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A) Choisir une chorégraphe
Agnes de Mille (1954)
© Photographie d'Everett
La signature tardive des contrats semble avoir été la norme pour Oklahoma! (). Certains accords ont sans doute eu lieu auparavant, mais les signatures ont été tardives. Lenteur administrative ou prudence de la part de la Guild? On ne le sait…. Mais on penche quand-même pour la prudence, vu l'état financier de la Theatre Guild.
Le contrat d’Agnes de Mille n’a été dactylographié que le 29 janvier 1943, soit une fois encore, une semaine à peine avant le début des répéptitions!!!
La Guild lui a proposé 1.500$ plus une prime de 500$ payable en versements hebdomadaires de 50$ une fois le spectacle en bénéfice. Ce dernier point n’a pas convenu à la chorégraphe et elle a exigé son changement en 50$ par semaine pour toute la durée de la série. La relation entre Agnes de Mille et le Guild restera longtemps «aigre». Juste après la fin de la série, en juin 1948, de Mille reprochera à Langner et Helburn qu’ils avaient promis à un autre chorégraphe pressenti, Robert Alton, 1,5% de la recette, soit mieux que ce qu'ils lui avaient accordé à elle.
B) Une chorégraphe au début de sa carrière...
Agnes de Mille est née dans une famille d'artistes majeurs: son père est le dramaturge et réalisateur William C. de Mille et son oncle est le réalisateur Cecil B. DeMille (Les Dix Commandements, Sous le plus grand chapiteau du monde, Samson et Dalila, Cléopâtre, ...). Agnes de Mille est naturellement orientée vers le théâtre et le cinéma, comme actrice. Mais après une première expérience, enfant, dans un film muet de 1916, elle choisit de se consacrer à la danse, d'abord comme danseuse puis à partir de 1928 comme chorégraphe, activité qui deviendra sa principale.
De 1932 à 1938, Agnes de Mille s'installe en Angleterre, à Londres, où elle se produit comme chorégraphe — notamment de sa première comédie musicale, Nymph Errant () (1933) — et danseuse. De retour aux États-Unis en 1938, elle collabore dès l'année suivante (1939) avec l'American Ballet Theatre, basé à New York. En 1942, elle connaît son premier grand succès en chorégraphiant (et dansant) le ballet Rodeo, créé à New York par les Ballets russes de Monte-Carlo (alors exilés, en raison de la Seconde Guerre mondiale), sur une musique d'Aaron Copland.
Agnes de Mille dans «Rodeo» (1942)
De Mille a balayé cygnes et fées, et a donné de nouvelles héroïnes: des cowgirls
© Photographie d'Everett
Victor Barbee, Kathleen Moore et John Gardner dans «Rodeo» (1942)
© Photographie de Paul B. Goode
Rodeo est le ballet qui a véritablement lancé la carrière de de Mille. Ce fut un triomphe: 22 rappels le soir de la première.
Quand on se demande pourquoi la Guild a choisi Agnes de Mille comme chorégraphe pour Oklahoma! (, la réponse est très simple: parce que Rodgers l’avait vue danser dans Rodeo (16 octobre 1942) Ce ballet a eu une forte importance sur Oklahoma! (). Et c'est Agnes de Mille qui l'avait invité pour la première de Rodeo. En effet, quelques jours avant cette première, Agnes de Mille avait écrit à Helburn ce courrier très éloquent montrant très clairement ses envies:
«Comme vous l’avez suggéré lors de notre conversation téléphonique, je vous écris pour vous demander de me garder à l’esprit lorsque vous choisirez le chorégraphe pour Green Grow the Lilacs. J’ai fait une étude très approfondie de la danse populaire américaine et je suis en quelque sorte devenue spécialiste en la matière. Le 16 octobre, au Metropolitan Opera House, le Ballet Russe de Monte Carlo présentera la première représentation de mon nouveau ballet américain Rodeo, avec une musique d’Aaron Copland, des décors d’Oliver Smith et des costumes de Kermit Love. Je danserai le premier rôle le soir de la première. J’espère que vous et Messieurs Rodgers et Hammerstein pourrez assister à cette représentation.
Je vous ai envoyé un album contenant presse sur les danses folkloriques que j’ai mis en scène pour American Legend. Lynn Riggs connaît très bien mon travail et ce que je suis capable de faire.
Je vous en prie, ne décidez rien avant le 17.»
Lettre d'Agnes de Mille à Theresa Helburn - 24 septembre 1942
Langner connaissait de Mille depuis de nombreuses années et, en 1933, il avait tenté de lui faire chorégraphier The School for Husbands de Molière, une production de la Guild. Agnes De Mille avait aussi souvent approché Langner, lui demandant de venir voir son travail. Par exemple, son travail avec des danseurs afro-américains dans son ballet Black Ritual (Obeah) de 1940 (d'après La Création du monde de Darius Milhaud) a peut-être aussi touché une corde sensible chez Langner. Et de Mille comptait peut-être aussi sur d’autres relations, puisqu’elle connaissait Hammerstein depuis 1930, lorsqu’il assista à son premier récital.
