs et une cravate noire. Ils empruntèrent les tenues au capitaine et à l’équipage. Porter se souvient du soleil de Zanzibar comme étant éblouissant. Ils se rendirent au palais, dans la salle du trône au deuxième étage, accessible par un magnifique escalier en ébène. Des chaises dorées un peu délabrées étaient partout, et des portraits de la reine Victoria et du roi Édouard VII étaient accrochés derrière le trône du Sultan. Le Sultan est arrivé avec une seule escorte qui parlait parfaitement l’anglais. Les Américains étaient déçus de ne voir ni eunuque ni esclave nubien inspirant à Porter: «La scène n’était pas du tout digne de figurer dans un musical.» Lorsque le Sultan a claqué des mains, Hart se réjouissait déjà, imaginant que des danseuses allaient effectuer une danse locale. Mais le sultan s'adressa à Cole: «Je n'ai pas voulu asséner de la musique orientale à vos oreilles.» Un préposé a alors ouvert un coffre révélant un phonographe à l’ancienne avec une grosse corne d’étain. Il tourna un levier et les yeux du Sultan s’allument alors que la pièce se remplissait de la chanson Let’s Do It. Le sultan enchaîna: «Votre chanson, monsieur Porter. Je l’écoute souvent joué quand je me sens ... patraque.»
C'est en traversant l’Atlantique Sud, que le Franconia appris la nouvelle de la célébration du 25ème anniversaire du couronnement du roi George V. Soudain, la création de Moss Hart et de Porter avait trouvé son titre: Jubilee (). Moss Hart a eu fini le livret au Cap, une semaine avant le planning prévu et à Rio de Janeiro, Cole fit de même avec la partition.
Lorsque le Franconia arriva à New York le 31 mai 1935, Cole Porter et Moss Hart eurent une surprise: leurs mères respectives les attendaient sur le quai. Elles étaient arrivées tôt et avaient fait connaissance. La mère de Moss, plus tard, a commenté: «Vous savez, que Mrs. Porter est très gentille. Très, très gentille pour une femme de la campagne!»
Il ne restait qu'un mois à Porter et Hart pour tout finaliser avant de prendre l’avion en juillet pour la côte ouest où, pendant neuf jours, ils ont fait les auditions. Ils ont entre autres engagé un adolescent de 15 ans, Montgomery Clift, en tant que Prince. Ce sera sa deuxième apparition sur scène après Fly Away Hom quelques mois plus tôt.
En septembre 1935, le groupe était réuni la ferme du millionaire Leonard Hanna dans l’Ohio, un de ses amis d'enfance. Un soir, Moss Hart a signalé à Porter que le deuxième acte de la pièce nécessitait une chanson supplémentaire. Le lendemain matin, quand Moss est descendu de sa chambre, Cole Porter était au piano pour lui jouer Just One of Those Things. Il avait déjà utilisé ce titre pour une chanson destinée à son musical de 1930 The New Yorkers () (dont elle fut retirée) mais, mis à part le titre, les deux chansons sont totalement distinctes. Cette chanson allait être très populaire et a été enregistrée par une foule de célébrité: Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Billie Holiday, Bing Crosby, Doris Day, ... Lady Gaga.
Les décors du spectacle ont été réalisés par Jo Mielziner et les costumes par Irene Sharaff. Monty Woolley a choisi comme metteur en scène... Du moins au début, parce que tout ne va pas se passer comme prévu. Beaucoup de gens de théâtre sont superstitieux. Le chanteur et danseur June Knight pensait que Jubilee () était maudit. Les troubles ont commencé lorsque des membres de l’équipe qui répétaient à New York ont reçu des lettres les menaçant de mort s’ils allaient à Boston pour les try-out. Quand ils arrivèrent à Boston, les acteurs ont reçu de nouvelles menaces de mort. Lors d’une répétition, le metteur en scène Monty Woolley s’est mis en colère lorsque le comédien Michael Pearman s'est trompé dans son texte. «Fous le camp en coulisses!» rugit Monty. Pearman s'est exécuté, mais en coulisses, il a découvert un début d'incendie. Il est revenu précipitamment en scène. «Je pensais t'avoir dit de rester en coulisse!» grogna Monty. «J’ai essayé, mais le théâtre est en feu,» dit Pearman alors qu’il est parti en courant, s'enfuyant par la salle. Hassard Short a été engagé pour remplacer Woolley comme metteur en scène.
Comme si cela ne suffisait pas, la First Lady, Mary Boland, a lentement succombé à l’alcool et, par conséquent, elle a manqué quelques représentations. Mais elle sera à nouveau en bonne forme et jouera brillamment lors de la soirée d’ouverture quelques semaines plus tard à Broadway.
