6.
1927 - Show Boat

 7.2.
Les Revues de
l'après Ziegfeld

 7.3.C.
Cole Porter
(6/6)

 7.3.C.
George & Ira Gershwin
(2/10)

 7.4.
Le Royaume-Uni
Années '20 et '30

 8.
1943 Oklahoma!

D) George et Ira Gershwin (II) (1/10)

Nous avions abandonné les frères Gershwin en pleine célébrité (). Comme nous l’avons vu, dans une soirée intitulée An Experiment in Modern Music, George était sorti de l’ombre en un soir avec son Rhapsody in Blue. Il avait ensuite enchaîné avec des musicals à succès Lady be good () (1924, 330 représentations), Oh, Kay! () (1926, 257 représentations) et Funny Face () (1927, 250 représentations), qui a aussi triomphé à Londres (1928, 263 représentations). Ces spectacles avaient enrichi leurs producteurs, Aarons et Freedley, et fait des frères Gershwin deux des auteurs-compositeurs les plus en vue des années ‘20. Le son de George Gershwin était unique et contemporain – urbain et très populaire – tandis que les paroles d’Ira étaient inégalées dans leur esprit et leur sens du plaisir – leurs jeux de mots.

D.1) Fin décevante des années '20

  Treasure Girl (1928) - 68 représentations  

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Treasure Girl () était la comédie musicale que personne ne voulait manquer de la saison 28-29 à Broadway. Les chansons étaient de George et Ira Gershwin, la star était Gertrude Lawrence, la chorégraphie de Bobby Connolly, et les producteurs Alex. A. Aarons et Vinton Freedley ont investi d’énormes sommes pour produire les décors de Joseph Urban et les costumes de Kiviette. Alfred Newman dirigeait l’orchestre qui comprenait les célèbres pianistes Victor Arden et Phil Ohman.

Les chansons comprenaient ce qui allait devenir un des grands standards des Gershwins, I’ve Got a Crush on You, mais la partition était remplie d’autres chansons mémorables, dont Oh, So Nice!, I Don’t Think I’ll Fall in Love Today, K-ra-zy for You, Where is the Boy? Here is the Girl!, Feeling I’m Falling, What Are We Here For? et What Causes That?.

Le spectacle, que tout le monde attend, a ouvert à l'Alvin Theatre le 8 novembre 1928. Pourtant, le spectacle n’a tenu l’affiche que deux mois, et fermera le 5 janvier 1929, après 68 représentations. Alors, que s’est-il passé?

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Gertrude Lawrence dans le rôle de Ann Wainwright
by Unknown photographer / matte collodion printing-out paper print, 1928 / NPG x196108 / © National Portrait Gallery, London

Comme vous vous en doutez peut-être, la cause principale en est le livret de Fred Thompson et de Vincent Lawrence. L’histoire qu’ils avaient imaginée était pourtant assez prometteuse: lors d’une soirée déguisée à Long Island ayant pour thème les pirates, les invités sont gâtés: ils vont pouvoir participer à un jeu, une chasse au trésor, dans laquelle leur hôte a caché 100.000$ en espèces sur une île déserte à proximité. Parmi les invités, il y a une certaine Ann Wainwright, incarnée par Gertrude Lawrence, un personnage avare et désagréable qui est prêt à tout s’il y a de l’argent à gagner. Les critiques et le public ont été fortement déçus de retrouver leur star de Broadway, Gertrude Lawrence, dans un rôle aussi aigre et désagréable. Et, apparemment, peu a été fait durant les trois semaines de try-out à Philadelphie ou les previews à Broadway pour adoucir le personnage.

Dans sa critique dans le New York Times, lors de la première à Broadway, J. Brooks Atkinson a noté que Treasure Girl () avait «tout ce qu’il fallait» sauf «un livret agréable». Au lieu de cela, il qualifiait le livret de «chose terrible» qui plaçait Gertrude Lawrence sous une «lumière désagréable», celle d’une «menteuse malveillante ou d’un enfant gâté». Il continuait en affirmant simplement qu’il était impossible de «pardonner» au livret «d’avoir joué ainsi avec les talents de Mlle Lawrence et d’offrir un divertissement si stérile». Dur, dur… Sinon, il estimait que le spectacle offrait «certaines des danses les plus réussies de la saison », que Clifton Webb et Mary Hay (dont l’association avait si bien réussi dans Sunny ()) étaient les «plus brillants» de la production, et que quelques-unes des chansons étaient «parmi les meilleures musiques légères que Gershwin ait composées», dont Feeling I’m Falling et I Don’t Think I will Fall in Love Today.

