1.C.14) «Naughty Marietta» (novembre 1910) 

Oscar Hammerstein I

Oscar Hammerstein I (1846-1919) est un homme d'affaires et impresario de théâtre d'origine allemande, passionné par l'opéra. Il est né à Stettin en Prusse dans une famille juive et a émigré aux États-Unis en 1864. À New York, il a travaillé dans une fabrique de cigares avant de se tourner vers le théâtre, construisant plusieurs salles, dont le Harlem Opera House et le Manhattan Opera House. En plus de sa carrière, il a eu quatre fils et deux filles. Il est également le grand-père d'Oscar Hammerstein II. Il est décédé à Manhattan en 1919, et le Manhattan Opera House porte maintenant son nom.

L’histoire de la conception, de la composition et de la production. de ce qui est sans doute l’opérette la plus célèbre de Victor Herbert implique un ensemble très varié de personnages - et il faut entendre le mot "personnage" dans tous les sens du terme. Parmi les poids lourds, on trouve:

  • Oscar Hammerstein I, extraordinaire im­pre­sario, et son fils Arthur, aspirant impresario;
  • Emma Trentini, mini-diva de la Manhattan Opera Company d’Hammerstein, qu'Hammerstein a découvert en travaillant dans une épicerie fine de Mantoue;
  • Orville Harrold, ténor d’Indiana, le "Caruso américain" et ancien chauffeur de corbillard;
  • August Janssen, traiteur du restaurant new-yorkais "400", et son fils Werner, compositeur nommé aux Oscars;
  • Peggy Wood, dans les premières étapes de sa carrière;
  • William Axt, qui est devenu l’une des figures majeures de la composition musicale au cinéma;
  • et, bien sûr, Victor Herbert.
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Hammerstein's Olympia Theatre
On observe bien la verrière sur le toit, le «The Roof Garden»

En 1910, Oscar Hammerstein I (le grand-père d’Oscar Hammerstein II s’était imposé comme la force majeure du monde théâtral new-yorkais. Des années plus tôt, en 1895, il avait construit l'Olympia Theatre et, en choisissant l’empla­cement, avait défié le monde du théâtre établi, qui à cette époque était centré autour de Herald Square. Ce lieu malfamé, lais bon marché, allait s'appeler plusieurs années plus tard Broadway et, pour le moment, ne présentait qu’un seul théâtre.

On le dit fou et on prédit sa faillite prochaine, ce qui n’était pas faux – elle surviendra très vite: trois ans après l’ouverture.

Ce complexe comprenait une grande salle The Olympia Music Hall (3.815 places), une moyenne salle The Olympia Lyric (1.850 places), un Concert Hall (fermé en 1898 après la faillite du complexe) et un jardin-verrière sur le toit The Roof Garden (925 places).

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«The Roof Garden» sur les toits de l'Hammerstein's Olympia Theatre
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Oscar Hammerstein I (1846-1919) en 1906

Ce théâtre sur le toit bénéficiait de l’air conditionné par un ingénieux système qui fait couler de l’eau fraîche sur les panneaux recouvrant l’immense verrière. Mais le projet est très ambitieux. On trouvait aussi dans ce complexe théâtral un restaurant, des pistes de bowling, des tables de billard, un bain turc, un café oriental, …

L’achat d’un ticket de spectacle permettait d’accéder à toutes ces «attractions annexes».

Oscar Hammerstein I a voulu mélanger les genres, mais la sauce n'a pas pris. Il n’est évidemment pas facile de faire venir 6.000 spectateurs chaque soir (même s’ils ne paient que 50 cents), et en 1898 l’Olympia est vendu aux enchères.

Marc Klaw et Abe Erlanger, deux producteurs membres du Theatrical Syndicate, achètent les lieux et les transforment en 1899 en créant le New York Theatre qui remplace le The Olympia Music Hall, passant à 2.800 places; le The Olympia Lyric devint le Criterion Theatre; le théâtre sur le toit continuant à exister.

Le projet a ruiné Oscar Hammerstein I financièrement, mais pas intellectuellement.

Cela ne l'a pas empêché de "rebondir". Il a édifié d'autres théâtres, dont le Victoria Theatre (1899), le Theatre Republic (1900), le Philadelphia Opera House (1908) et surtout le Manhattan Opera House (1906) sur la 34ème rue, qui se voulait un concurrent direct du Metropolitan Opera, cinq pâtés de maisons au nord. Tout au long de sa vie, il aura financé la construction de 10 grands théâtres.