S'il fallait encore en rajouter sur l'aspect maudit de ce spectacle, au début des try-out à Boston, les mamans de Mary Boland, de Max Gordon et de la choriste Jeanette Bradley sont toutes trois décédées. Et pendant une représentation, un musicien est mort dans la fosse d'orchestre. Plus tard encore, à Broadway, un deuxième incendie a éclaté en coulisses dans le théâtre, endommageant certains accessoires et costumes, de sorte qu’une représentation a dû être annulée. Et en janvier 1936, le Roi George V est mort, ce qui a condamné le spectacle à une série plus courte que celle qu’il aurait pu avoir autrement, vu le sujet traité. Mais en fait, avant le décès du Roi et avant l’ouverture du spectacle, des rumeurs ont circulé selon lesquelles le ministère britannique des Affaires étrangères craignait d’être irrévérencieux à l’égard de la famille royale. Dans un effort pour plaire aux Britanniques, Hart et Porter ont fait des révisions. «Il n’y aura pas de guerre si je peux l’éviter», a déclaré Moss Hart. La barbe a été retirée du personnage de King George, et Mary Boland a changé son maquillage pour moins ressembler à la reine Mary.
Pour certains, Cole Porter n'a pas fait beaucoup d'efforts pour la création de Jubilee (). Il l'aurait un peu pris par-dessus la jambe. On le saura jamais, mais il faut quand même se rappeler qu'au moins quatre ou cinq chansons de Jubilee () sont devenues des standards. Why Shouldn't I? décrit l’attraction de l’amour pour une personne trop longtemps privée de cela:
All my life I've been so secluded
Love has eluded me
-------
Why shouldn't I
Take a chance when romance passes by?
Why shouldn't I know of love?
Why wait around
When each age has a sage who has found
That upon this earth
Love is all that is really worth
Thinking of.
Toute ma vie j’ai été si isolé
L’amour m’a échappé
-------
Pourquoi ne devrais-je pas
prendre le risque quand la romance passe?
Pourquoi ne devrais-je pas connaître l’amour?
Pourquoi attendre
Quand chaque époque a un sage qui a pensé
Que sur cette terre
L’amour est tout ce qui vaut vraiment la peine
Penses-y.
«Why Shouldn't I?» - «Jubilee» - Cole Porter
Le sentiment est triste mais plein d’espoir et admirablement servi par les lignes raccourcies et les rimes internes et finales. When Love Comes Your Way avec sa mélodie et son texte doux-amer est une chanson que Gertrude Lawrence avait chantée dans Nymph Errant (). La chanson a été retirée de la production londonienne pendant les try-out et a été recyclée avec succès pour Jubilee (). La chanson est pleine des convictions de Cole Porter.
When love comes your way
Take ev'ry bit of joy you can borrow.
Be carefree, be gay,
Forget the world and say
Goodbye to sorrow.
Simply live for today,
And never think at all of tomorrow,
For just when you are sure that love has
Come to stay -
Then love flies away.
Quand l’amour vient à vous
Saisissez le moindre moment de joie
Soyez insouciant, soyez gai,
Oubliez le monde et dites
Au revoir à la douleur.
Vivez simplement pour aujourd’hui,
Et ne pensez jamais à demain,
Car juste quand vous êtes sûr que l’amour s'est
installé pour rester -
Alors, l'amour s’envole.
«When Loves Comes Your Way» - «Jubilee» - Cole Porter
La chanson When Me, Mowgli, Love mentionne ouvertement Walter Winchell, Elsa Maxwell et, plus dangereusement, Will Hays, le censeur bien connu et auteur du «Code Hays», une des cibles puritaines de Porter. Dans la chanson la plus célèbre de Jubilee (), Begin the Beguine, Porter, ressentant probablement l’oppression de la censure, a décidé de changer l'avant-dernière ligne: «Et, soudain, nous connaissons la douceur du péché» et «Et nous savons soudain dans quel paradis nous sommes».
Comme toujours, Porter fait usage des listes dans certaines chansons écrites pour Jubilee (). Dans l’hymne Gather Ye Autographs While Ye May, inspiré du célèbre poème To the Virgins, to Make Much of Time de Robert Herrick (1591-1674), les paroles citent Toscanini, Dizzy Dean, Josephine, Clarence Darrow et Haile Selassie (dernier empereur d'Éthiopie (1892-1975)). Ces listes porvoquent des juxtapositions qui fonctionnent toujours dans les paroles de Porter avec un effet comique.
