A.5.1) Auteur de chansons: Hitchy-Koo of 1919

Revenons un peu en arrière dans la chronologie artistique de Porter au moment où il s’est fiancé à la belle et riche Linda Lee Thomas. Il a écrit à cette époque une chanson qui décrit ses sentiments: Tired of Living Alone. Au début de 1919, Porter est rentré chez lui aux Etats-Unis dans l’espoir de persuader son grand-père, J.O. Cole, de lui donner une importante somme d'argent dont il aurait besoin s’il épousait Linda. Quelques mois plus tôt, le 6 décembre 1918, J.O. avait créé pour son petit-fils un trust - opération par laquelle une personne confie la propriété de biens à un tiers agissant au profit d'un ou plusieurs bénéficiaires, avec des conditions d'usage ou de durée. Mais Cole espérait augmenter ce montant.

Pendant la traversée de l'Atlantique en bâteau, les choses vont s'organiser autrement. Raymond Hitchcock, acteur et producteur de théâtre américain qui a jouera ou produira 30 pièces à Broadway de 1898 à 1928, était sur le même bâteau. Il qui avait l’intention d’ouvrir un nouveau spectacle à New York sous peu. Il a entendu Porter jouer d'un air absent An Old-Fashioned Garden sur un piano dans le salon du navire... Raymond Hitchcock lui a demandé de jouer quelques-unes des autres choses qu’il avait écrites, et Porter l’a impressionné avec When I Had a Uniform On, dont nous avons déjà parlé ci-dessus. Ebloui par toutes ces chansons jouées par Porter, Hitchcock l’engage pour composer la musique de son nouveau spectacle qui sera Hitchy-Koo of 1919 ().

Comme l’a très bien fait remarquer Alan Jay Lerner dans un hommage donné en 1967 à l’Université de Californie du Sud:

« Cole Porter semblait sortir de nulle part. Lorsque le théâtre musical a commencé dans ce pays vers 1919 ou 1920, quand Jerome Kern a opéré la rupture avec l’opérette européenne, on a pu suivre une sorte de progression allant de Jerome Kern à Richard Rodgers en passant par Gershwin. Mais Cole Porter semblait jaillir comme Jupiter de la tête de Minerve ou quelque chose, tout fait. Et ce qu’il a proposé était si spécial et si inexplicable qu’il est vraiment de tous, d’une manière étrange, le plus irremplaçable. »

Alan Jay Lerner - 12 février 1967
L’enregistrement de l’événement a été publié sur un CD intitulé You're the Top: A Testimonial (1995)

 

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Partitions de
«Old Fashioned Garden»

Hitchcock est l'un des premiers professionnels à avoir détecté le talent absolu de Cole et son intemporalité. Et à lui faire confiance. Comme pour les autres versions de la série Hitchy-Koo d’Hitchcock, qui a débuté en 1917, le producteur – également l’une des têtes d’affiche – recherchait une soirée de divertissement rapide mais intime qui pourrait refléter l’humeur actuelle de l’époque. Après un try-out à Boston, Hitchy-Koo of 1919 () ouvre au Liberty Theatre à Broadway le 6 octobre 1919 et y joue 56 représentations. Bien qu’aucun n’ait duré aussi longtemps que la production initiale et que cette version de 1919 ne se soit jouée que 56 représentations, les critiques manifestèrent une satisfaction générale à l’égard de la partition. Les chansons, dont un certain nombre ont été abandonnées avant l’ouverture du spectacle, portent ce qui allait devenir traditionnel chez les auteurs-compositeurs matures de l'époque: des List Songs:

  • de rois allemands
  • de champagnes
  • de fleurs

Parmi les chansons remarquables, on peut citer:

  • When Black Sallie Sings Pagliacci aborde le chic des artistes noirs, qui allaient éblouir Paris et New York dans les années '20; cette chanson a été abandonnée pendant les try-out, avant l’ouverture à Broadway
  • Since Ma Got the Craze Espagnole dont les paroles dépeignent l’hilarité qui se produit lorsque les mères deviennent ultra-progressistes