Le conseil d’administration du Metropolitan Opera craignait la concurrence pour ses productions opératiques - d'excellente qualité, mais souvent ennuyeuses - car la réputation d'Hammerstein reposait sur trois éléments: sa capacité à découvrir de nouveaux talents, sa volonté de présenter des productions somptueuses et sa faculté à attirer un large public.

Le conseil d’administration du MET avait deux options: faire concurrence à Oscar Hammerstein I ou négocier un accord avec lui. Après de longues discussions, Hammerstein a accepté un accord. Il ne produirait pas de "grand" opéra à New York pendant une décennie. Hammerstein a pris l’argent et a immédiatement commandé deux opéras "légers" pour son Manhattan Opera House. Le premier, Hans, the Flute Player () a été un énorme succès, avec 79 représentations. La seconde commande fut faite à Victor Herbert. La star du spectacle à venir était une petite soprano qu'Oscar Hammerstein I avait découverte dans un cabaret de Milan et qui était devenue la diva de sa compagnie: Emma Trentini.

Quand le temps vint de produire l’œuvre d’Herbert, Hans, the Flute Player () se jouait toujours avec succès au Manhattan Opera House. Hammerstein a alors loué le New York Theater à Klaw et Erlanger pour y présenter sa production. Ce théâtre était en fait l’ancien Olympia qui l'avait autrefois ruiné. Depuis ce funeste jour, il avait même refusé de passer devant l’emplacement de son ancienne propriété.

Ce théâtre qui, comme nous l'avons dit, avait été construit dans un quartier mal famé était maintenant très bien situé. En effet, le monde du théâtre de New York avait suivi l'exemple d'Hammerstein et avait construit de nombreux théâtres dans cette zone. Qui était devenu un quartier chic. L'ex-Olympia, aujourd'hui New York Theater, était au centre de ce monde, et Naughty Marietta () d’Herbert et Hammerstein devint son joyau.

Le soir de la première, le grand producteur était assis dans une loge de scène, son visage affichant un sourire satisfait. Quand les spectateurs de la première l’ont vu, avant le spectacle, ils l’ont applaudi et l’ont forcé à se lever pour le remercier d'être revenu dans son ancien théâtre, qui fut sa plus grande déception. Ce fut le premier de nombreux triomphes cette nuit-là.

Le choix d'Hammerstein de proposer à Victor Herbert d'être le compositeur du spectacle ne se fondait pas uniquement sur sa réputation. Hammerstein a demandé et obtenu ce qu’il voulait quand il le voulait: l’opérette la plus opératique jamais produite par Herbert. Dès 1907, Hammerstein avait négocié avec Herbert qu'il compose un "grand opéra" pour sa compagnie. Musical America a rapporté que les deux avaient uni leurs forces avec James M. Barrie pour produire un opéra basé sur Peter Pan. Lorsque ce projet fut abandonné, Hammerstein signa un contrat avec Herbert pour la production d’un "grand opéra" sans titre... Ce contrat allait hanter le producteur et le compositeur quelques années plus tard, quand Herbert se mit à composer un "grand opera". Hammerstein estimait que s’il engageait des stars de l’opéra pour la nouvelle pièce, le résultat serait opératique, ce qui lui était interdit de par son accord avec le MET. Hammerstein a respecté la lettre cet accord, mais il a produit une œuvre qui en a brillamment violé l’esprit: une grande opérette.

Le titre original de Naughty Marietta () était "Little Paris". C'était le surnom qui désignait à l'époque La Nouvelle-Orléans. Le contrat de production original a été signé en mai 1910. Quelques semaines plus tard, Herbert a signé un contrat distinct avec Witmark pour la publication de sa partition. Ce texte désigne expressément Rida Johnson Young comme librettiste et mentionne "Trentini" dans le cadre de la production. Qui étaient ces gens que Hammerstein avait imaginés comme équipe gagnante?

