C) Le cinéma musical envahit les États-Unis
Comme nous l’avons vu (), en 1927, Warner Brothers a produit The Jazz Singer avec Al Jolson, le premier long métrage à inclure de courtes séquences parlées et chantées; jusqu’alors, les films étaient totalement muets, généralement accompagnés de musique jouée en direct dans le théâtre. Bien au-delà du seul cinéma, The Jazz Singer a révolutionné globalement l’industrie du divertissement. Tous les grands studios ont sauté dans le train en marche et se sont préparés dans l’urgence à la production de «talkies». Avec le succès de The Jazz Singer, 4 comédies musicales cinématographiques sont sorties en 1928, mais 60 en 1929 et 50 en 1930. Après l’effondrement du krash, dès 1933, l’engouement lié à la nouveauté se stabilise et tout au long du reste des années ’30, Hollywood délivre un flux régulier de plus de 30 nouvelles comédies musicales cinématographiques chaque année.
Ces comédies musicales cinématographiques étaient en concurrence directe avec les musicals en salle, que cela soit à Broadway ou en US Tour. Les films pouvaient fournir au grand public tout ce qu’ils venaient chercher auparavant dans les salles de spectacle, y compris les stars. Mais cette fois, il pouvaient voir cela dans une salle de cinéma de leur quartier, et ce à travers tout le pays, pour une fraction de ce qu’ils payaient au théâtre: un billet de théâtre à prix élevé pour un musical de Broadway était de 3,00$, mais dorénavant ils pouvaient voir un film musical pour 50¢. Six fois moins cher…
Alors que la production de comédies musicales explosait à Hollywood, la production de musicals sur scène à New York et dans tout le pays s’est effondrée.
D) Une sortie de secours pour les créateurs de Broadway
Maintenant que les films comprenaient du son, Hollywood avait besoin d’artistes pour écrire la musique, les paroles et les dialogues, et les studios d’Hollywood se sont naturellement retournés vers New York pour combler ce besoin. La production de nouveaux musicals à la scène étant tombée à près du quart de ce qu’elle était durant la décennie précédente, les films ont fourni une bienvenue source de revenus pour les grands auteurs de théâtre musical.
D.1) George M. Cohan
Pendant la Dépression, l’acteur-compositeur-producteur George M. Cohan () a écrit 6 spectacles théâtraux pour Broadway, mais plus aucun musical alors que des chansons composées par lui sont apparues dans 40 films dans les années ’30. Au début de cette décennie, Cohan craignait que son temps ne soit passé. Comme il l’a expliqué à son ami (et futur biographe) Ward Morehouse:
«I guess people don't understand me anymore, and I don't understand them. It's got so that an evening's entertainment just won't do. Give an audience an evening of what they call realism and you've got a hit. It's getting to be too much for me, kid... I'm the little guy who's had enough. No more of that 8 o'clock stuff for me. Not any more. It was alright to change my mind, along back about 1913, but not anymore. I've retired, kid, and that's on the level.»
Ward Morehouse in George M. Cohan: Prince of the American Theater (Philadelphia: J.B. Lippencott, 1943), pp. 182-183.
D.2) Irving Berlin
Entre 1930 et 1939, Irving Berlin n’a créé que 3 musicals à Broadway: Shoot the Works () (1931), Face the Music () (1933), As Thousands Cheer () (1933). Il en avait créé plus de 10 dans la décennie précédente. Mais surtout, dans les même années '30, en comparaison, ses chansons sont apparues dans 41 films. Il s’agit notamment de The Cocoanuts (1929), Puttin' on the Ritz (1930), Mammy (1930), Alexander’s Ragtime Band (1931), Top Hat (1935), Follow The Fleet (1936) et Carefree (1938).
