Du jour au lendemain, Oklahoma! () allait changer le monde des musicals. Prenons un exemple de grand créateur des années ’30: Cole Porter. La combinaison de mélodies sophistiquées et de jeux de mots astucieux avait fait de lui la coqueluche de Broadway depuis les années ‘20. Mais après Oklahoma! (), les livrets de Porter, dont la construction était trop faible, sont devenus obsolètes. Les musicals de Porter, Seven Lively Arts () (1944 - 183 représentations) et Around the World () (1946 - 75 représentations), ont échoué, et certains ont commencé à penser qu’il était devenu un «has been».
A) «Seven Lively Arts» (1944)
La production par Billy Rose de Seven Lively Arts () a été l’une des plus impressionnantes de la décennie. Billy Rose avait acheté le Ziegfeld Theatre et l’avait totalement rénové. La revue Seven Lively Arts () fut la première production à y jouer sous sa propriété. Les billets pour la soirée d’ouverture coûtaient 24$ chacun (somme énorme pour l’époque, environ 500€ d’aujourd’hui), alors que personne n’en avait entendu parler à l’époque, et pendant l’entracte, on offrait du champagne au public. Dans le hall inférieur du théâtre, on pouvait voir sept peintures spécialement commandées à Salvador Dali qui représentaient sa «conception surréaliste» des sept arts vivants. On a estimé que l’achat du théâtre lui-même, sa rénovation et le coût de la revue s’élevaient à deux millions de dollars. La revue proposait de nouveaux sketchs de Moss Hart et George S. Kaufman (chacun écrivant les siens séparément, sans collaboration) et des chansons de Cole Porter (et avec une musique originale pour ballet d’Igor Stravinsky). La revue était interprétée par Beatrice Lillie, Bert Lahr et Benny Goodman, et on pouvait y remarquer aussi Dolores Gray et Bill (William) Tabbert.
À l’origine, le spectacle devait être un «book musical» - un musical doté d’un livret - qui traitait de sept jeunes espoirs se rendant à New York à la recherche de la renommée dans les sept domaines des arts: peinture (Nan Wynn), claquettes (Jere McMahon), chant radio (Paula Bane), danse classique (Billie Worth), l’écriture de pièces (Bill Tabbert), le cinéma (Dolores Gray) et l’interprétation scénique (Mary Roche). Le concept fut vite abandonné et le spectacle évolua vers la revue, mais le point de départ des sept jeunes espoirs fut retenu pour l’ouverture (la chanson Big Town) et la clôture (la séquence générale intitulée They All Made Good). Et tout au long de la soirée, ces sept artistes participaient à la plupart des chansons et des ballets. À la fin de la série, la séquence de fermeture avait été abandonnée. Et quand Dolores Gray a quitté la production, elle n’a pas été remplacée pendant une longue période et donc pendant un certain temps il y avait seulement six espoirs; et ainsi le trio Wow-ooh-wolf! pour Wynn, Gray et Roche est devenu un duo pourWynn et Roche. Quand Benny Goodman a quitté la production, il a été remplacé par The Cozy Cole Quintet. Tout au long de la soirée, Doc Rockwell incarnait une sorte de maître de cérémonie avec des moments d’humour.
Les critiques ont convenu que la performance étincelante de Beatrice Lillie était le meilleur de la revue, et ses sketches (tous de Moss Hart) étaient le top de la soirée. Dans There'll Always Be an England, elle a incarne Lady Agatha, une vieille fille britannique totalement stupide, qui visite le réfectoire dans une caserne de militaires américains; elle s’est préparée en faisant une étude attentive du jargon utilisé par les soldats américains et elle tente d’être "l’un de ces boys " en utilisant leur argot. Mais elle ne réalise pas que les expressions qu’elle utilise, ne signifient pas ce qu’elle pense… Il y a en fait des tas d’insinuations sexuelles – dont elle ne se rend pas compte – et qui laisse les jeunes soldats américains en état de choc, pour ne pas dire autre chose. Dans Ticket for the Ballet, elle joue un autre personnage stupide: une cliente faisant la queue pour acheter un billet pour un ballet. Elle ne connait pas grand-chose sur la danse, mais affirme que le ballet S. Hurok est intéressant à voir…
Malheureusement, le spectacle n’a pas été bien accueilli de manière par le public, et beaucoup des artistes ayant participé à sa création ont plus tard souvent presque passé sous silence leur participation au spectacle. Pour Cole Porter, Seven Lively Arts () fut un des pires échecs de toute sa carrière professionnelle. Ce qui aurait pu être un succès dix ans auparavant, tenait difficilement l’affiche à côté d’Oklahoma! ().