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Carte postale

Comme on l’a déjà signalé, Trentini était la protégée d'Hammerstein. Il l'avait sauvée des bidonvilles de Mantoue, où la famille avait un petit restaurant. Le week-end, Trentini chantait dans un cabaret à Milan et Hammerstein, après une journée épuisante d’auditions n'ayant donné aucun résultat, se rendit au cabaret pour se détendre. Il y trouva sa star. En 1906, il l’a amenée à New York et elle a brillé comme Musetta, Michaela et, avec le plus de succès, comme la poupée Olympia dans The Tales of Hoffman. Elle mesurait à peine 1,5m et pétillait de vitalité et de charme italiens. Elle a connu un succès immédiat. Hammerstein l'a payée 800$ par semaine pour sa première saison, 1.000$ pour sa deuxième saison, 1.500$ pour la troisième et les trois saisons suivantes. Mais ce n’était jamais assez. Si on lui devait de l’argent (comme c’était le cas en tournée), elle devenait une terreur. L’argent était tout pour elle. Elle envoyait presque tout son argent à Gus Schirmer, qui l’investissait pour elle en bourse. Pendant l’été, elle retournait auprès de sa famille à Mantoue pour travailler au restaurant, attendant les clients aux côtés de ses frères et sœurs, pour gagner un peu d’argent supplémentaire. Trentini était merveilleusement douée mais elle avait beaucoup de tempérament et n’a jamais perdu son lien avec ses racines. C'est un aspect de sa personnalité que Herbert allait plus tard dénigrer.

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Emma Trentini et Orville Harrold
dans «Naughty Marietta»

Son partenaire, Orville Harrold, avait des antécédents encore plus étranges. Hammerstein l’a découvert en train de chanter dans une production théâtrale amateur dans l’Indiana. Son vrai travail quotidien était de conduire des corbillards. Hammerstein fut impressionné par sa voix de ténor lyrique. Il l’a emmené dans l’Est pour s’entraîner. Il en fit un "American Caruso" résident, où il a brillé comme le Duc dans Rigoletto et Rodolfo dans La Boheme. Harrold a ensuite poursuivi une carrière au MET.

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Rida Johnson

Rida Johnson était une personne importante et reconnue à Baltimore. Après avoir obtenu son diplôme de l’université, elle est partie à New York pour se lancer dans une carrière d’actrice et est rapidement entrée dans la troupe d’E. H. Sothern. Elle y rencontre et épouse James Young en 1904, puis ils divorcent rapidement. Il fera ensuite carrière comme réalisateur à Hollywood. Pour gagner sa vie, Rida a trouvé du travail dans le service de presse des éditeurs musicaux M. Witmark & Sons. Là, elle en profite pour commencer à écrire des pièces en un acte pour la maison puis, en 1906, Brown of Harvard, une longue pièce, qui connut un succès majeur (101 représentations) à Broadway au Princess Theatre. Il y avait une chanson dans la pièce, When Love is Young, qui s'est très bien vendue. Bien sûr, M. Witmark & Sons l’a encouragée à développer son talent pour l’écriture lyrique. Il ne lui restait qu'un petit pas à faire pour arriver à l’opérette. Et très vite, elle fournit des textes non seulement pour Victor Herbert, mais aussi pour Romberg et Friml. Reconnaissant sa dette envers Witmark, elle lui écrivit: «Votre confiance en mes capacités m’a permis d'aller plus loin que je n’aurais pu le faire autrement. Vous m’avez offert un début alors que jamais personne d’autre ne l'aurait fait.»

Victor Herbert a eu la chance avec les chefs d’orchestre qui ont travaillé avec lui sur Naughty Marietta (). La production new-yorkaise a été dirigée par Gaetano Merola, ancien directeur musical de la Manhattan Opera Company. Son assistant était William Axt, un natif de New York qui avait étudié au Conservatoire National et à Berlin. Axt a repris la direction de Naughty Marietta () lors de sa deuxième saison.

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À droite de la porte d’entrée de la dernière résidence new-yorkaise d’Herbert, au 321 West 108th Street, se trouve une plaque qui identifie le bâtiment comme étant la maison du compositeur de Naughty Marietta (). Il est donc probable que plusieurs de ses œuvres aient été composées là-bas. Mais Herbert ne cessait jamais de travailler sur sa musique, où qu’il se trouve que ce soit à Lake Placid, dans son studio au-dessus de la scène de Willow Grove, dans sa chambre du Grand Union Hotel ou en tournée, il pouvait travailler n’importe où. Nous savons aussi que, très tôt dans sa carrière en Allemagne, avant d'émigrer aux États-Unis, il a développé l’habitude d’utiliser les tables des cafés locaux comme une sorte d’espace de travail officieux. Cette habitude, il l'a conservée toute sa vie, et l’histoire de la composition de Naughty Marietta () le prouve. Pour comprendre son choix de lieu de composition, il faut faire un petit détour par le monde d’un autre immigrant ayant une carrière fascinante à New York qui est en parallèle avec celle d’Herbert: le monde d’August Janssen.