Et puis, bien sûr, des chansons que Raymond Hitchcock avait entendu sur le bâteau: When I Had a Uniform On et Old Fashioned Garden. Et justement, de cette modeste revue est sortie une merveilleuse chanson, Old Fashioned Garden, qui a conquis les cœurs non seulement de ceux qui ont vu Hitchy-Koo of 1919 (), mais aussi de ceux qui l’ont entendue interprétée par des groupes de danse ou à la radio:

One summer day I chanced to stray
To a garden of flow’rs blooming wild,
It took me once more
To the days of yore
And a spot that I loved as a child.
There were the phlox,
Tall hollyhocks,
Violets perfuming the air,
Frail eglantines,
Shy columbines,
And marigolds everywhere.
It was an old fashioned garden,
Just an old fashioned garden,
But it carried me back
To that dear little shack
In the land of long ago.
I saw an old-fashioned Missus
Getting old-fashioned kisses,
In that old-fashioned garden
From an old-fashioned beau.
Un jour d’été, j’ai eu la chance de m’égarer
Dans un jardin de fleurs qui fleurissent à l’état sauvage,
Cela m’a emmené une fois de plus
Aux jours d’autrefois
Et à un endroit que j’aimais quand j’étais enfant.
Il y avait les phlox,
Des alcea,
Des violettes parfumant l’air,
Des églantines frêles,
Des colombines timides,
Et des marguerites partout.
C’était un jardin à l’ancienne,
Juste un jardin à l’ancienne,
Mais il m’a ramené
À cette chère petite cabane
Dans le pays d’autrefois.
J’ai vu une vieille Missus
Obtenir des baisers à l’ancienne,
Dans ce jardin à l’ancienne
D’un beau vieux.

 

 

Pour ceux qui se remettent de la Première Guerre mondiale et aspirent aux plaisirs douillets symbolisés par les fleurs et un "missus" et un "beau" à l’ancienne, son attrait est évident. Pour le spectacle, Hitchcock a acquis un ensemble de costumes floraux éblouissants qui avaient été créés pour les Ziegfeld Follies mais jamais utilisés.

Plus tard, Porter a souvent parlé de cette chanson, certainement avec un certaine ironie, comme de «son plus grand succès populaire», vendu à 2.000.000 d'exemplaires.

Et le spectacle est parti en tournée après la fermeture à Broadway.

Rappelons que toute cette aventure est arrivée lorsque Cole Porter rentrait aux Etats-Unis dans le but de demander à son grand-père J.O. Cole de l'argent pour financer son mariage. Mais ce dernier resta inflexible quand Porter a voyagé de New York en Indiana pour lui demander une rallonge afin que ses fonds soient proches de ceux de sa future épouse. Son grand-père s’opposait à la persévérance de Cole dans le théâtre et estimait que toute l’éducation de son petit-fils n'avait finalement servi à rien. Quand il a entendu la demande de Cole, J.O. a frappé l'accoudoir de son fauteuil et a hurlé son refus, ajoutant qu’il avait prophétisé que cela n'apporterait rien de bon que d’encourager cette «absurdité musicale».

Sa mère, Katie avait bien sû une toute autre opinion, bien sûr, et a secrètement arrangé pour augmenter le revenu de Cole. Le mariage avec Linda convenait totalement à sa mère.

Linda avait déjà fourni à Cole un passeport pour des milieux sociaux dans lesquels il n’aurait peut-être jamais pu entrer seul. Avant de s’attacher à Linda, Cole avait difficile de se mélanger sereinement avec le «gratin». Mais, après tout, en réussissant socialement, Cole satisfaisait les ambitions sociales de sa mère. C'est sans doute en partie pour cela que Katie, plutôt que de repousser la «concurrente», l’a accueillie, consciente des avantages sociaux que Linda offrait à Cole. Comme l’a écrit George Melly: «Porter n’a pas épousé Linda pour son argent... Il lui fallait une figure maternelle pour compléter, plutôt que remplacer, la sienne.»

