D) George et Ira Gershwin (II) (4/10) (Suite)
D.2) Une belle palette de musicals dans les années '30 (Suite)
Of Thee I Sing (1931) - 441 représentations
Après le succès de Girl Crazy (), George et Ira Gershwin vont enchainer la saison suivante avec un nouveau musical, Of thee I sing (). C’est le deuxième de leurs trois musicals politiques satiriques (après Strike Up the Band () et avant Let 'Em Eat Cake (), une suite de Of thee I sing ()) et la comédie musicale la plus célèbre de son époque. Le spectacle a été uniformément encensé par les critiques élogieuses et a tenu l’affiche pour une longue série à Broadway de 441 représentations. Il sera le book-musical ayant la plus longue série des années ’30, seules des revues ont fait mieux. Notons aussi que Anything goes () - qui a sans doute historiquement mieux survécu - avait lui atteint les 420 représentations.
Ce succès à Broadway a été prolongé par une large tournée nationale et un retour de deux semaines à Broadway en mai 1933, prolongé pour cause de succès à un mois. Il a été le premier musical à gagner le Prix Pulitzer pour le théâtre (mais en raison des règles du comité Pulitzer à l’époque seuls les écrivains et pas le compositeur étaient admissibles à cette récompense). Autre nouveauté, Of thee I sing () a été le premier musical de Broadway à voir son livret publié dans un livre vendu en librairie.
L'action débute lors d'une campagne électorale à la présidence des États-Unis, durant laquelle s'affairent les membres du comité de soutien à John P. Wintergreen (William Gaxton), qui a pour seul mérite politique d'avoir un "nom présidentiable". Afin d'intéresser l'électorat, un concours de beauté est organisé à Atlantic City, dont la gagnante épousera le candidat Wintergreen. Celui-ci tombe amoureux de Mary Turner (Lois Moran), alors que le concours est remporté par Diana Devereaux (Grace Brinkley); mais le jury, conquis par les talents de pâtissière de Mary, la proclame finalement vainqueur. Puis, la campagne du comité bat son plein, sur le thème de l'amour qui remporte tous les suffrages. Wintergreen, élu président, décide d'épouser Mary le jour de son investiture...
Alors que l'équipe présidentielle est installée depuis quelque temps à la Maison-Blanche, Diana rallie à elle l'opinion publique en faisant valoir une rupture de promesse de mariage. Mais Diana a aussi des origines françaises – elle est la fille illégitime d’un fils illégitime d’un neveu illégitime de Napoléon (!!!). Sur intervention de l'ambassadeur de France et de son propre parti, le président Wintergreen est sommé de faire annuler son mariage, ce qu'il refuse. Il est alors mis en accusation devant le Sénat, le vice-président Alexander Throttlebottom étant chargé du suivi de la procédure. Mary déclare être enceinte de jumeaux au moment même où les sénateurs vont rendre leur décision, qui sera en définitive l'abandon des poursuites, au motif qu'un futur père ne saurait être destitué...
Comme intrigue secondaire, au milieu de tout ce tumulte politique, se trouve le pauvre vice-président Alexander Throttlebottom (Victor Moore), que personne ne semble connaître (les directeurs de campagne de Wintergreen pensent qu’il est un serveur) et dont le seul moyen d’accès à la Maison-Blanche est de se joindre à un groupe d’une visite guidée. Il faut dire que le pauvre Throttlebottom n’a jamais voulu être vice-président ... parce que sa mère pourrait le découvrir.
Lors des try-out à Boston, les spectacle a une durée de 3h15. George S. Kaufman, le librettiste de Of thee I sing (), écrit à George Gershwin à ce sujet: «S’il te plaît, fais toutes les coupes musicales possibles... Moi, je vais continuer à couper le livret, même là où il est assez bon, parce que le spectacle est entre 30 et 40 minutes trop long.» Suivant les standards actuels, la satire du système politique américain est plutôt douce. N’oublions pas que les États-Unis sont à cette époque en pleine crise économique et que les politiques n’ont pas été à la hauteur de leurs missions. Le livret était inspiré par la bataille intemporelle de l'idéalisme politique avec la corruption et l'incompétence, créant la première comédie musicale américaine avec un ton toujours satirique. Les auteurs et les acteurs n'étaient pas sûrs de ce que serait la réception du public, incitant la déclaration désormais célèbre du librettiste de Of thee I sing (), George S. Kaufman: «Les satires sont les spectacles qui se terminent le samedi soir», insinuant par là qu’il ne sont pas sûrs de tenir au-delà d'une semaine. Quoi qu’il en soit, même aujourd’hui, le livret léger et simplement drôle tient la route surtout qu’il est soutenu par une magnifique musique et des paroles pleines d’esprit.