Comme Herbert, August Janssen avait un talent pour les langues. Il parlait couramment le français, l’italien et l’anglais, ainsi que l’allemand. Il avait un amour de la nature, un sens des valeurs intérieures, un esprit d’aventure et la personnalité intuitive d’un artiste. Il avait surtout de l’énergie, de l’énergie pour faire de l’impossible une réalité. À tous égards, il était un frère d’âme pour Victor Herbert.

Dans sa jeunesse, Janssen a eu une carrière variée en tant que professeur, machiniste, cuisinier et flûtiste dans un petit orchestre qui a fait des tournées en Europe. Il devient même guide touristique pour les membres de la famille de Napoléon III. Il finit par se rendre à Paris, où il est accueilli chez un grand pâtissier qui l’adopte et lui apprend ses secrets culinaires. Après de nombreuses autres aventures, il débarqua à New York en 1887, un an après l’arrivée de Victor Herbert. Il a trouvé un emploi chez un traiteur et a commencé une carrière qui, dans son domaine, est inégalée pour le succès. Il a atteint le poste de «maître de plaisir» à New York grâce à une combinaison d'audace et de chance. Il a déterminé très tôt que sa voie vers le succès passait par la culture des "400" de New York. Il se rendit donc à la police et obtint les adresses de plusieurs des dirigeants de la société new-yorkaise, parmi lesquels les Vanderbilts et les Gould.

Il décida de rendre visite aux Gould. Sonnant à la porte d’entrée du manoir, il parla en français au majordome. Le majordome ne comprenait pas ce qu’il disait, mais Janssen refusa d’arrêter de parler, jusqu’à ce que, finalement Mme Gould remarque ce qui se passait et invite le «jeune Français» à entrer. Une heure plus tard, Janssen avait un contrat en poche ... pour organiser une fête pour mille invités. La fête a fait sensation, et, dès ce jour, il fut inondé de contrats des dirigeants de la société new-yorkaise.

Très vite, il en vint à organiser 25 fêtes par jour. Il employait 800 serveurs et 24 orchestres, le plus important étant celui de Victor Herbert. Son entreprise a fait 10.000$ par jour de profit pendant des mois.

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Hofbräu Haus - Broadway - August Janssen

Un jour, il marchait sur Broadway et est arrivé à une petite brasserie au coin de la 30ème rue. Il est entré dans le lieu, a aimé ce qu’il a vu et a offert 1.000$ au propriétaire pour le lieu. Le propriétaire l’a vendu ce jour-là. August Janssen ne savait pas qu’il y avait une hypothèque de 15.000$ sur la propriété. Trois mois plus tard, après quelques rénovations, il a accroché sa bannière "HOFBRÄU HAUS", le premier établissement de ce type en Amérique. En allemand, cela signifie «brasserie de la cour».

Il ne fallut pas longtemps pour que la petite Hofbräu Haus devienne mondialement connue. Il s’est développé en un gigantesque complexe de bâtiments comprenant trois étages de cinq structures distinctes. 3.500 personnes y mangeaient chaque jour; 380 serveurs les servaient; après le restaurant Lüchow, c’était le centre numéro un des beaux-arts de New York. Des politiciens, des présidents, parmi lesquels Roosevelt et Taft, des artistes et des musiciens se sont rassemblés là-bas. Et parmi eux, il y avait Victor Herbert.

August Janssen avait deux fils. L’un d’eux l'a suivi dans le monde des affaires mais l’autre, Werner, est devenu compositeur et chef d’orchestre oscarisé. Werner a témoigné de la manières dont les histoires de Victor Herbert, d'August Janssen et de l'opérette Naughty Marietta () sont liées:

