5.
1866 1927 - Recherches

 6.8.
Paul Robeson
«LE» JOE

 6.9.O.
Show Boat
New-York 1954/1961/1966

 6.9.Q.
Show Boat
Broadway 1983

 6.10.
Le crash de '29
La fin d'un monde

 7.
1927 1943 - Difficultés

P) Londres, 29 juin 1971 - Adelphi Theatre

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«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Dans ce deuxième revival londonien (création à Londres en 1928 au Drury Lane, 1er revival en 1943 au Stoll Theatre), de nombreuses modifications à l’œuvre vont également être apportées. Cette version, produite par Harold Fielding – une sorte de Ziegfeld anglais d’après-guerre – a été présentée à l’Adelphi Theatre à partir du 29 juin 1971 (previews dès le 9 juillet). Le spectacle qui a été mis en scène et chorégraphié par Wendy Toye, a présenté un Show Boat () profondément modifié par Benny Green, avec par exemple l’ajout d’une nouvelle scène et d’une nouvelle chanson pour Julie LaVerne, cette fois jouée par une actrice-chanteuse de jazz et de pop très populaire en Angleterre, Cleo Laine. Attardons-nous un peu sur son cas…

Dans les années ’70, la problématique raciale aux États-Unis avait profondément évolué, du moins théoriquement. Le Civil Rights Act de 1964 avait été signé (). La transformation de Julie LaVerne n’impliquait aucune modification du texte, mais plutôt une révision fondamentale de la façon dont le personnage faisait exister son identité métisse. Si Helen Morgan (Broadway 1927, 1932; films 1929, 1936; Los Angeles 1941) et Carol Bruce (Broadway 1946) avaient chanté des Julie «blanches», Cleo Laine (Londres 1971) et Lonette McKee (Broadway 1994) chanteront des Julie «noires». Ce choix entrait en résonnance avec les tendances du chant à Broadway puis dans le West End.

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«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Une tendance importante de la scène post-1960 à Broadway a été l’émergence d’une nouvelle sorte de voix: une voix gospel noire, généralement féminine, émergeant dans la musique populaire de la fin des années ‘50, qui s’est avérée avoir un énorme potentiel théâtral, capable de porter un spectacle au cast noir, mais pouvant aussi être insérée dans un spectacle à distribution blanche. Un peu comme Paul Robeson avait permis l’émergence des Negro Spirituals dans le cadre de la «Renaissance de Harlem», Mahalia Jackson et la musique Black Gospel ont attiré le public blanc en plein milieu du mouvement des droits civiques des années ‘50 et '60'. Il s’agissait d’une voix américaine de couleur qui revendiquait la justice, mais en encourageant la réunification de tous pour chanter ensemble. À nouveau comme pour les Negro Spirituals dans les années ‘20, il s’agissait de l’expression d’une réelle identité noire véhiculée dans le chant et que les blancs libéraux pouvaient admirer. Ces deux mouvements artistiques ont fait un travail historique dans la quête de l’égalité raciale. Des chanteurs comme Sam Cooke et Aretha Franklin ont appliqué ce style Gospel à des chansons d’amour profanes avec beaucoup de succès. Cette nouvelle voix très expressive est parvenue à Broadway dès le début des années ‘70: Purlie () (1970), Raisin () (1973) et le plus pop The Wiz () (1975) utilisaient tous cette sonorité. Purlie () a été nominé et Raisin () et The Wiz () ont remporté le Tony for Best New Musical.

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«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Avec le temps, cette voix emplie d’âme, typique du Gospel, a commencé à être entendue dans des spectacles avec des casts mixtes (blancs/noirs) qui utilisaient dramaturgiquement ces musiques populaires d’origines différentes, exactement de la même manière que ce que Show Boat () avait fait dans les années ‘20. Mais les différences avec Show Boat () étaient grandes. Les spectacles de cette fin du XXe et du XXIe siècle avec des casts mixtes (noirs/blancs) avaient des personnages noirs nettement plus développés et plus importants dans la progression dramatique, mais aussi développaient des thématiques ouvertement libérales résonnant avec le mouvement des droits civiques, et présentaient le mélange de races comme créatif et positif. Ces spectacles – dont Dreamgirls () (1981), Big River () (1985), Ragtime () (1998), Hairspray () (2002) et Memphis () (2009) – constituent un héritage majeur du Show Boat () de Kern et Hammerstein qui, le premier, avait joué avec la couleur de la musique.

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Cleo Claine (Julie LaVerne)
«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Distribuer un artiste noir dans Show Boat () dans un rôle précédemment joué par des Blancs et laisser cet artiste chanter avec une «couleur noire» a eu une influence plus que significative, démontrant la capacité de Show Boat () à rester pertinent dans des contextes raciaux profondément modifiés. Le rôle est celui de Julie LaVerne, un personnage métis qui avait été joué par des artistes blancs jusqu’à ce que Cleo Laine joue le rôle à Londres en 1971 puis Lonette McKee à New York en 1983 puis à Broadway en 1994. Les carrières et les approches de Laine et de McKee pour chanter Julie soulèvent des questions clés autour du sens de la race dans Show Boat () à la fin du XXème siècle, et comment ces significations étaient potentiellement différentes pour le public de Londres et de New York.