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Playbill de «Treasure Girl»
© 2012 Playbill Inc. www.PlaybillVault.com

Charles Brackett, du New Yorker, a lui écrit que Lawrence avait «la grâce la plus aride qu’on puisse imaginer», mais que ses efforts pour rendre son rôle «drôle ont été douloureux». Il a souligné que les décors et les costumes étaient «époustouflants» et que la danse était «admirable», mais que les dialogues, par contre, étaient «désespérément ternes». Time a dit que Lawrence était «actuellement l’actrice de chant et de danse dont la beauté était la plus constante», mais que Treasure Girl () n’était pas «écrit» pour elle. Burns Mantle dans le Detroit Free Press trouvait le livret «morne». Mais, même si le public de la première a été «clairement déçu», il a supposé que l’immense popularité de Lawrence et la musique de Gershwin pourraient «tenir le musical à l’affiche pendant un certain temps» et «que c’est le mieux qu’on pouvait lui souhaiter».

Arthur Pollock, du Brooklyn Daily Eagle, souligne lui que le musical n’a pas réussi à «tirer le meilleur parti» des «talents» de Lawrence, mais qu’«en dépit de longs moments profondément ennuyeux», il y avait des décors «délectables» signés Urban, des costumes souvent «envoûtants» de Kiviette et l’ensemble de la soirée gardait un «goût de premier choix». Pollock mentionne qu’à mesure que Gershwin vieillissait, sa musique devenait «moins spirituelle, moins compréhensible». Cependant, il trouvait que I Don’t Think I will Fall in Love Today et What Are We Here For? étaient des chansons «efficaces». Il prédisait que (I’ve) Got a Rainbow serait la chanson la plus populaire du spectacle.

«I Don’t Think I will Fall in Love Today»
«Lyrics by Ira Gershwin»
© Harbinger Records (2014)

Frederick F. Schrader, dans le Cincinnati Enquirer, a qualifié les dialogues d’«assez fatigants». Selon Variety, la soirée a été «non seulement décevante dans l’ensemble, mais désespérément plate par endroits», avec un enchaînement de blagues très faibles, dans le style: «Ça vous dérange si je fume?» / «Je m’en fiche si vous brûlez». La partition de Gershwin était «un peu trop prétentieuse et un peu trop minutieuse sur le plan musical», et était donc «distinguée, mais pas contagieuse» et rien ne semblait «spontanément entraînant». Mais le critique a mis l’accent sur I’ve Got a Crush on You, K-ra-zy for You, (I’ve) Got a Rainbow et Feeling I’m Falling, qui étaient toutes «de très belles tentatives de recherche, même si elles n’atteignaient pas toutes leur public».

Au cours des try-out, de nombreuses chansons furent supprimées (Bye to the Old Love, I Want to Marry a Marionette et Dead Men Tell No Tales). This Particular Party a elle été abandonnée pendant les répétitions. Enfin, peu après l’ouverture de Broadway, on a laissé tomber Oh, So Nice!. I’ve Got a Crush on You sera intégrée, dans un tempo plus lent, à la version 1930 (Broadway) de Strike Up the Band ().

Encore une petite anecdote… L’intrigue du musical Crazy for you (), succès créé à Broadway en 1992, s’inspire profondément du musical Girl Crazy () (1930) des Gershwins, et le titre du musical s’inspire lui de la chanson K-ra-zy for You de leur flop qui nous occupe ici, Treasure Girl (), chanté par Clifton Webb et Mary Hay. Outre K-ra-zy for You, Crazy for you () comprenait également une autre chanson de Treasure Girl (), le merveilleux duo What Causes That? (également interprété par Webb et Hay).

Quoi qu’il en soit, malgré les Gershwins et Gertrude Lawrence, le musical n’a pas résisté deux mois à Broadway.

  Show Girl (1929) - 111 représentations  

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Playbill de «Show Girl»
© Playbill

Selon Variety, Ziegfeld a injecté 150.000$ dans Show Girl (), mais ce «succès assuré» a fait long feu et a fermé en trois mois, malgré les ragots mensongers ayant précédé l’ouverture du show à Broadway affirmant que les 20 premières semaines (soit 5 mois) étaient prévendues et donc sold-out. Tout se présentait pour le mieux: riches décors conçus par Joseph Urban, des costumes dessinés par John W. Harkrider, une musique de George Gershwin, des paroles écrites conjointement par Ira Gershwin et Gus Kahn, des danses chorégraphiées par Bobby Connolly, des ballets mis en scène par Albertina Rasch et, enfin, un livret né sous la plume de William Anthony McGuire, qui avait écrit ceux de deux gros succès de Ziegfeld, The Three Musketeers () et Whoopee! ().