« Je me souviens d’avoir été présenté à Victor Herbert; j’avais environ dix ans à l’époque [1910]. Victor Herbert et mon père étaient assis dans une des petites salles à manger privées où ils avaient goûté quelques-unes des meilleures bières de Père. Il y avait un petit piano dans cette pièce et Victor Herbert s’était mis à l’utiliser comme studio privé pour écrire de la musique. Ce matin-là, Herbert travaillait au clavier et essayait des thèmes pour un nouveau spectacle qui, selon le compositeur, s’est avéré être Naughty Marietta ().
Père sortit son invité de sa «bulle de travail» en suggérant qu’il aimerait, peut-être, entendre le petit Werner jouer un morceau ou deux. Victor Herbert sourit avec indulgence et glissa sur le côté du tabouret de piano, pendant que mon père me disait quoi jouer.
J’ai abîmé un morceau de Liszt, après quoi Victor Herbert m’a remercié de manière artificielle, espérant sans doute revenir à ses propres arpèges. Mais mon père n’en avait pas fini. Pendant que je jouais, il avait couru jusqu’à notre appartement au troisième étage et était revenu avec mon violon, insistant pour que je joue aussi au violon.
Des années plus tard, Victor m’a assuré que la fierté paternelle de mon père et l’intrusion dans la concentration du compositeur étaient un petit prix à payer pour le privilège de travailler à la Hofbrauhaus. »

Werner Janssen - Mémoires non publiées

 

C’est ainsi que l’opérette la plus célèbre d’Herbert fut écrite, entre deux bières, sur un piano de bar de la Hofbräu Haus à l’angle de la 30ème rue et de Broadway.

Emma Trentini jouait Marietta, une aristocrate italienne qui évite un mariage imposé en 1780 en fuyant dans une colonie, la Nouvelle-Orléans. Là, elle tombe amoureuse du soldat mercenaire américain Dick Warrington (Orville Harrold). Les amants doivent composer avec le fils du gouverneur royal, qui s'avère être un pirate meurtrier!

Tout est résolu lorsque Warrington complète la mélodie de rêve inachevée de Marietta, Ah Sweet Mystery of Life. L'air enthousiaste d'Herbert sauve les lourdes paroles signées Rida Johnson Young:

Ah, sweet mystery of life at last I’ve found thee!
Now at last I know the secret of it all.
All the longing, seeking, striving, waiting, yearning,
The burning hopes, the joy and idle tears that fall.
For ‘tis love, and love alone, the world is seeking;
And it’s love, and love alone, that can reply;
‘Tis the answer, ‘tis the end and all of living,
for it is love alone that rules for aye!

Extrait de la chanson «Ah Sweet Mystery of Life» tirée de «Naughty Marietta» (1910)

Acceptable pour les amateurs de théâtre en 1910, ce langage semble maladroit aujourd'hui. Ah Sweet Mystery of Life a eu le «malheur» de devenir une blague dans Young Frankenstein (1974), le film de Mel Brooks. En conséquence, il est maintenant presque impossible pour le public d’aujourd’hui de prendre au sérieux cette chanson autrefois populaire. Et pourtant, près de 90 ans après sa création, deux chansons de Naughty Marietta () (I'm Falling in Love With Someone et Ah, Sweet Mystery of Life) vont être réutilsées dans un musical moderne à succès Thoroughly Modern Millie () (2002) à Broadway.

Naughty Marietta a créé une formule à succès que la plupart des opérettes américaines vont adopter pour les deux décennies suivantes :

  • Un cadre historique et/ou exotique.
  • La musique compte le plus.
  • La romance est l'ingrédient principal, pas le sexe.
  • L'héroïne doit être indécise; le héros fidèle et macho.
  • Une différence de classe (réelle ou imaginaire) entre les deux amoureux est préférable.
  • Superbes décors et costumes.
  • L'humour est nécessaire, mais le suspense de l’intrigue est centré sur la romance.

Les répétitions ont commencé en septembre 1910. La distribution comptait 130 membres, en plus des vedettes. Victor Herbert se distinguait clairement au sein de cette «foule».

« La personne qui se démarque le plus est Victor Herbert. Il dirigeait habituellement les premières représentations de ses spectacles. Comme il faisait ses propres orchestrations et savait ce qu’il voulait du groupe et des chanteurs, ses répétitions orchestrales et ses premières étaient un mélange de plaisir et de souffrance.
Si les choses allaient mal, les musiciens se plaignaient qu’il avait un rythme irrégulier ne leur permettant pas de dire où ils étaient, et quand cela arrivait, son magnifique torrent d’invectives les faisait souhaiter de ne pas être là où ils étaient.
Mais ils l’adoraient quand même et le simple fait de le voir éclairait le visage de chacun d'eux à chaque fois qu’il bondissait sur scène (car il ne marchait jamais, il se déplaçait dans une sorte de demi-course comme s’il voulait aller plus vite que ses jambes mortelles l'auraient fait normalement). Je n’oublierai jamais l’énergie qui semblait crépiter de son immense vitalité lorsqu'il galvanisait tout groupe par des rires ou des critiques. »