B) «Around the World» (1946)
Le projet suivant de Cole Porter va être le musical Around the World qui est un projet porté par Orson Welles. Après avoir terminé le tournage de son film de 1946, The Stranger, Welles a décidé de créer un musical à partir de l’un de ses livres d’enfance préférés, Le tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne. Ce devait être le musical de ses rêves avec un cirque sur scène, un train traversant l’Ouest et d’autres idées de production extravagantes. Il a levé des fonds auprès de Mike Todd, du producteur William Goetz et d’Alexander Korda, qui détenait les droits européens du titre. Cependant, la scénographie extravagante ne lui laissait plus d’argent pour engager une distribution de stars et a choisi des artistes peu connus. De plus, selon le biographe critique de Welles, Charles Higham: «Cole Porter a écrit les chansons beaucoup trop rapidement et mal».
Le spectacle avait une distribution de 70 artistes et comprenait quatre éléphants mécaniques et 54 machinistes!!! Lorsque Mike Todd, effrayé, s’est retiré de la production, Welles a engagé son propre argent. Il a également emprunté de l’argent au président de Columbia Pictures, Harry Cohn, lui promettant en échange d’écrire, de produire, de réaliser et de jouer dans un film pour Cohn sans frais. Ce sera le film de 1947 La Dame de Shanghai.
Le dramaturge John van Druten a décrit le musical comme «extrêmement amusant» et Joshua Logan a déclaré qu’il était «frais, spirituel, magique, excitant». Cependant, sans histoire et avec des relations peu claires entre les personnages, la série s’est terminée rapidement, Welles perdant ses économies et les investisseurs perdant de «grosses sommes».
Around the World est donc un musical produit par la société Mercury Productions d’Orson Welles. Il a débuté ses try-out à l’Opéra de Boston, à Boston, le 28 avril 1946. Il a ensuite déménagé au Shubert Theatre de New Haven le 7 mai puis au Shubert Theatre de Philadelphie le 14 mai. La première a eu lieu à Broadway à l’Adelphi Theatre le 31 mai 1946 et le musical a fermé ses portes le 3 août 1946 après 75 représentations seulement.
Il a été mis en scène par Welles avec des séquences de cirque créées par Barbette, une chorégraphie de Nelson Barclift, des costumes d’Alvin Colt, des décors de Robert Davison et des éclairages de Peggy Clark. Il y avait 38 décors, que Welles a demandé à être conçus dans le style des films de Georges Méliès.
« Wellesapoppin" est la manière dont Variety a résumé l’adaptation théâtrale du roman de Jules Verne, Autour du monde en quatre-vingts jours, par Orson Welles. Et c’était une description parfaite! Le musical se vantait d’être l’une des plus grandes productions de l’époque. Welles a tout mis en œuvre pour faire adapter le roman fantaisiste à la scène musicale sans l’édulcorer ou le diminuer: des décors amovibles, des écrans de projection (très rare à l’époque), des rideaux et même une scène secondaire (qui avait été construite sur la scène principale) ont servi à raconter l’histoire. Et parfois, l’action se déplaçait dans l’auditorium où des soldats des Marines américains défilaient dans les allées sur le son de "L’Hymne des Marines" pendant que Welles effectuait des tours de magie (il faisait apparaitre un canard dans la poche d’un spectateur, et Howard Barnes dans le New York Herald Tribune a rapporté que ni le canard ni le spectateur ne trouvaient cela drôle!).
Mais ce n’était pas tout. Il y avait un énorme éléphant en papier mâché et un gigantesque aigle volant en peluche qui emportait un membre de la distribution dans les airs depuis la scène vers les coulisses. Il y avait même des films muets (filmés par Welles spécialement pour le musical) qui dépeignaient les voyages de Fogg, sans parler d’une parodie de mélodrames anciens, de clowns, de jongleurs, de contorsionnistes, d’équilibristes, d’acrobates, de funambules et d’autres tours de magie. Il y avait des armes à feu explosives, des charmeurs de serpents, un fakir, une princesse indienne, des Chinois sinistres, des Indiens du Far West et un cirque japonais (ce cirque clôturait le premier acte).