A.5.2) A Night out (1920)

En 1920, il a contribué à la musique de plusieurs chansons du musical A Night Out (), un musical avec un livret de George Grossmith Jr et Arthur Miller, une musique de Willie Redstone (et Cole Porter) et des paroles de Clifford Grey. L’histoire est adaptée de la comédie de Georges Feydeau de 1894 L’Hôtel du libre échange où le sculpteur Pinglet profite d’une soirée loin de sa femme dominatrice et dîne avec la séduisante Marcelle Delavaux. Après une série de coïncidences et de confusions, il réussit la supercherie sans subir de conséquences négatives. Le musical fut créé avec succès au Winter Garden Theatre de Londres le 18 septembre 1920 et a été joué 309 fois, se terminant le 18 juin 1921 avant une tournée en Grande-Bretagne. Une version fut créée aux Etats-Unis en 1925 mais fut un "closed on the road" et n'atteignit jamais Broadway.

A.5.3) Mayfair and Montmartre (1922)

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Partitions de
«The Blue Boy Blues»

Il a réussi à faire insérer quelques-unes de ses chansons dans les revues d’autres compositeurs en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Par exemple, pour une revue de C.B. Cochran en 1922 Mayfair and Montmartre () qui s'est jouée au New Oxford Theatre de Londres à partir du 9 mars 1922 pour 77 représentations, il a composé deux succès avec les numéros comiques The Blue Boy Blues et Olga, Come Back to the Volga.

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«The Blue Boy»
de Thomas Gainsborough (1770)

Gilbert Seldes a classé The Blue Boy Blues «parmi les six meilleures chansons de blues». La chanson est inspirée de la vente du célèbre tableau de Gainsborough pour 620.000$. Porter a habilement inventé un morceau de blues américain convaincant, et la chanson a été mise en scène de façon frappante.

Le spectacle a reçu un accueil mitigé, et il a subi un coup fatal lorsque Delysia a perdu sa voix à cause d’une infection de la gorge et a dû se retirer de la distribution six semaines après le début de la représentation. Un spécialiste de la gorge lui a ordonné de reposer sa voix pendant trois mois.

Sans sa star, le spectacle n’a pas réussi à attirer le public, et Cochran l’a fermé après moins de deux mois, subissant une perte de 20.000£. Cochran sera mis en faillite quelques mois plus tard, pour la seconde fois de sa carrière.

A.5.4) Hitchy-Koo of 1922

Après que Porter ait composé la musique de l’édition de 1919 de la série de revues Hitchy-Koo de Ray Hitchcock (voir ci-dessus), Jerome Kern a contribué à la majeure partie du matériel musical de la production de l’année suivante, Hitchy-Koo of 1920 (). Il n'y eut pas de nouvelle version en 1921, année au cours de laquelle la star/producteur Ray Hitchcock a joué dans les Ziegfeld Follies of 1921 (). En 1922, Hitchcock a de nouveau fait appel aux services de Porter pour son Hitchy-Koo of 1922 (). Contrairement aux quatre revues précédentes (1917, 1918, 1919 et 1920), la version de 1922 a été produite par les Shubert. Mais ce fut un closed on the road car les représentations s'arrêtèrent à Philadelphie avant d’arriver à Broadway. Apparemment, la production aurait brièvement fait une tournée dans le nord-est après sa fermeture à Philadelphie, mais comme aucun des morceaux de Porter n’est arrivé à New York, il n’y a pas eu de succès de chanson.

Encore un «non succès» de plus - pour ne pas parler d'échec - aux États-Unis. Mais pour Cole Porter la vie mondaine parisienne continue...

Un ami de Cole Porter au cours de ces années était Gerald Murphy, un ancien de Yale - où est née leur amitié. Il avait épousé Sara Wiborg, une amie d’enfance. Les jeunes Murphys séjournent deux ans à Harvard, où Gerald étudie l’architecture de paysage, et en 1921, avec leurs trois enfants, ils partent d’abord pour Londres puis, à l’automne, pour Paris et un appartement près de l’Etoile.

En France, Murphy voit pour la première fois des tableaux de Pablo Picasso, Juan Gris, Georges Braque et d’autres modernistes. Il est ravi par le travail de ces artistes et commence à étudier la peinture avec Natalia Goncharova, qui a conçu des décors pour Diaghilev. Goncharova a persuadé les Murphys de réparer le décor endommagé des Ballets russes. Leur charme et leur beauté ont attiré de nombreux artistes et des gens sophistiqués.