Et, cerise sur le gâteau, la vedette du spectacle était la nouvelle Madame Al Jolson, aussi connue sous le nom de Ruby Keeler ou Ruby Keeler Jolson – elle et Al Jolson s’étaient mariés presque un an plus tôt, en septembre 1928, et divorceront en 1940. Elle avait laissé des impressions favorables auprès des critiques et du public lors de ses quatre précédentes apparitions à Broadway dans des chœurs ou des rôles secondaires, et souvent comme danseuse principale (The Rise of Rosie O'Reilly (), Bye, Bye, Bonnie (), Lucky () et Sidewalks of New York ()). Ziegfeld avait décidé de faire d’elle la prochaine reine de Broadway. Mais cela ne s’est vraiment pas déroulé comme ça: les avis la concernant furent très froids et elle a quitté le spectacle trois semaines après son ouverture (pour des raisons médicales non précisées). Elle ne reviendra sur les scènes de Broadway que 42 ans plus tard, en 1971, pour triompher dans le revival du musical de 1925 de Vincent Youmans, No, No, Nanette ().

Mais la distribution de Show Girl () comprenait également de nombreux artistes très populaires. Outre l’orchestre habituel du Ziegfeld Theatre, dans la fosse d’orchestre, il y avait aussi un autre orchestre sur scène: rien de moins que Duke Ellington et son Cotton Club Orchestra. Et pour couronner le tout, la composition orchestrale de Gershwin, An American in Paris, a été transformée en un ballet somptueux (ici intitulé An American in Paris — Blues Ballet).

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«Show Girl»
© www.gershwin.com

Ce très impressionnant projet a ouvert n’a pas décollé et a disparu en trois mois. Le musical a ouvert ses portes au Ziegfeld Theatre le 2 juillet 1929 et, lorsque Keeler se retira de la production le 27 juillet, le spectacle perdit l’élan publicitaire que sa présence apportait. Le 29 juillet, le New York Times rapportait qu’en raison de problèmes de santé, Keeler serait remplacée par Dorothy Stone (qui avait assisté à la première en tant que spectatrice quelques semaines plus tôt), mais resterait dans la production jusqu’à ce que Stone soit prête à assumer le rôle. Toutefois, selon un article paru le 30 juillet dans le New York Daily News, Keeler s’était effondrée dans sa loge avant le spectacle du soir, le samedi 27 juillet et avait été admise à l’hôpital pour une opération «nécessaire pour lui sauver la vie». L’actrice Doris Carson, qui était aussi l’understudy (la doublure) de Keeler, jouerait le rôle jusqu’à ce que Stone soit prête à intervenir. Le 2 août, le Times déclara que l’opération de Keeler avait eu lieu le 1er août, le jour même où Stone arriva à New York pour commencer les répétitions. Le spectacle fermera le 5 octobre 1929, après 111 représentations seulement.

Les critiques furent assez bonnes, mais les lecteurs perspicaces pouvaient lire entre les lignes et en déduire que Show Girl () n’était pas le «spectacle du siècle» et n’allait pas tenir la fiche aussi longtemps que d’autres productions de Ziegfeld comme Sally (), Kid Boots (), Rio Rita (), Show Boat (), Rosalie (), The Three Musketeers () ou Whoopee! (). Les critiques ont été particulièrement déçus par ce qu’ils ont considéré par la composition la moins impressionnante de Gershwin, bien que les chansons Liza et Do What You Do! ont recueilli des commentaires favorables.

L’intrigue s’intéresse à une certaine Dixie Dugan (Keeler) qui ne rêve qu’à une chose: être une star de la scène. L’histoire débute par quelques scènes d’une comédie musicale (imaginaire) de Ziegfeld appelée «Magnolias», qui se joue dans le Sud de la Virginie en 1863. On y voit, entre autres, Jimmie Durante dans le rôle de Sombre Eyes. À partir de là, nous allons suivre les progrès de Dixie à travers le New Jersey, Brooklyn et Manhattan puis sur la scène du Ziegfeld Theatre où elle joue dans une production des Follies, ce qui fait d’elle une star (c’est lors d’une des séquences des Follies que survient le ballet An American in Paris dont nous avons parlé). En parallèle, lorsque Dixie ne s’occupe pas de sa carrière, elle est poursuivie par un trio d’hommes, dont Jimmy Doyle (McHugh), qui finira par gagner sa main. On a connu des livrets … plus palpitants!