En suivant Phileas Fogg, le public voyageait de Londres en Arabie et en Égypte – sans oublier le canal de Suez – puis en Inde, dans l’Himalaya, les mers de Chine, Hong Kong, le Japon, le nord du Mexique, San Francisco, les montagnes rocheuses, puis de retour à Londres. Et en chemin, il visitait des fumeries d’opium, empruntait des pagodes sur des canaux, traversait des forêts, la haute mer, des lacs, des marécages, des montagnes et … des maisons de débauche. Et comme si tout cela ne suffisait pas, il y avait des chansons de Cole Porter. Une courte partition à coup sûr (huit chansons seulement, mais aussi de la musique de ballet et de la musique de fond). Il faut se rappeler de « Pipe-Dreaming», du joyeux exultant «Look What I Found» et la chanson préférée des critiques, la sobre et belle ballade "Should I Tell You I Love You?" Dans l’ensemble, les critiques ont méprisé la partition de Porter.
Un tel spectacle ne s’improvise pas, d’où les trois séries de try-out. Les problèmes techniques avaient été en grande partie résolus avant l’ouverture à New York. Welles a joué divers rôles tout au long de la pièce, et une fois il a même dû jouer un soir le rôle principal. Le dernier soir du premier try-out (Boston), quand Arthur Margetson a perdu sa voix, Welles a lu le rôle de Fogg et une doublure a chanté les chansons. «Le public a eu l’impression de participer à une série bénie», a écrit le biographe David Thomson. «C’était une soirée envoûtante, avec Welles qui a parlé à tout le monde, y compris au public.»
Bien que le public ait apprécié Around the World, ses finances précaires et la climatisation inadéquate du théâtre n’ont pas pu le soutenir pendant l’été, et Welles a été contraint de le fermer. Il a personnellement perdu environ 320.000$ (équivalent de 5 000 000 $ aujourd’hui). Il lui a fallu de nombreuses années pour payer la dette.
Après l’échec du spectacle à Broadway, Welles tenait à le mettre en scène à Londres, où Alexander Korda avait prédit qu’il serait un grand succès, mais les règles syndicales britanniques interdisaient l’importation d’accessoires et de décors fabriqués lors de la production américaine, et ils ont dû être détruits. Ils se sont avérés trop coûteux à reconstruire, et le spectacle n’a plus jamais été joué en version scénique.
Ici encore, on est très loin d’Oklahoma! () et la tentative Around the World () semble appartenir à un autre âge. On se croirait au beau milieu des années '30.'
C) Cole Porte, un «has-been»? Non: Kiss me Kate (1948)
Ensuite, presque deux ans vont s’écouler sans qu’il ait aucun nouveau projet de scène en vue. Et, peut-être, était-il vraiment devenu un "has been"? Il faut dire que même si au cours des années 1930 et 1940, six de ses musicale - Leave It It to Me! [1938], DuBarry Was a Lady [1939], Panama Hattie, Let’s Face It!, Something for the Boys et Mexican Hayride - avaient été des succès financiers, cinq avaient duré plus d’un an, cinq étaient devenus des films, et tous avaient offert une gamme de chansons humoristiques amusantes et de ballades séduisantes, l’image de Cole Porter avait changé. Beaucoup considéraient que ses meilleurs jours étaient derrière lui et que ses partitions ne correspondaient plus aux jours de gloire de Gay Divorce (1932) et Anything Goes (1934). La situation s’est encore aggravée au milieu des années 1940 lorsque deux de ses spectacles dont nous avons parlé ci-dessus (Seven Lively Arts et Around the World) ont échoué auprès de la critique et du public et ont engrangé de lourdes pertes financières.
Donc quand il fut annoncé que le projet Kiss Me, Kate allait entrer en production, nombreux ont montré une attitude blasée, voire moqueuse, à l’égard de la création. Mais Cole Porter a surpris tout le monde et s’est surpassé avec Kiss Me, Kate: cette partition est son chef-d’œuvre et l’une des plus grandes de tout le théâtre musical américain. Le spectacle fut un succès qui a tenu l’affiche à sa création fait plus de mille représentations; il est devenu le musical de Porter ayant la plus longue série et a engendré une production à Londres, un long US-Tour, une version radio, une magnifique adaptation cinématographique, trois versions télévisées, de très nombreux revivals et une longue liste d’enregistrements.
En fait, Kiss Me, Kate était la réponse de Porter à l’Oklahoma! de Rodgers et Hammerstein et d’autres musicals intégrés; c’était le premier spectacle qu’il écrivait dans lequel la musique et les paroles étaient fermement liées au script. En 1949, il remporte le premier Tony Award pour le meilleur musical.