A.5.5) Within the Quota (1923)

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«Les Noces» de Stravinsky

En juin 1923, la grande excitation à Paris concernait la future création du ballet de Stravinsky, Les Noces. La pianiste Marcelle Meyer, qui jouait l’un des quatre pianos de la partition de Stravinsky, était une amie des Murphys. Ils ont donc été sensibles à l’excitation croissante et ont décidé d’inviter tous ceux qui étaient liés aux Noces à une soirée de gala sur un grand bateau-canal sur la Seine. Parmi les quarante personnes qui ont assisté, on compte Diaghilev (le directeur des Ballets russes), Jean Cocteau et Boris Kochno, qui ne tardera pas à occuper une place si importante dans la vie de Porter.

A la même époque, dans ce Paris en pleine ferveur créatrice, Darius Milhaud travaille sur son ballet La Création du Monde pour les Ballets suédois, avec Fernand Léger et Blaise Cendrars pour la mise en scène. Les Ballets suédois étaient basés à Paris et ont existé de 1920 à 1925. Le public a célébré la beauté et la distinction de la jeune compagnie. La compagnie se fait remarquer par l’attention extraordinaire que son directeur, Rolf de Maré, accorde aux arts visuels. Le répertoire était un riche mélange de ballets traditionnels et d’œuvres plus révolutionnaires. Une volonté de fusion de la musique, de la peinture et de la danse, bien qu’elle soit dans une certaine mesure caractéristique des Ballets russes, est la signature des Ballets suédois.

Gerald Murphy a été invité par les Ballets suédois à concocter un ballet qui serait une ouverture de rideau. Murphy a accepté et a proposé que Cole Porter écrive la partition musicale. Gerald Murphy rappelle que:

« A ce moment-là, Porter n’avait pas encore connu de vrai succès populaire à Broadway, et sa femme riche et socialement ambitieuse espérait plutôt qu’il consacrerait son talent à la 'musique sérieuse'. L’été précédent, en fait, elle avait invité Stravinsky à Antibes pour enseigner à son mari l’harmonie et composition;... Stravinsky avait décliné. »

Gerald Murphy

 

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Princesse Edmond de Polignac

À Paris, Cole et Linda faisaient partie des relations proches de la Princesse Edmond de Polignac, fille d’Isaac Singer, le magnat des machines à coudre. Elle était le centre d’une société douée d’écrivains, de peintres et de musiciens, dont Stravinsky, Faure, Satie et Auric. La princesse était un mécène extrêmement généreux. Des compositeurs reconnaissants lui ont dédié des œuvres: Ravel son Pavanne, Stravinsky son opéra Mavra. C’est chez elle que Cole Porter a rencontré Milhaud, qui, à la suggestion des Murphys, lui a offert personnellement l’occasion de composer le ballet qui précéderait La Création du Monde.

A la suggestion d'Elsa Maxwell - nous y reviendrons - Pour l'été 1923, les Porters avaient loué le Palazzo Barbaro à Venise. Leur style de vie les obligeait, pour le voyage, à réserver huit ou neuf compartiments, selon le nombre d’invités de leur entourage. Cole et Linda avaient chacun un compartiment privé, tout comme son valet et sa femme de chambre. Une autre servait de salle où les serviteurs faisaient pression et s’occupaient généralement des somptueuses armoires des Porters. Le sixième compartiment fonctionnait comme un bar. Les autres compartiments étaient attribués aux hôtes des Porters, dont les frais de déplacement étaient pris en charge par leurs hôtes.

