Alors que la plupart des musicals de Broadway du début des années ‘40 voulaient simplement proposer de l’amusement, des signes de changement sont apparus chaque saison, essayant de mélanger la joie du musical et de l’opérette.
Vladimir Alexandrovitch Dukelsky était un compositeur d’origine russe. Il avait émigré aux États-Unis pour imiter ses héros, et Irving Berlin. Prenant pour nom d’artiste Vernon Duke (1903-1969), il fait ses débuts dans la composition théâtrale pour des revues, notamment Ziegfeld Follies of 1936 (, produit par Shubert. Son premier musical est Cabin in the Sky () (1940, 156 représentations), avec un livret de Lynn Root et des paroles de John LaTouche, dans une mise en scène de George Balanchine. Intitulé «A Musical Play (Fantasy) in Two Acts», c’était une fable afro-américaine sur Lucifer Jr. (Rex Ingram) et le général Lawd (Todd Duncan) se disputant l’âme du mourant (Dooley Wilson). Il a aimé sa femme dévouée Petunia (Ethel Waters) mais a aussi été attiré par la torride (Katherine Dunham). Le plaidoyer de Petunia fera entrer Joe au paradis.
L’innovation était aussi omniprésente dans le travail de Kurt Weill. La chance de collaborer avec lui et le librettiste Moss Hart a ramené à Broadway pour la première fois depuis la mort de son frère George. Ils sont les trois auteurs de Lady in the Dark () (1941, 467 représentations), l’histoire de Liza Elliott (Gertrude Lawrence), une éditrice de magazine de mode à succès. Cette dernière se retrouve constamment en proie à l'indécision dans sa vie professionnelle et personnelle. Elle est courtisée par deux hommes, l'éditeur déjà marié Kendall Nesbitt qui tente de divorcer de sa femme pour Liza, et son directeur de la publicité Randy Curtis, et ne peut pas décider qui choisir. Lorsqu'elle décide de recourir à la psychanalyse, elle plonge dans ses rêves et ses souvenirs d'enfance malheureuse. Le musical est constitué ainsi principalement de trois de ses rêves, racontées au psychanalyste. Liza se rend compte qu’elle aime son assistant qui fait preuve de sagesse lorsqu’il termine sa mélodie de rêve, My Ship.
«Pour commencer un nouveau chapitre,
il faut tourner une page...»
Richard Rodgers et Lorenz Hart ont commencé la nouvelle décennie avec Higher and Higher () (1940, 84 représentations), une petite histoire se déroulant dans le manoir d’une famille de l’élite new-yorkaise, les Drake, qui viennent de faire faillite — au grand dam de leur personnel, qui craint le chômage. Quand la famille quitte la ville, Zachary Ash, le majordome, a alors l’idée de faire passer Minnie, la femme de chambre, pour la fille de Drake et de lui trouver ainsi un riche prétendant. Il était si faible que le clou du spectacle, ce dont les gens se souvenaient était un phoque savant (). Le show fut un flop.
Le duo Rodgers & Hart a très vite enchaîné… Leur musical suivant est une rupture profonde avec ce qu'ils ont fait jusque-là. La manière dont ils abordent la personnalité des personnages peut faire penser à ce que Stephen Sondheim fera 30 ans plus tard, par exemple dans Company () ().
Le livret est inspiré d'une série d'histoires que John O'Hara avait écrites pour The New Yorker, sur un chanteur/animateur de boîte de nuit miteux (Gene Kelly) et les femmes qu'il séduit et abuse. Ce n’est pas le genre de chose qu’on attendait dans un musical. O’Hara et George Abbott écrivent le livret de Pal Joey () (1940, 374 représentations), qu’Abbott produit pour un prix économique de 100.000 $. Même à ce prix, un musical centré sur un ignoble antihéros était un pari. ()
Le malsain chanteur/danseur de boîte de nuit Joey courtise une jeune femme naïve dans la vingtaine d’années tout en couchant avec Vera, la femme fatiguée d’un millionnaire — qui lui offrira sa propre boîte de nuit. À la fin du spectacle, les deux femmes larguent Joey, qui partira sans rien avoir appris de cette histoire… Dans le rôle de Joey Evans, l'alors peu connu Gene Kelly (1912-96) a montré une telle puissance de star qu’il partira très vite à Hollywood. Dans Pal Joey (), Rodgers et Hart s’en tiennent aux formes du musical traditionnel. Kelly chante I Could Write a Book, une chanson de charme où elle séduit son jeune amour. Vivienne Segal joue Vera, cette brillante mondaine qui admet ouvertement être Bewitched, Bothered and Bewildered par cet utilisateur évident.