La lettre de de Mille du 24 septembre suggère que Helburn avait prévu d’aller voir Rodeo, et le 30 septembre, Langner a passé l’information à Rodgers:
«Agnes de Mille, qui est une vieille amie, m’a demandé si je pouvais te parler de la possibilité qu’elle travaille sur les danses de Green Grow the Lilacs. Elle a réalisé de très bons ballets comiques et esthétiques. Elle fait un Wild West Rodeo Ballet pour l’ouverture de la saison du Metropolitan Ballet et vous devriez vraiment aller voir ce ballet parce que cela montre sa capacité à gérer de la «danse américaine».
Je te prie de bien vouloir y réfléchir.»
Lettre de Lawrence Langner à Richard Rodgers - 30 septembre 1942
Helburn, Rodgers et Hammerstein (mais pas Langner) assistèrent en effet à la première de Rodeo, deux semaines plus tard, le 16 octobre 1942. Plus tard, Rodgers a décrit l’événement en ces termes:
«Le ballet était plein d’humour, de grâce, et il était si réussi qu’il ne semblait même pas artistique. Nous avons soupiré de joie avec le reste du public.»
Avis de Richard Rodgers à propos du ballet «Rodeo»
Cette soirée a été une charnière de la carrière de de Mille, malgré les rancœurs financières qu'elle a eues lors d'Oklahoma! (. La preuve en est que quand elle a invité Helburn à un revival de Rodeo en 1948, elle lui a écrit:
«Vous rappelez-vous le 16 octobre 1942? Ma vie a changé cette nuit-là, à 20h28, et vous étiez là... Je suis vieille et grosse maintenant, mais je peux encore danser les danses populaires.»
Agnes de Mille - 1948
Après la première de Rodeo, Agnes de Mille rencontra à plusieurs reprise Hammerstein, Helburn et Rodgers, affirmant plus tard qu’ils avaient mis un certain temps à se décider sur son engagement. La preuve en est que le 25 novembre, Hammerstein a également rencontré Felicia Sorel pour discuter des chorégraphies de Green Grow the Lilacs.
Ce flou était terriblement complexe car de Mille a commencé à créer les danses pour Oklahoma! () pendant la tournée de Rodeo en novembre 1942:
«Donc, pendant la tournée, dans ma valise, j’avais un cahier vierge intitulé ‘Lilas’ avec des pages intitulées «Ballet» («Many a New Day», «Cowmen and the Farmer», «Kansas City», «Jud’s Postcards»), et quand que je me retrouvais ans ma chambre d’hôtel, je prenais des notes.»
Agnes de Mille
On retrouve d’ailleurs très clairement des échos de sa chorégraphie de Rodeo dans le dream-ballet (un «dream-ballet» dans un musical est un moment où le dialogue s'interrompt et la progression de l'intrigue se fait exclusivement par la danse) d'Oklahoma! ().
C) L'impact d'Agnes de Mille sur le théâtre musical
Dès sa jeunesse Agnès de Mille adorait jouer, ce qui n'est pas surprenant puisque, comme nous l'avons signalé ci-dessus, sa famille immédiate et élargie était impliquée dans le cinéma et le théâtre. La jeune Agnes a visité ses plateaux et a regardé des stars de cinéma célèbres au travail.
Son amour du jeu s'est traduit dans sa chorégraphie, qui est devenue l'une de ses plus grandes contributions au théâtre musical. Avant de Mille, les danses dans les musicals constituaient une pause dans l'action de l'histoire et étaient incluses comme intermède à des fins de divertissement uniquement.
De Mille a changé le théâtre musical en :
- créant une chorégraphie qui transmet la profondeur émotionnelle des personnages tout en faisant avancer l'intrigue de l'histoire
- reflétant les pensées et les problèmes de ses personnages à travers sa chorégraphie, plutôt que de se concentrer sur les astuces techniques ou les capacités physiques de ses danseurs
- individualisant la motivation de chaque personnage par le pas et les gestes
Dans Rodeo, de Mille nous emmène à travers le désir, la douleur, la honte et la joie ressentis par le personnage principal, la Cowgirl, sans qu'un seul mot ne soit prononcé! On peut dire qu'avec ce ballet, de Mille a magnifiquement exploré le thème de l'éveil sexuel.
On retrouve, entre autres, toute cette créativité dans le sublime dream-ballet de 12 minutes d'Oklahoma! (). Comme dans Rodeo, au lieu d'incorporer la danse comme élément de remplissage, Agnes de Mille a fait avancer l'intrigue en montrant le traumatisme émotionnel de l'héroïne, Laurey, qui est courtisée par deux hommes, l'un apparemment sain (Curly), l'autre sinistre (Jud). Nous y reviendrons.