En fin de Section A, nous avions abandonné Cole Porter avec son dernier musical des années ’20, Fifty Million Frenchmen (), un grand succès, même s’il avait ouvert quelques jours après le crash boursier.

Ses spectacles ont été des réussites pour les mêmes raisons que les films de Busby Berkeley ou Fred Astaire et Ginger Rogers; ils permettait aux gens d’échapper à leurs soucis et de s’évader pour quelques heures dans un endroit frivole. Cole Porter sera l’auteur-compositeur de Broadway le plus populaire des années ‘30, avec plus de succès que quiconque. Il a pu continuer à vivre dans un mode de vie somptueux, ce qui lui a permis d’aisément dépeindre sur scène un monde qui faisait rêver les spectateurs qui pour beaucoup luttaient dans les affres de la Dépression.

Porter passa les années ‘30 à faire la navette entre Hollywood, qui lui permettait un style de vie homosexuel décontracté et ouvert, et New York. Il a créé neuf spectacles à Broadway entre le krach de ’29 et la fin des années 1930, tous sauf un ont fait des profits. Presque tous ces spectacles ont aussi été produits à Londres, où Porter était immensément populaire.

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«The New Yorkers»
Broadway Theatre - 1930

The New Yorkers () a été le premier de plusieurs grands succès de musicals des années '30 pour Cole Porter.

Bizarrement, l’époque a proposé deux musicals intitulés The New Yorkers (). Le premier était plutôt une revue qui a ouvert le 10 mars 1927 au Edyth Totten Theatre pour 52 représentations (et comprenait des chansons d’Arthur Schwartz), et la deuxième est le spectacle de Cole Porter.

La version de Cole Porter a eu des try-out à Philadelphie et à Newark avant d’ouvrir le 8 décembre 1930 au Broadway Theater. A ce moment, on jouait à Broadway Girl Crazy () de George et Ira Gershwin (272 représentations à l'Alvin Theatre), Three's a Crowd () d'Arthur Schwartz (271 représentations au Selwyn Theatre) et Fine and Dandy () de Kay Swift (255 représentations au Erlanger's Theatre). Bien qu’il ait fermé ses portes après seulement 168 représentations, ce fut un grand succès. Le théâtre, le Broadway Theater, dans lequel il jouait était le plus grand de Broadway et était plein presque tous les soirs.

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Elizabeth Welch

The New Yorkers () est parfois considéré comme une revue, alors que comme l’indique l’auteur, il s’agit de «A Sociological Musical Satire». Le livret – qui reste léger – se concentre sur Alice Wentworth (Hope Williams), une riche mondaine new-yorkaise qui s'accorde une parenthèse amoureuse avec Al Spanish, propriétaire d’une boîte de nuit et contrebandier d’alcool. Pendant leur temps ensemble, ils échappent à la police et vivent de nombreuses aventures: visite d'une usine de contrebande, organisation d'un raid dans un bar clandestin et préparation d'une évasion de prison. Jimmy Deegan et ses copains Ronald et Oscar les aident dans leurs escapades, inventent une nouvelle boisson alcoolisée, assassinent leur grand rival Feet McGeehan à quatre reprises (!) et assistent au mariage d’Al et Alice au sein d’un gang où les demoiselles d’honneur portent des bouquets de bombes et la demoiselle d’honneur brandit un pistolet. Ils rendent des hommages musicaux à l’argent et à The Hot Patata. Des blagues et des chansons sur l’alcool et jusqu’où les gens sont prêts à aller pour l’obtenir, telles que Drinking Song et Say It with Gin, reflètent l’origine du musical à l’époque de la prohibition.

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Elizabeth Welch

Dans un effort pour rendre cette pièce - qui décrivait avec sympathie le monde de la pègre - plus acceptable aux spectateurs (pour ne pas dire aux censeurs), elle a été «emballée»: elle se déroulait dans les rêves d’une mondaine dépressive. Son médecin lui prescrit des pilules pour l’aider à dormir et, comme Best Plays l’a noté, «elle rêve durant deux actes à des folies». Cela permettait de se protéger directement de la censure puisqu'il suffisait d'invoquer que cette femme n'agissait pas dans la réalité mais dans des rêves-cauchemars.