Emergency Quota Act of 1921

Après la Première Guerre mondiale, le Congrès américain a adopté l'Emergency Quota Act (1921), également connue sous le nom de Per Centum Law. C’était en réponse à un afflux important d’Européens du Sud et de l’Est à la recherche d’une nouvelle vie loin de leurs patries déchirées par la guerre.
La loi, bien qu’avec des exceptions, limitait l’immigration annuelle aux États-Unis à 3% du nombre de résidents américains enregistré dans le recensement américain de 1910. Les professionnels ont été exemptés. La loi ne fixait aucune limite à l’immigration en provenance d’Amérique latine. Et la loi sur les zones interdites asiatiques de 1917 s’était déjà occupée de l’immigration chinoise.
D’abord mis en place à titre temporaire, cette loi est finalement renforcée et pérennisée en 1924 par la loi d’immigration Johnson-Reed de 1924. La loi de quota d’immigration basée sur la nationalité restera en vigueur jusqu’aux mouvements de droits civiques, et la loi sur l’immigration et la nationalité de 1965.

Cole accepta la proposition de Milhaud et il invita les Gerald Murphy à le rejoindre avec Linda à Venise pendant trois semaines afin de faciliter sa collaboration avec Gerald sur le ballet. À Venise, Gerald et Cole ont travaillé sur Within the Quota () (initialement intitulé Landed) qui devait avoir pour forme: «une œuvre vivante de trente minutes satirisant les impressions d’un jeune immigrant suédois aux États-Unis, un ballet de pantomime qui veut montrer ce qui est interdit en Amérique». Porter adorait ce thème. Le jeune migrant débarque aux Etats-Unis et chaque fois qu’il désire quelque chose, il découvre que c’est interdit: alcool, danse, amour. Within the Quota (), une critique de la loi restrictive Emergency Quota Act de 1921. Ce ballet se base librement sur la vie de Charlie Chaplin et dépeint de manière satirique les aventures d’un immigrant en Amérique qui devient une star de cinéma, incluant les personnages classiques du cinéma de l'époque: cow-boys, amoureux, héritières, etc. Charles Koechlin, qui était à l'époque un compositeur en devenir, a créé une très belle orchestration. Le décor a été conçu par Murphy, qui a peint une toile de fond qui a satirisé le journal Hearst de l’époque. Il comprenait un paquebot d’océan debout sur le bout à côté de l’immeuble Woolworth et une variété de titres torrides, et sur le dessus courait une bannière disant "UNKNOWN BANKER BUYS ATLANTIC".

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Ballet «Within The Quota»

 

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Affiche de la création au Théâtre des Champs-Élysées
de «La création du monde» et «Winthin the Quota»
le 25 octobre 1923

L’œuvre, écrite par Porter pour les Ballets suédois est l’une des premières compositions symphoniques basées sur le jazz, précédant de quatre mois le Rhapsody in Blue de George Gershwin, et est bien plutôt bien accueillie par les critiques français et américains après sa première au Théâtre des Champs-Élysées en 25 octobre 1923.

La musique de Porter pour ce ballet, sous-titré «le premier ballet jazz», fut qualifiée de «futuriste». Au lieu que le ballet interprète la musique, la musique semble interpréter le ballet. Par exemple, avant que le rideau ne se lève, la musique suggère un navire entrant dans le port de New York. On entend un sifflement au loin. Peu à peu, les bruits s’approchent et se modifient. Il y a un rugissement de circulation, une vielle à roue - instrument à cordes - qui crée quelques soubresauts, ...

En fait, on peut dire que la musique incarne la ville de New York. Et pour ce faire, il ne s'agit pas d'une belle harmonie, mais une description musicale éclatante... Le seul mot qui la décrit parfaitement est «Vérité»... un mélange vraiment merveilleux de discorde et d’harmonie.

Initialement, Within the Quota () devait être une «ouverture de rideau» pour l'oeuvre principale de la soirée, La Création du Monde de Darius Milhaud. Mais l’ordre des ballets a été modifié par crainte que Within the Quota () ne surpasse l’œuvre principale. In fine, les deux ballets ont reçu de bonnes critiques, mais c’est bien sûr la partition de Milhaud qui a acquis une renommée durable.

Les éloges de la presse française envers Within the Quota () portent davantage sur la qualité à la fois savante et habile de l’orchestration de Charles Koechlin que sur la musique de Porter qui, selon Fernand Nozière (dans L’Avenir du 27 octobre 1923) semble «rallier les excès du jazz». André Messager déclare dans Le Figaro du 27 octobre 1923: «Nous rétrogradons de plusieurs années, dans les années du music-hall».