Pal Joey () a ouvert le jour de Noël, et certains critiques ne savaient pas quoi en penser. Brooks Atkinson, cinglant comme toujours, a écrit: «Bien que Pal Joey a été conçu de manière experte, pouvez-vous puiser de l'eau douce dans un puit insalubre?». Malgré une presse mitigée, la production a été rentable. A la fin des années ’40, Bewitched, Bothered and Bewildered sera devenu un standard de la musique populaire, ce qui donnera lieu à un enregistrement en studio en 1948 de la musique intégrale qui suscite un nouvel intérêt pour le spectacle, débouchant sur un revival à Broadway en 1952 de 540 représentations. Pal Joey () sera souvent repris en version scène ou concert, des deux côtés de l’Atlantique.
Le 7 décembre 1941, l’attaque japonaise sur Pearl Harbor a amené les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Broadway allait être aussi profondément impacté que pendant la Première Guerre mondiale. Et cette fois, les ‘book-musicals’ () allaient offrir le divertissement stimulant.
By Jupiter () de Rodgers et Hart (1942, 421 représentations) était le genre de musical brillant qui avait été leur marque de fabrique à la fin des années ‘30.
Les auteurs-compositeurs ont écrit un livret construit sur une seule idée drôle: dans la Grèce antique, les femmes sont des guerrières coriaces et leurs maris un peu efféminés restent à la maison pour cuisiner. Ray Bolger a joué dans le rôle de Sapiens, le mari efféminé d’Hippolyte (Benay Venuta), la reine macho d’Amazonie.
By Jupiter () sera, à la création, leur plus longue série de représentations: 427. Le spectacle a ouvert le 3 juin 1942 au Shubert Theatre où il se jouera jusqu'au 12 juin 1943. La série à guichets fermés ne s’est arrêtée pour la bonne et simple raison que Ray Bolger a insisté pour partir divertir les troupes. Soutien de guerre oblige..
Après avoir collaboré sur 28 musicals en 26 ans, Rodgers & Hart en sont arrivé à un point de rupture. La consommation chronique et pathologique d’alcool de Hart rendait le travail pratiquement impossible, Rodgers affirmant plus tard qu’il devait terminer les paroles des chansons quand Larry ne se présentait pas pendant plusieurs jours.
Hart était obsédé par sa petite taille, et paralysé de culpabilité liée à son homosexualité. Porter et Coward étaient des homosexuels qui ont inventé une façon de vivre selon leurs propres règles, mais Larry a noyé ses sentiments torturés dans l’alcool. Dans les années ‘40, beaucoup — y compris Rodgers et même Hart — considéraient encore l’alcoolisme non pas comme une maladie, mais comme un défaut de caractère.
En 1943, la Theatre Guild (qui avait donné à Rodgers et Hart leur chance un peu moins de 20 ans plus tôt avec The Garrick Gaieties () ()) traversait des moments difficiles et a demandé aux auteurs-compositeurs d’adapter le drame de Lynn Riggs, Green Grow the Lilacs, en musical. Hart refusa, affirmant qu’Hollywood avait déjà fait des cow-boys chanteurs racontant des blagues, mais Rodgers dit qu’il ferait lui ce spectacle, avec Oscar Hammerstein II. Hart lui a dit que le projet n’aboutirait à rien, et est parti au Mexique pour une beuverie. Au moment où Hart est revenu quelques semaines plus tard sur une civière, la nouvelle équipe de Rodgers et Hammerstein était au travail.
Une page venait de se tourner annonçant une ère nouvelle… Au duo Rodgers & Hart allait se substituer le duo Rodgers & Hammerstein.