La chanson My Most Intimate Friend caricature Elsa Maxwell dont nous avons déjà beaucoup parlé. Mais aussi George Gershwin. Ce dernier était célèbre pour s’emparer du piano lors des soirées, ne cessant jamais de jouer au grand dam des invités. Cole Porter est très clair:
T' will be new in ev'ry way
Gershwin's promised not to play
Ça va être nouveau
Gershwin a promis de ne pas jouer
«My Most Intimate Friend» - «Jubilee» - Cole Porter
Les lignes suivantes furent plus tard supprimées:
Has Mussolini been invited?
What, Benito? Why he's delighted,
He's my most intimate friend.
Mussolini a-t-il été invité?
Quoi, Benito? Pourquoi est-il ravi,
C’est mon ami le plus intime.
«My Most Intimate Friend» - «Jubilee» - Cole Porter
Rappelons que nous sommes dans un musical qui parle d'un Roi, ressemblant terriblement au Roi d'Angleterre. Georges V ne peut en aucun cas être soupçonné d'amitié avec Mussolini ou Hitler. Mais son fils qui va devenir Roi sous le nom d'Édouard VIII à la mort de son père, ne règnera que du 20 janvier au 11 décembre 1936. Il abdique, car il veut épouser une femme deux fois divorcée... Impossible à l'époque. Mais une autre explication existe... Edouard VIII avait très tôt, bien avant de devenir Roi, affiché ses affinités pour le fascisme mussolinien et, plus tard, pour le régime nazi qui, selon lui, permettait à l'Allemagne de connaître un véritable miracle économique. Il l'a très clairement écrit. Pour de nombreux historiens, le fait que le gouvernement britannique refuse son mariage avec une femme divorcée n'est en fait qu'une excuse pour écarter un couple qui avait beaucoup trop de sympathie pour l’Allemagne nazie. D'ailleurs, après son abdication, Edouard VIII partira en Allemagne nazie. Le texte de Porter est donc bien moins innocent qu'on ne le croit.
Jubilee() a ouvert en try-out à Boston le 21 septembre 1935, puis s’est installé le 12 octobre à l'Imperial Theatre de New York. «Jamais depuis Show Boat, Broadway n’a connu de musical qui promet d’entrer dans l’histoire du théâtre». Rappelons que Show Boat () date de 1927, soit 8 ans auparavant. Voici un bel éloge. Un autre critique affirme que Jubilee () est à mi-chemin entre musical et opéra - conservant les meilleurs caractéristiques de chacune des deux formes artistiques.
Lors des try-out à Boston, le Herald a qualifié Jubilee () de «pièce musicale brillante», et Variety de «succès incontestable». Pour l'annecdote, signalons que, peu après l’ouverture à Boston, Ned SaltonstallNed Saltonstall, un grand ami de Cole, a organisé une «fête pour garçons». Porter est venu, à la surprise de Michael Pearman qui était également présent. En général, selon Pearman, Cole était très prudent dans ses relations sexuelles, «toujours discret». Il doit s’agir de la même «fête sauvage» au Boston Ritz à laquelle l’écrivain Schuyler Parsons a fait allusion dans son livre Untold Friendships.
L’ouverture à Broadway fut somptueuse. Mary Margaret McBride, la «grande dame de la radio» de l'époque, a déclaré que depuis 1929 [c'est-à-dire la crise de '29], il n’y avait pas eu une telle assemblée d’hermines, de visons, de zibelines, de colliers de chien en diamant et de saphirs étoilés que celle de la soirée de première de Jubilee (). Linda, la femme de Cole, portait un collier de diamants et de turquoises que Cole avait conçu; et elle, comme c’était devenu la coutume, a commémoré l’ouverture du spectacle en offrant à Cole un bel étui à cigarettes.
Le public était composé d’un prince (Obolensky) et d’un duc (de Verdura), ainsi que de plusieurs grands du théâtre Laurette Taylor, Katharine Hepburn, Mady Christians, Ina Claire, Tallulah Bankhead, George S. Kaufman, Franchot Tone, Joan Crawford, Libby Holman, Edna Ferber, Jerome Kern, Norman Bel Geddes, Howard Dietz et Lee Shubert. Et de l’autre monde de Cole, celui de la haute société, sont venus Mme. Belmont Tiffany, William Rhinelander Stewart, Mme. Irving Berlin, Ethel Harriman Russell, Elizabeth Arden, Bernard Baruch, et Len Hanna. Des gens voulant assister à cette première offraient jusqu'à 200$ (de l'époque!) pour deux billets. Mais personne ne voulait vendre ses billets. Des centaines d'observateurs s'étaient réunis sur les trottoirs pour apercevoir les célébrités entrer dans le théâtre.