Le producteur Arnold Saint-Subber a eu l’idée de Kiss Me, Kate après avoir assisté aux violentes disputes – tant sur scène que hors scène – de deux monstres sacrés de la scène, les époux Alfred Lunt et Lynn Fontanne lors du revival de 1942 de La Mégère apprivoisée. En 1947, Saint-Subber a demandé à un autre couple d’artistes célèbres, Bella et Samuel Spewack (qui avaient eux-mêmes de lourds problèmes conjugaux à l’époque) d’écrire le livret; Bella Spewack a fait appel à Cole Porter pour écrire la musique et les paroles.
La partition de Porter est incroyablement diversifiée: elle s’inspire des styles musicaux de la Renaissance italienne, des opéras de Verdi, du blues, de la valse viennoise … En écrivant les paroles de Kiss Me, Kate, Porter s’est inspiré des thèmes et de la langue shakespearienne, sans créer quelque chose d’ésotérique, et la chanson « Always True to You in My Fashion » a été inspirée par le poème d’Ernest Dowson « Non Sum Qualis Eram Bonae Sub Regno Cynarae », avec son refrain « I have been faithful to thee, Cynara, in my fashion ».
Et la partition contenait ce qui est sans-doute la chanson du Golden Age contenant le plus «de double-sens coquins» basé sur des jeux de mots sur les titres des œuvres de Shakespeare. Avec "Brush Up Your Shakespeare", Porter aborde la masculinité toxique. Porter s’est amusé à introduire les titres de quinze pièces et poèmes de Shakespeare, leur donnant pratiquement à tous un double-sens. Brooks Atkinson du New York Times a fait remarquer que certaines paroles de Porter "choqueraient les auteurs de la The Police Gazette».
Le musical se déroule au Ford Theatre de Baltimore, où les époux Fred Graham (Alfred Drake) et Lilli Vanessi (Patirica Morison) – rappelons-le s’inspirant des réelles querelles en coulisses de Lynn Fontanne et d’Alfred Lunt en 1942 dans le revival de The Taming of the Shrew (La Mégère apprivoisée) – jouent dans le try-out de Broadway d’une nouvelle version musicale de The Taming of the Shrew, rebaptisé Shrew. Et bien sûr leurs combats en coulisses reflètent leurs disputes sur scène dans leurs rôles respectifs: Petruchio et Katherine. Le couple secondaire de l’intrigue était constitué de Lois Lane (Lisa Kirk) et Bill Calhoun (Harold Lang), jouant Bianca et Lucentio dans le musical-dans le-musical, et on retrouvait aussi Harrison Howell (Denis Green), un riche Texan qui a financé le musical Shrew et fait la cour à Lilli, et deux gangsters (Harry Clark et Jack Diamond) qui menacent Bill à cause de ses dettes de jeu impayées.
Après un try-out de trois semaines au Shubert Theatre de Philadelphie à partir du 2 décembre 1948, la production originale de Broadway a ouvert le 30 décembre 1948 au New Century Theatre, où elle a été jouée pendant 19 mois avant d’être transférée au Shubert Theatre, pour un total de 1.077 représentations. Mis en scène par John C. Wilson avec une chorégraphie de Hanya Holm, la distribution originale comprenait Alfred Drake, Patricia Morison, Lisa Kirk, Harold Lang, Charles Wood et Harry Clark.
Le célèbre critique Brooks Atkinson du New York Times a fait l’éloge d’un «livret authentique qui est drôle sans qu’on y ait ajouté de nombreux gags. Cole Porter a écrit sa meilleure partition depuis des années, avec des paroles pleines d’esprit. Sous la direction de Hanya Holm, la danse est joyeuse. Et Lemuel Ayers a fourni des costumes de carnaval et des décors intéressants. »
La production a remporté 5 Tony Awards, dont celui du meilleur musical. L’enregistrement original de la distribution de 1949 a été repris au National Recording Registry de la Bibliothèque du Congrès pour « l’importance culturelle, artistique et/ou historique de l’album pour la société américaine et l’héritage audio de la nation ».
Kiss Me Kate ne va pas seulement être un succès, mais un triomphe. Porter est arrivé à la soirée d’ouverture en s’appuyant sur les cannes dont il avait besoin depuis son accident l’invalidant onze ans auparavant. Lorsque la foule gratifia Cole Porter d’un tonnerre d’applaudissements, il a jeté ses cannes et est entré à pied dans la salle, insensible à la douleur. Le « has been » était de retour au sommet. Apparemment, il y avait à Broadway de la place pour d’autres musicals intégrés que ceux de Rodgers et Hammerstein. Et c’est sans doute pour cela que Kiss me Kate est l’un des musicals du Golden Age qui est toujours repris très souvent aujourd’hui sur les plus grandes scènes du monde.