Peggy Wood (une choriste du spectacle) - «How Young You Look» (1941)

 

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Wieting Opera House - Carte postale (1905)

Bien que la contribution musicale et théâtrale de Trentini était impeccable, son anglais ne l’était pas. Elle a appris son rôle par cœur et, au fur et à mesure que les répétitions progressaient, elle a réussi à garder son tempérament sous contrôle. Le premier try-out en dehors de la ville consistait en 3 représentations au Wieting Opera House à Syracuse, New York. Ce furent ensuite 3 autres représentations à Rochester et une semaine à Buffalo. Victor Herbert a dirigé la dernière répétition générale, au cours de laquelle Young était encore en train de modifier le livret. Ces changements de dernière minute ont décontenancé Trentini. De plus, le contrat initial prévoyait 6 représentations par semaine. Mais lorsque l’ouverture au Wieting Opera House a récolté d’énormes ovations, Oscar Hammerstein I a insisté pour augmenter le nombre de représentations à 8. Mais Trentini répondit que la musique d’Herbert était trop exigeante; ils finirent par s’accorder sur 6 plus une matinée. La matinée du mercredi était un pur poison pour la star.

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Naughty Marietta
© The New York Public Library Digital Collections - 1910 - https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e3-5e85-a3d9-e040-e00a18064a99

Quoi qu'il en soit, avec un minimum de complications et les acclamations du public des try-out, la troupe se dirigeait vers Broadway.

Comme on pouvait s’y attendre, les critiques ont été unanimes dans leurs éloges pour la création de Victor Herbert. La critique du Tribune est assez représentative, qualifiant Naughty Marietta () de «triomphe instantané», et jugé la partition «bien meilleure que tout ce qu’Herbert avait écrit depuis des années». Il a loué la «vraie poésie et le romantisme» de la musique. Le livret de Rida Johnson a été remis en cause sur deux points: ne pas avoir réussi, comme le permettait le sujet, de situer l'œuvre dans l'«onirique atmosphère créole d’il y a 200 ans» mais aussi d'avoir injecté largement de la comédie, ce qui a fini de détruire les embryoms d'atmosphère créés. Le livret comprenait aussi le pire type de stéréotypage ethnique, même dans une époque fort peu sensible à ces problématiques. Le côté comique a été apporté par une immigrée irlandaise se livrant à une danse ridicule et par son partenaire, un personnage hébreu de scène qui avait une série de répliques remplies d’exclamations "Oi! Oi!". Des photographies de la production originale révèlent un acteur avec un faux ventre à la Lew Fields et des moustaches "typiques" hébraïques. On doit à Arthur Hanmmerstein, le fils d'Oscar, qui a été le producteur effectif du spectacle, que, dès la deuxième année de la tournée, le nom du personnage soit changé en "Silas Slick" et une bonne partie de la comédie ethnique embarrassante soit atténuée. Néanmoins, la faiblesse du livret était fortement contrebalancée par l’éclat de la partition et la force des interprétations vocales, qui furent universellement louées. Presque toutes les chansons ont eu des rappels et cela s’est avéré, à long terme, moins positif que prévu.

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Naughty Marietta
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L'US-Tour original a duré deux ans. Au fil des jours, les petits problèmes qui avaient été cachés sous le tapis dans le rush de la création ont commencé à remonter à la surface. On a appris à New York que Trentini commençait à couper certaines répliques. Bien que son anglais s’améliorait, les améliorations étaient limitées. Ses lacunes linguistiques lui posaient problème en cas de trou de mémoire, car elle était incapable d'improviser le moindre mot.

Même si la deuxième saison de l'US-Tour avait bien commencé au Montauk Theater à Brooklyn, le succès a décliné de semaine en semaine. Pour économiser sur les dépenses, Hammerstein a fait un changement et a embauché des artistes «moins chers». Les directeurs de théâtre à Philadelphie et Chicago étaient contrariés par la qualité de la production qui leur parvenait.

