À côté du travail mené par Cole Porter pour le cinéma dont nous venons de parler, il a reçu plusieurs propositions de participation à la création de musicals. Il a choisi "DuBarry Was a Lady". Ce projet est né d'une discussion que l’agent Louis Shurr avait eue avec le producteur Buddy De Sylva. Le comédien Bert Lahr venait de finir le tournage du film 'The Wizard of Oz' et cherchait un spectacle. De Sylva a immédiatement suggéré le scénario de "DuBarry Was a Lady", écrit par Herbert Fields, qui lui semblait bien adapté pour Lahr, avec Ethel Merman étant la parfaite actrice principale. Louis Shurr, pour sa part, a promis qu’il pourrait persuader Cole Porter d’écrire les chansons...

Cole Porter a accepté le projet - demandant une avance financière considérable sur ses droits. Porter a été particulièrement enthousiaste à l’idée que Betty Grable, une presque inconnue, soit choisie pour jouer l’ingénuité de DuBarry. Il s'est immédiatement mis au travail. Ici encore, Ray Kelly nous dévoile quelques ... secrets. Par exemple, que Porter trimbalait toujours avec lui un coffre comportant de nombreuses partitions de chansons inutilisées. Il y plongeait lorsqu’il avait besoin d’un morceau. En général, quand Porter devait livrer une quinzaine de chansons pour un musical, il en composait 8 ou 9 nouvelles et les 6 ou 7 autres provenaient de son coffre, avec un peu de bricolage! Même s'il était un travailleur acharné, cette "technique" lui permettait de réduire fortement le délai pour fournir une partition complète.

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Ethel Merman et Bert Lahr (sur le lit) dans "Du Barry Was A Lady" - Broadway 1939
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library. https://digitalcollections.nypl.org/items/3b560fa0-e63c-0138-373b-0242ac110004

Dans cette histoire, Louis Blore (Bert Lahr) est le préposé aux toilettes pour hommes dans un cabaret de Manhattan, le «Club Petite», où May Daley (Ethel Merman) est la chanteuse vedette. Les autres artistes du cabaret sont Alice (Betty Grable) et Harry (Charles Walters). Louis est amoureux de May, mais elle ne s’intéresse qu’au beau Alex Barton (Ronald Graham), le frère d’Alice. Quand Louis boit accidentellement un Mickey Finn – boisson alcoolisée dans laquelle on a versé une drogue à l'insu de celui qui la consomme – destiné à Alex, il rêve qu’il est Louis XIV et que May est sa maîtresse, la DuBarry. À partir de ce moment-là, tout le monde dans la vie de Louis à New York a un homologue dans la France du XVIIème siècle. Cela dégage dans le musical beaucoup de place pour des chansons, des ballets, de la comédie et des moments «coquins». La plupart du spectacle se déroule durant l’hallucination de Louis, mais pour la scène finale, il se réveille et se retrouve à New York. Bien que May et Alex soient toujours un couple, May et Louis portent un toast à leur éternelle … «amitié».

Les premières critiques diront que le musical est "cru", voire "obscène".

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Ethel Merman et le chœur complet de "Du Barry Was A Lady"
© The New York Public Library Digital Collections. 1939.
https://digitalcollections.nypl.org/items/67eeeef0-e63c-0138-4efa-0242ac110003

Les décors du spectacle étaient élaborés, et les costumes étaient d’excellentes retouches des costumes des tableaux de cour français du début du XVIIIe siècle. Bert Lahr a dit que lorsque Cole Porter était "cochon", « c’était de la cochonceté dénuée de la moindre subtilité. Rien de ce que j'ai jadis chanté dans le Burlesque n’était aussi risqué que les paroles de Porter. Cela n’aurait jamais été autorisé sur une scène Burlesque. » La chanson à laquelle Lahr faisait principalement allusion était "But in the Morning, No", « un chant de séduction sophistiqué sous la forme d'un menuet. Lahr, en chaussures à haute boucle, avec un binocle et en perruque, ridiculisait le discours pompeux du XVIIIe siècle. » Pendant de nombreuses années, "But in the Morning, No" ne pouvait pas être diffusé à la radio.

Le musical va faire trois try-out:

  1. 09 au 11 novembre 1939 - New Haven - Shubert Theatre
  2. 13 au 25 novembre 1939 - Boston - Shubert Theatre
  3. 27 novembre au 1er décembre 1939 - Philadelphia - Forrest Theatre

Le «crayon bleu» de la censure

A la grande époque de la censure - entre autres des Code Hays, mais aussi au Portugal du dictateur Salazar - les textes étaient censurés assez simplement. Il suffisait de souligner, ou de barrer, des mots, des phrases ou des paragraphes dans un texte à l'aide d'un crayon bleur pour en signifier l'interdiction.

À Boston, tous ceux qui, de près ou de loin, artistes comme producteurs, étaient liés au spectacle "Du Barry Was a Lady" ont eu peur de John Spencer, le censeur de la ville. Mais après la représentation, il a dit qu’il avait "vu peu de crayon bleu". Le spectacle était momentanément sauvé...

"Musical de l’année" a titré le Boston Post, même si quelques critiques à Boston (comme au préalavle à New Haven) se soient plaints de la longueur excessive du spectacle. Porter avait écrit un nombre incalculable de refrains pour "But In the Morning, No" qui durait une éternité. Et encore, il en avait joué beaucoup d'autres en privé qui n’ont jamais été imprimés.