Cette réaction au travail de Porter est totalement inversée lorsque l’œuvre est présentée de l’autre côté de l’Atlantique. En effet, lors de la tournée américaine des Ballets suédois, qui s’est déroulée du 25 novembre 1923 au mois de mars 1924 (69 représentations), c’est vraiment Within the Quota () qui fait le plus sensation. Dans l'Albany Journal, on le considèrera comme «le plus riche et le plus divertissant des ballets suédois». Dans le Musical Courier du 13 décembre, on parle d'un spectacle «brillant, plein d’esprit, admirablement mimé et dansé». D’après l’ensemble des commentaires recueillis, les deux auteurs américains, Murphy et Porter, ont réellement su charmer leurs compatriotes avec leur ballet mettant à l’honneur des icônes fantasmagoriques du cinéma hollywoodien et de musique jazz. L’Inquirer applaudit Porter «d’avoir utilisé dans une grande oeuvre du matériel typiquement américain que depuis si longtemps s’étaient appropriés les compositeurs européens»). Il est vrai que, dans le milieu de la création musicale française, plusieurs compositeurs avaient déjà expérimenté le style jazz dans leurs oeuvres: Satie, Debussy, Stravinski, Milhaud, Ravel et Auric.

Malgré le caractère très américain de l’oeuvre, F.D. Perkins affirme dans le New York Tribune du 29 novembre 1923 que le jazz de Porter contient plus de traces de Milhaud que de Gershwin qui a créé son Rhapsody in Blue trois mois après la création américaine de Within the Quota (). Même si Porter met l’accent sur des sonorités jazzistiques qui résultent de l’utilisation de notes bluesées et de rythmes fortement syncopés, la partition de Within the Quota () regorge d’éléments étrangers par rapport à la musique américaine des années '20: les passages en polytonalité, l’intégration de la gamme par tons et des harmonies quartales sont des éléments développés par les compositeurs français avec lesquels Porter tisse des liens depuis son arrivée à Paris.

En somme, Within the Quota () est l’exemple d’une œuvre où l’influence de la musique française a joué un rôle déterminant dans la démarche créatrice d’un musicien américain. D’abord compositeur de music-hall de Broadway, Porter a su peaufiner son écriture pour en faire une oeuvre qui fait bonne figure lorsqu’elle est présentée au côté de la Création du monde de Milhaud.

Un an après la fin des représentations aux États-Unis, la Compagnie des Ballets suédois a été dissoute et la partition a été perdue... En 1954, Porter a déclaré à un biographe, Richard Hubler: «Les partitions originales ont été perdues et je n’ai pas de copies. Mon seul effort pour être respectable doit rester mystérieux.» Et il est vrai que Within the Quota () est la seule œuvre de Porter que l'on peut classer - au sens de sa femme Linda - dans la «musique sérieuse».

Après la mort de Porter, grâce à une recherche réussie de Robert Kimball, la partition a été reconstruite à partir des manuscrits de Porter et Koechlin entre 1966 et 1989. Le chef d’orchestre John McGlinn l’a enregistrée avec la Sinfonietta de Londres en 1989.

A.5.6) The Greenwich Village Follies (1924)

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Porter eut moins de succès avec son travail sur The Greenwich Village Follies () (1924) de John Murray Anderson. Il a écrit la majeure partie de la partition originale, mais ses chansons vont être progressivement abandonnées et remplacées les unes après les autres car Anderson n'appréciait pas les paroles sournoises de Cole ou ses airs sensuels.

La première a eu lieu au Shubert Theatre de Broadway le 16 septembre 1924. Anderson a senti que le spectacle ne serait pas un succès et a imploré Porter de retravailler la partition, mais Porter - parti dans l’un de ses nombreux voyages - n’a pas pu s'en occuper à temps. Cette nonchalance a aidé Cole à continuer de se voir comme un «flâneur» s’étant fait une place dans le monde de la musique. Mais cette attitude ne reflète pas du tout ses aspirations profondes à rivaliser avec les pros. Malheureusement, ce comportement a conduit les producteurs à se méfier de l’engager.