Cleo Laine était déjà célèbre quand elle a joué Julie en 1971. Laine avait joué dans des pièces de théâtre et des musicals dans le West End et a été régulièrement saluée comme l’une des grandes chanteuses de l’époque par la presse britannique. L’ampleur de sa réputation et de son talent a rendu obligatoires des changements sans précédent dans Show Boat (). Deux chansons ne suffisaient pas à Laine et elle a mis une condition pour donner son accord: chanter trois chansons. Julie LaVerne n’en ayant que deux dans la version de Kern et Hammerstein, une scène supplémentaire dans un bar de Saint-Louis – ville que Julie n’avait jamais visitée auparavant (!) – a été ajoutée juste avant la scène de mariage de l’acte I. Cela permit à Laine de chanter une version lente et sensuelle de Nobody Else But Me. Il s’agit initialement de la chanson que Kern avait composée comme un numéro de danse up-tempo de Kim pour la reprise 1946. Laine a fait de cet ajout une condition sine qua non à son acceptation. Les héritiers des trois auteurs, HammersteinKernFerber, donnèrent leur accord, mais rajoutèrent leur condition: que Julie LaVerne disparaisse de l’histoire définitivement après Bill.

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Photos du programme
«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Laine a chanté Bill à la Morgan, assise au sommet d’un piano droit, mais avec sa propre approche de la chanson, tonifiant légèrement son style pop-jazz maniéré. Laine a construit le rôle de Julie en le considérant comme un véhicule dramatique où elle devait se glisser sans beaucoup modifier ses caractéristiques vocales particulières avec des ajustements mineurs. N’oublions pas que Bill avait été façonné autour du personnage vocal existant de Helen Morgan de la même manière en 1927.

Mais la Julie de Cleo Laine a bouleversé l’équilibre de Can’t Help Lovin' Dat Man, dont l’arrangement a été profondément refait à son intention. Cleo Laine prenait tout son temps sur le couplet en solo de Julie, et il s’étend dès lors sur plus de la moitié du temps de la chanson. Après le couplet de Queenie, on en revenait à Laine et sa voix cristalline dans les pauses où Joe intervenait initialement. L’aspect danse du numéro a été réduit au minimum pour faire de la place pour Laine. Elle a adopté un rythme très lent créant un solo hors du temps et était une occasion de montrer l’énorme étendue de sa voix. L’impératif de mettre Cleo Laine en vedette a éclipsé tout le reste de cette scène où Julie visite le garde-manger de la cuisine. Et en a profondément changé la signification: jusqu’alors, durant cette scène – connue sous le nom de «scène du métissage» – Queenie s’étonnait d’entendre une blanche, Julie, chanter une chanson connue des seuls noirs. Julie était mal à l’aise, de peur qu’on découvre qu’elle n’est pas blanche, mais métisse. Elle doit assumer et chanter la chanson en entier, «à la blanche». Cette scène a une force dramatique énorme, car elle a un impact sur le public en le rendant omniscient. Dans la version de l’Adelphi en 1971, l’option est tout autre. Ici, la reprise de la chanson par Laine est chantée comme une affirmation assumée de son métissage, et ce devant tout le monde. Elle devient immédiatement leader du cast noir … et une femme métisse qui en est fière.

À l’heure actuelle, bon nombre d’historiens considèrent ce revival comme très faible, avec de nouvelles orchestrations horribles et de nombreuses révisions mal avisées. L’interprétation de Cleo Laine, tant acclamée à l’époque, semble aujourd’hui fort peu impressionnante. Nombreux sont ceux qui se demandent comment cette production a pu tenir l’affiche 910 représentations.

Mais les adaptations liées à Cleo Laine ne sont pas les seules interrogations que suscite cette version.

Dance Away the Night, qui dans les productions britanniques est «la» chanson de Kim, a été cédée à Frank, joué à l’Adelphi par un chanteur-danseur américain, Kenneth Nelson, qui venait de s’installer en Angleterre. Une autre curiosité musicale a été la coupe de Life Upon the Wicked Stage en faveur de I Might Fall Back on You.

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Lorna Dallas (Magnolia) et Andre Jobin (Ravenal)
«Show Boat» - Adelphi Theatre - London (1971)

Photo Reg Wilson

Pour parfaire toutes ces erreurs, le spectacle présentait une galerie d’accents. En plus, du contingent britannique aux divers accents anglais, Ravenal, joué par André Jobin, faisait profiter le public de son accent canadien francophone et de sa voix fragile dans les hautes notes. Ena Cabayo (Queenie), comme de nombreux acteurs noirs, avait adopté la cadence de parole antillaise qui semblait totalement étrangère au Midwest américain. En plus de Kenneth Nelson, il y avait deux autres Américains avec de belles voix, Lorna Dallas (Magnolia) et Thomas Carey (Joe). Cap’n Andy a été joué par l’Anglais Derek Royle.

À l’époque, l’Angleterre était dans une profonde mutation musicale. On les qualifiait de «mod», ces jeunes Anglais qui s'habillaient élégamment, roulaient en scooter, aimaient des groupes comme les Who, les Kinks,… et s'opposaient aux rockers, jugés ringards. Mais les amateurs de théâtre semblent être restés très sentimentaux. La reprise de 1943 de Show Boat () s’était jouée 264 représentations alors que le «racoleur» revival de l’Adelphi Theatre de 1971 a tenu 910 représentations, de loin la plus longue série de Show Boat () dans le monde et jusqu’à ce jour.