Les scènes se déroulant dans le musical imaginaire «Magnolias» étaient une parodie de mélodrame sudiste, le ballet était sérieux et le spectacle de ménestrel était un hommage au show-business d’autrefois. Avant de partir sur la route où l’on suit la progression de Dixie. Cette construction dramaturgique a permis un amoncellement de numéros très différents, dont certains préexistants, et par conséquent les chansons provenaient de plusieurs sources et plusieurs époques. Cela a donné à la soirée un couleur de méli-mélo sans un point de vue cohérent, en l’absence d’une partition forte pour le maintenir ensemble.

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Ruby Keeler dans «Show Girl»

Le moment dont on a le plus parlé était la chanson de George et Ira Gershwin Liza, placée à l’endroit stratégique dit le «eleven o’clock number» (le numéro de onze heures du soir). Le numéro mettait en vedette Nick Lucas, Ruby Keeler et les chœurs. Le soir de la première, Al Jolson (qui était assis au troisième rang et, rappelons-le, est une énomre star) se leva et commença à chanter la chanson de sa femme Keeler. Il avait fait de même pendant le try-out de Boston, et donc personne sur scène n’a été vraiment surpris par cette interruption supposément impromptue. Jolson assista occasionnellement à d’autres représentations où, chaque fois, il poussa la chansonnette. Même si la grande majorité du public semblait – ou du moins prétendait – être charmé par cette intervention, au moins un critique a émis l’hypothèse que Mme Keeler n’était peut-être pas si heureuse de l’appropriation par son mari de toute l’attention lors de son grand numéro de onze heures. Et Nick Lucas, l’autre interprète de la chanson, ne devait sûrement pas apprécier l’intervention d’Al Jolson depuis la salle.

Le spectacle a subi une profonde modification après l’ouverture. Cinq numéros ont été abandonnés: celui des Albertina Rasch Dancers et How Could I Forget? (deux numéros issus de la séquence «Magnolias»), Lolita, My Love, Spain et Follow the Minstrel Band. Lorsque Nick Lucas a quitté le spectacle, son numéro a été coupé. Mississippi Dry (paroles de J. Russel Robinson et musique de Youmans) a été ajoutée aux «Magnolias», interprété par Duke Ellington et son Cotton Club Orchestra et les Jubilee Singers (qui ont rejoint la distribution). Comme déjà mentionné ci-dessus, Ruby Keeler a quitté le spectacle après environ trois semaines, tout comme Nick Lucas.

Dans le New York Times, Brooks Atkinson affirme que Ziegfeld a réussi à donner au spectacle une «splendeur lustrée», mais son option «de mélanger des numéros indépendants» a fait de ce nouveau musical «le moins remarquable» des récentes productions de Ziegfeld. Tout au long de la soirée, le spectateur était constamment confronté à «des banalités et transitions embarrassantes». Selon lui, il manquait ce flot majestueux ininterrompu de numéros fascinants qui caractérisait les meilleurs spectacles de Ziegfeld. Il reconnaissait que Keeler était «en voie de devenir célèbre à Broadway» – même si on peut se demander si c’était grâce à son talent ou aux happenings de son mari – et était une artiste «agréable», «sans prétention ni affectations», et tandis que la «personnalité» de Jimmie Durante lui permettait de passer «à travers de nombreuses barrières» de ce musical, son «énergie grésillante» et ses «balbutiements vocaux» ne lui ont pas permis de «s’intégrer gracieusement dans un livret de musical». Les contributions de Gershwin avaient «des moments de vivacité ou de mélodie», mais il n’avait certainement pas composé «une partition de premier ordre». Dur, dur…

Charles Brackett, dans le New Yorker, a trouvé que le livret avait été écrit d’une plume très «molle» et a noté qu’il s’agissait de la partition «la plus faible» de Gershwin. Burns Mantle, dans le Tampa Tribune, a déclaré que ce spectacle «élaboré et abondamment décoré» était «la chose la plus proche d’un désastre financier» que Ziegfeld ait produit au cours des cinq dernières années – il avait vraisemblablement oublié le crash de Betsy () en 1926.