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Naughty Marietta
© The New York Public Library Digital Collections - 1910 - https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e3-5e85-a3d9-e040-e00a18064a99

Pour tout compliquer, Trentini a refusé de poursuivre la tournée à moins que les matinées du mercredi ne soient supprimées. Hammerstein a cédé, mais la diva a continué à couper des répliques et à refuser de rechanter les chansons lors des rappels. Sachant à quel point la star était préoccupée par l’argent, la direction a commencé à lui payer des pourboires pour son hôtel et ses repas afin de tenter de la rendre heureuse. Mais rien ne semblait fonctionner. Et puis, à un certain moment, Arthur Hammerstein et son manager, Blumenthal, ont décidé qu’il était temps d'affronter la lionne dans sa tanière. Ils l’ont trouvée en train de dormir dans sa suite, en robe de chambre.

«Ne vous ai-je pas dit de ne pas laisser votre porte ouverte?» cria Blumenthal en entrant dans sa chambre.
Trentini n'a pas bougé.
«Il y a des hommes étranges qui rôdent qui pourrait profiter de vous!»
Toujours pas de mouvement.
Enfin, Hammerstein a allumé la mèche et a dit en souriant:
«Ah, mais qui diable voudrait prendre un risque?»
Trentini sauta hors de lit prise par la rage. Elle a explosé:
«Que voulez-vous dire? Personne ne prend le risque avec moi?»
Son anglais s’était apparemment amélioré.

 

En regardant vers l’avenir, Oscar Hammerstein I avait contacté Otto Harbach pour voir s’il voulait écrire un nouveau spectacle avec Herbert pour Trentini. En 1911, Harbach avait eu une longue série de succès et Herbert voulait faire le projet parce qu’il pensait que cela pourrait être un projet très rentable.

« J’ai voyagé avec la troupe pendant environ quatre semaines pour observer Trentini, voir ce qu’elle pouvait faire. Ce n’est pas pour rien qu’on l’avait baptisée «le petit diable du grand opéra». Elle était mieux habillée en garçon que lorsqu’elle était vêtue d’un costume féminin. Et elle avait la voix la plus magnifique jamais entendue. Mais ça ne semblait pas bon: un petit singe, une petite comédienne. »

Otto Harbach

 

Mais il fallait d’abord finir Naughty Marietta (). Un grand gala a été organisé pour le West End Theatre à Harlem. Harbach était là:

« Victor Herbert dirigea l'orchestre, pour lui donner de l’éclat. Il était là, tout habillé, à la tête de l’orchestre et recevant ovation après ovation. Au fur et à mesure que la soirée avançait, Trentini devenait de plus en plus triste parce qu’il y avait déjà eu deux ou trois rappels avant la Italian Street Song. Elle la chanta et il y eut une explosion d’applaudissements. Herbert pointa sa baguette vers elle, le signal pour un rappel. Elle s’est inclinée pour saluer et a quitté la scène. Il l'a fait revenir pour son rappel, et, encore une fois, elle s’est inclinée et est sortie.
Je n’ai jamais vu un homme agir comme ça en public. Il a baissé sa baguette et a appelé Axt pour le remplacer finir le spectacle. Il est sorti de la fosse d'orchestre.
Au fond du théâtre, il a rencontré Arthur Hammerstein. Il a dit: «Arthur. Écoute-moi bien! Ne me demande pas d’écrire un autre mot pour cette femme. Je n’ai jamais été aussi insulté de ma vie. C’est une paysanne!»
Arthur Hammerstein a fait plusieurs réunions avec Herbert, le suppliant de reconsidérer sa décision et de travailler avec moi sur un nouveau spectacle de Trentini. Mais il a refusé. »

Otto Harbach

 

Ce fut la fin de la première production de Naughty Marietta (). Bien sûr, le spectacle a été repris sans cesse. Hollywood a proposé une catastrophique adaptation cinématographique dans les années '30.

Quant au spectacle qu'Otto Harbach écrivit pour Trentini - sans Victor Herbert - ce fut The Firefly (). Et quel est le compositeur qui a remplacé Victor Herbert? Un jeune immigré de Bohême - ayant suivi à Prague des cours de piano et de composition avec Antonín Dvořák - et qui traînait dans les bureaux de Witmark. Il s’appelait Rudolf Friml. Sa première opérette fut The Firefly (). Et le reste, comme on dit, c’est l’histoire du théâtre dans laquelle il occupe une très belle place.