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Malgré cet ajustement, plusieurs critiques ont anticipé les problèmes de censure. Dans une scène qu’un critique a qualifiée de «sale», une prostituée blanche chan­te Love for Sale.

Pour se protéger de ces critiques de presse et de réactions de censure, la scène a été déplacée du Reuben’s au Cotton Club à Harlem, et l'actrice blanche Kathryn Crawford a été remplacée par par Elizabeth Welch, une afro-américaine. Pendant de nombreuses années, les paroles de Love for Sale n’ont pas pu être diffusées sur la radio américaine. Probablement parce qu’elle a été à ce point maltraitée, Porter l’a qualifiée de «sa préférée» parmi toutes les chansons qu’il a écrit: «Je l’aime le plus parce que c’est un peu comme une belle-fille... Je ne peut pas la comprendre. Vous pouvez écrire un roman sur une prostituée, peindre un tableau d’une prostituée, mais vous ne pouvez pas écrire une chanson sur une prostituée».

When the only sound in the empty street
Is the heavy tread of the heavy feet
That belong to a lonesome cop,
I open shop.

When the moon so long has been gazing down
On the wayward ways of this wayward town
That her smile becomes a smirk,
I go to work.

Love for sale,
Appetizing young love for sale.
Love that's fresh and still unspoiled,
Love that's only slightly soiled,
Love for sale.
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If you want the thrill of love,
I've been through the mill of love,
Old love, new love,
Ev'ry love but true love.
Quand le seul bruit dans la rue vide
Est celle de la marche lourde des pieds lourds
Qui appartiennent à un flic solitaire,
J’ouvre boutique.

Quand la lune nous a si longtemps observé de là-haut
Dans les rues rebelles de cette ville rebelle
Que son sourire devienne un sourire en coin,
Je vais travailler.

Amour à vendre,
Jeune amour appétissant à vendre.
Un amour frais et intact,
Un amour qui n’est que légèrement sale,
L’amour à vendre.
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Si vous voulez le frisson de l’amour,
Je suis passée par les tourments de l'amour,
L’amour ancien, l’amour nouveau,
N’importe quel amour mais le véritable amour.

«Love for Sale» - «The New Yorkers» - Cole Porter

 

Cette chanson est devenue un standard, repris plus tard par Billie Holiday, Ella Fitzgerald, Miles Davis, Tony Bennett, Elvis Costello, Boney M., …

 

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«Sing, Sing for Sing Sing» - «The New Yorkers»
Broadway Theatre - 1930

Le spectacle était rempli de scènes impromptues – des incidents qui arrivaient au personnage principal – et de performers (artistes qui viennent faire un numéro). Quelques critiques ont d’ailleurs estimé que cela a court-circuité certains personnages principaux, rédui­sant leur présence à une ou deux brèves apparitions au cours de la soirée. Mais tout le monde était content que Jimmy Durante – célèbre humoriste – soit présent tout au long de la soirée avec ses bouffonneries. Cinq de ses chansons ont été intégrées dans la partition: The Hot Patata, Money!, Wood!, Data et Sheiken Fool.

Le cadre de la pègre a fourni de nombreuses occasions étranges pour des chansons d’actualité. Sing Sing for Sing Sing a été un grand succès auprès des prisonniers, qui ont écrit pour demander des copies de la partition. I Happen to Like New York décrit la saleté et la puanteur de la ville et ses nombreux sons et bruits caractéristiques, tandis que Let’s Fly Away est un duo dans lequel un couple décrit tout ce qu’ils détestent à New York alors qu’ils rêvent de s’en aller. Say It With Gin est une vision comique de la prohibition. Les New-Yorkais étaient si enthousiastes à propos du spectacle qu’une production spéciale a été donnée pour les actrices et les acteurs des autres productions jouant à Broadway, juste pour qu’ils ne manquent pas ce succès.