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Le Du Barry Was a Lady () de Cole Porter a été l’un des plus grands succès de l’époque. L’œuvre avait de nombreux atouts: deux importantes têtes d’affiche avec Bert Lahr et Ethel Merman, de somptueux costumes signés Raoul Pene du Bois et d’impressionnantes chorégraphies imaginées par le chorégraphe Robert Alton (il crée au moins six danses majeures pour le spectacle). Les blagues étaient souvent risquées - au sens osées du terme - et au moins deux des chansons de Cole Porter (It Ain’t Etiquette et But in the Morning, No!) ont été jugées trop choquantes que pour pouvoir être diffusées à la radio.

Trois chansons sont devenues des standards: la belle ballade Do I Love You? (pour Ronald Graham); le duo Friendship (pour Lahr et Merman); et les commérages ell, Did You Evah! (pour Betty Grable et Charles Walters). Le musical s’est joué pendant plus d’un an, et a été le dernier book-musical à ouvrir à Broadway dans les années ’30. Ce n’est qu’une coïncidence, mais la revue Wake Up and Dream () de Porter avait été la dernière production des années ‘20 à ouvrir, le 30 décembre 1929.

Brooks Atkinson du New York Times a déclaré que DuBarry Was a Lady () y avait «toutes les qualités d’un carnaval de haut niveau à Broadway» avec une partition «animée» et orné de «magnifiques parures». Il soulignait la présence de danses parmi «les plus délicieuses» de la saison et d’une distribution faite d’interprètes «hors du commun». Le tumultueux Lahr était «en grande forme» donnant vie à «plein de singeries démesurées». Ethel Merman était «le parfait ménestrel du musical» et chantait ses numéros «avec la joie et le magnétisme de la parfaite chanteuse de music-hall». Mais, selon Atkinson, DuBarry Was a Lady () avait l’un des «livrets les plus bruts qui ait jamais atteint les quartiers chics» et il «a introduit un niveau d’obscénité à Broadway».

Pendant la série à Broadway, Ethel Merman a été remplacée par Betty Allen, Gypsy Rose Lee et Frances Williams.

Une production londonienne a ouvert ses portes le 22 octobre 1942, en pleine guerre, au Her Majesty’s Theatre puis au Phoenix Theatre pour un total de 178 représentations, avec Arthur Roscoe et Frances Day en tête d’affiche.

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"Du Barry Was A Lady"
© MGM - 1943

En 1943, la MGM a produit une adaptation cinématographique du musical, assez divertissante, avec en vedette Red Skelton et Lucille Ball dans les rôles principaux, auxquels s’ajoutaient Gene Kelly, Virginia O’Brien, Zero Mostel, Rags Ragland, George Givot, Donald Meek, …

L’adaptation de l’histoire a été réalisée par Nancy Hamilton et le film a été réalisé par Roy Del Ruth.

"Du Barry Was A Lady" - Bande-Annonce
© MGM - 1943

Le film a repris trois chansons du spectacle (Do I Love You?, Katie Went to Haiti et Friendship), et deux chansons du musical pouvaient être entendues comme musique de fond (Well, Did You Evah! et When Love Beckoned). Des nouvelles chansons ont été écrites pour le film par divers paroliers et compositeurs, et bien qu’elles ne soient pas de Cole Porter, elles sont assez amusantes. En outre, Gene Kelly avait un formidable numéro de danse exécuté dans le cadre d’un spectacle dans une discothèque. Mais l’humour osé du musical scénique a été atténué fortement pour l’écran.

 


Une grande partie du théâtre musical durant la Grande Dépression a pris la forme d’un divertissement comique léger. Les spectacles de Cole Porter représentent la forme la plus parfaite de ces spectacles. Des chansons drôles et habiles, avec de l’émotion et des insinuations osées, tout cela combiné avec élégance et sophistication, définit le travail de Cole Porter durant les années ‘30. Malgré son terrible accident de cheval qui l’a laissé physiquement diminué, Cole Porter respire la joie de vivre, l’exubérance.

Pour s’en rendre compte, citons les mémoires de Cy FeuerGot The Show Right Here» - Simon & Schuster - 2003) :

«Cole Porter avait quatre maisons, chacune conservée dans un état permanent d’occupation au gré de ses visites. Toutes étaient équipées avec son linge, ses ustensiles de cuisine et ses vêtements, et chacune disposait de son personnel attitré. Cole voyageait fréquemment et sans bagages. Il avait un appartement à Paris ; une suite au Waldorf Towers de New York ; une luxueuse demeure campagnarde à Williamston, dans le Massachusetts ; et une maison à Brentwood. Au Pavillon (un restaurant renommé de New York), sa table était réservée en permanence. On y gardait également ses couverts en argent, de même que ses assiettes, ses serviettes de table et même son menu personnel. [Quand il se déplaçait dans un hôtel hors de la ville] Cole se faisait toujours précéder par une foule de gens de maison qui agissaient en son nom avec l’attention qu’on accorde à un monarque en déplacement. Un de ses assistants amenait d’abord ses effets personnels de New York. L’hôtel enlevait les reproductions de tableaux qui pendaient aux murs de son appartement et les remplaçait par ses tableaux de peintres célèbres comme Van Gogh, Utrillo et Cézanne. Des photos de ses amis étaient disposées un peu partout dans l’appartement sur des tables et sur son piano arrivé avant lui. Il avait aussi ses propres draps marqués à ses initiales, son nécessaire de toilette, ses serviettes, ses objets en porcelaine, en cristal, ses plateaux en argent, ses vases de fleurs et ses corbeilles à papier. Il avait même ses propres tables pour le dîner et le petit déjeuner, pour les jeux de cartes, et même une table à repasser… Il arrivait enfin par le train, comme s’il était le roi George V.»

«Got The Show Right Here» - Simon & Schuster - 2003