D.3) Jerome Kern
Jerome Kern a créé 3 nouveaux musicals à Broadway durant les années ‘30 - c'est peu si on compare aux 15 créées par le compositeur durant les années '20: The Cat and the Fiddle () (1931), Music in the Air () (1935), Roberta () (1933). Cela ne rivalise pas aux 24 films hollywoodiens auxquels il a collaboré comme compositeur, dont Show Boat () (1929 et à nouveau en 1936), Sally () (1929), Sunny () (1930), The Cat and the Fiddle () (1934), Music in the Air () (1934), Roberta () (1935), Swing Time (1936) et The Story of Vernon and Irene Castle (1939).
D.4) Rodgers & Hart
Rodgers et Hart sont sans doute les créateurs qui ont eu plus de succès à New York dans les années ‘30, avec 12 nouveaux musicals à Broadway, dont Jumbo () (1935 - 233 représentatations), On Your Toes () (1936 - 463 représentatations), Babes in Arms () (1937 - 289 représentations), I'd Rather Be Right () (1937 - 290 représentations) et I married an Angel () (1938 - 338 représentations). Malgré tout, leurs chansons apparaissent dans 26 films, dont Spring is Here () (1930), The Phantom President () (1932), Hallelujah, I’m A Bum! () (1933), Manhattan Melodrama () (1934) et Babes in Arms () (1939).
D.5) Oscar Hammerstein
Oscar Hammerstein - sortant d'un triomphe avec Jerome Kern lors de la création du révolutionnaire Show Boat () - a également été fort présent à Broadway où il a présenté 8 nouveaux musicals: Ballyhoo of 1930 () (1930), The Gang's All Here () (1931), Free For All () (1931), East Wind () (1931), Music in the Air () (1932), May Wine () (1935), Hellzapoppin () (1938), Very Warm for May () (1939). Mais dans la même décennie, ses chansons sont apparues dans 26 films, y compris: Show Boat () (1929 et 1936), Sunny () (1930), New Moon () (1930), Music in the Air () (1934), Sweet Adeline () (1934), Rose-Marie () (1936) et The Great Waltz () (1938).
D.6) George Gershwin
Durant les années ’30, George Gershwin a lui présenté 7 nouveaux musicals à Broadway: Strike Up the Band () (1930), Of thee I sing () (1931), George White's Music Hall Varieties (1932), Pardon My English () (1933), Let 'Em Eat Cake () (1933), Porgy and Bess () (1935), The Show is On () (1937). Mais 19 films ont comporté sa musique, dont: St. Louis Blues () (1929), Girl Crazy () (1932), A Damsel in Distress () (1937), Shall We Dance () (1937) et The Goldwyn Follies () (1938).
Le profit potentiel d’un film était bien plus élevé que celui d’un musical à la scène. En effet, diffuser simultanément le film dans des milliers de salles à travers le monde implique des frais minimes, seulement la réalisation de copies des bobines de pellicules. C’est évidemment très différent pour le musical de Broadway, où la présence de tous les artistes est nécessaire pour que seulement quelques centaines de spectateurs assistent au spectacle. Dans cette époque de terrible crise économique, les auteurs et compositeurs avaient besoin de gagner leur vie et Hollywood avait besoin d’œuvres qu’ils pouvaient créer et vendre dans le monde entier. Deux besoins qui se correspondaient parfaitement. Le cinéma est une sortie de secours pour les créateurs de Broadway.
Il faut aussi signaler que le théâtre musical a non seulement perdu son public et ses auteurs, qui sont partis vers le cinéma, mais d’autres talents ont aussi déménagé de New York vers Hollywood pendant la Dépression. Et beaucoup ne sont jamais revenus.
Busby Berkeley, par exemple, qui avait chorégraphié 17 spectacles à Broadway dans les années ‘20, s’installe à Hollywood et développe un vocabulaire chorégraphique entièrement nouveau basé sur la symétrie et la position de la caméra.
Ruby Keeler, Al Jolson, Eddie Cantor, Fred Astaire et d’autres ont quitté la scène du théâtre musical pour les scènes sonores d’Hollywood.
Ici encore, une vraie perte pour la scène…