The Greenwich Village Follies () s'est joué 127 fois à Broadway (au Shubert Theatre puis au Winter Garden Theatre). Quand le spectacle est parti en US-Tour, il ne restait aucune des chansons de Cole Porter...

Parmi les chansons qu'il avait écrites, on trouve Two Little Babes in the Wood et I’m in Love Again que le grand intellectuel américain Gilbert Seldes - spécialisé dans la défense des formes artistiques et des médias nés ou principalement développés aux États-Unis (jazz, comic strip, musicals, télévision, etc.) – a qualifiée de «meilleure chanson de M. Porter». En 1927, Porter écrivit à sa mère une longue lettre sur le sort de la chanson, décrivant comment, sous les applaudissements, il l’avait jouée et chantée partout dans Paris et «toujours avec un succès énorme, car la mélodie était très simple et les sentiments plaisaient à tout le monde.» Malgré cela, elle avait été rapidement retirée de The Greenwich Village Follies (). Par après, Cole l’a souvent entendue chantée dans des cabarets à New York et à l’étranger. Il se souvient: «Un soir, je suis allé voir le chef d’orchestre et lui ai demandé qui l’avait écrit, et il m’a dit: 'Oh, un nègre de Harlem l’a écrit'. Depuis, j'ai reçu un message de Harms, me proposant une très belle royalty pour publier cette chanson et faire tout ce qu’ils pouvaient pour en faire un grand succès... Je serais surpris si je ne gagne pas beaucoup d’argent avec ça.»

 

C'est le moment d'un petit bilan...

  • En 1916, Cole Porter présentait son premier spectacle professionnel à Broadway, See America First (). Ce fut un terrible flop avec 15 représentations. Il partit en France...
  • En 1919, trois ans plus tard, il écrira et composera les chansons pour une revue à Broadway, Hitchy-Koo of 1919 (), qui se jouera 56 modestes représentations. Ce ne sera pas un succès mais sa musique sera remarquée.
  • En 1920, il a contribué à la musique de plusieurs chansons du musical A Night Out () qui fut un gros succès à Londres (309 représentations) mais un terrible closed on the road aux États-Unis.
  • En 1922, quelques-unes de ses chansons sont intégrées dans une revue de C.B. Cochran à Londres, Mayfair and Montmartre (). Elle ne tint l'affiche que 77 représentations! Aux États-unis, toujours en 1922, il composa les chansons de Hitchy-Koo of 1922 (), mais ici encore ce fut un closed on the road qui n'atteignit jamais Broadway...
  • En 1923, il écrivit de la «musique sérieuse» en composant la musique du court ballet Within the Quota (). Ce fut un succès d'estime en France mais une très belle reconnaissance aux États-Unis.
  • En 1924, il a composé les chansons de The Greenwich Village Follies (). Mais, durant la série à Broadway, toutes ses chansons furent supprimées les unes après les autres.

Si l'on se retourne sur ces 9 années - et c'est long 9 ans - on peut s'étonner que Cole Porter soit aujourd'hui considéré comme l'un des «big fives» du musical américain de la première moitié du XXème siècle: Irving Berlin, George Gershwin, Jerome Kern, Cole Porter et Richard Rodgers. C'est simplement parce que tout reste à venir pour Richard Rodgers! Pour le moment, et dans les 4 années qui suivirent, il se contenta de sa vie mondaine et d'écrire des chansons pour le plaisir... Il faudra attendre 1928, et le succès du musical Paris () à Broadway pour que Cole Porter parvienne à l'«échelon supérieur» des compositeurs de Broadway.

 

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Cole Porter

Lors d'un dîner en 1926, Cole confia à Richard Rodgers qu'il était tombé sur une formule pour les chansons à succès: «J'écrirai des airs juifsRodgers a pris cela pour une blague, mais à la réflexion il a réalisé que ce millionnaire épiscopalien a écrit certains de ses hits les plus durables en utilisant des touches mineures qui étaient «incontestablement de méditerranée orientale». Plus tard, dans des hits de Porter comme Begin the Beguine et My Heart Belongs to Daddy, on peut entendre des mélodies sacrées qui seraient à la maison dans n'importe quelle synagogue.