Of thee I sing () était musicalement le plus sophistiqué des spectacles composés par Gershwin jusqu’alors. Il s’inspirait des œuvres de Gilbert et Sullivan et offrait une partition variée comprenant de nombreux récitatifs, des commentaires chantés par les chœurs, des marches, des pastiches, d’élaborés passages en contrepoint et des ballades. La plupart des chansons étaient longues et comprenaient un grand ensemble. Vu qu’il y avait une vraie intégration des chansons dans l’histoire, le musical a produit moins de standards à succès que de nombreux musicals des Gershwins. Ira Gershwin a donné sa propre explication: «Dans le spectacle il n’y a pas de chansons vers-refrain-vers-refrain; elles sont faites de longs récitatifs, avec souvent un final ou des finalettos». Il rappelle que la chanson-titre, Of Thee I Sing, s’inspirait de la dernière phrase de la célèbre My Country, 'Tis of Thee (« Mon pays, c’est toi »). Pour éclairer les francophones sur l’importance de ce choix, cette chanson, qui porte aussi parfois le titre America, est une chanson américaine patriotique dont les paroles ont été écrites par Samuel Francis Smith en 1831. Sa mélodie n’est rien de moins que l'hymne national britannique, God save the Queen!, le pays duquel les États-Unis ont gagné leur indépendance. Et surtout, cette chanson a servi d'hymne national aux États-Unis, avant l'adoption de l'actuelle hymne américain, The Star-Spangled Banner, en 1931, l’année de création de Of thee I sing (). D’ailleurs, le texte de la chanson a été quelque peu controversé lors des répétitions. On parodiait quand même l’hymne national américain… . Revenons aux commentaires d’Ira Gershwin:
«Quand nous avons joué cette chanson sentimentale de campagne politique... il y avait des objecteurs qui pensaient que juxtaposer dans un vers le digne 'Of thee I sing' avec un diffamatoire 'baby' allait un peu trop loin. Notre réponse a été que, naturellement, nous le remplacerions par quelque chose d’autre si le public ne l’acceptait pas. La nuit d’ouverture, et même des semaines plus tard, on pouvait entendre en continu des spectateurs fredonner 'Of thee I sing, baby!' dans le hall pendant l’entracte.»
Ira Gershwin
Dans le New York Times, Brooks Atkinson a estimé que ce «cirque vif et bruyant n’est pas un musical fabriqué à l’ancienne». Selon lui, le livret a déclenché des «torrents de rires» et la «plus brillante partition» de Gershwin renforçait l’humour et aidait à «rendre fantastique» les «idées» du livret. Mais il a aussi souligné que la satire était meilleure que l’histoire elle-même, que parfois l’œuvre semblait «artificielle et lourde», et que le second acte avait perdu «la plupart de sa distinction».
Comme nous l’avons déjà mentionné, après la tournée dans les États-Unis, le musical est revenu à Broadway pour un engagement limité le 15 mai 1933, à l'Impérial Theatre. Initialement prévue pour deux semaines, mais prolongée à quatre, la production a joué pour un total de 32 représentations avec William Gaxton (John P. Wintergreen), Victor Moore (Alexander Throttlebottom), Lois Moran (Mary Turner) et la plupart des rôles principaux retrouvant leurs acteurs originaux à l’exception de Grace Brinkley (Diana Devereaux) qui sera remplacée par Betty Allen.
Le musical a été repris à Broadway le 5 mai 1952, au Ziegfeld Theatre pour une courte série de 72 représentations. La mise en scène, comme à la création, a été assurée par George S. Kaufman. Florenz Ames a recréé son rôle d’ambassadeur de France, et les acteurs principaux étaient Jack Carson (Wintergreen), Paul Hartman (Throttlebottom), Betty Oakes (Mary) et Lenore Lonergan (Diana). Atkinson a dit que la comédie musicale était un «merveilleux carnaval» qui était à la fois «hilarant et pertinent», et John Chapman du New York Daily News a fait remarquer qu’il avait vu la production originale treize fois, et si le livret était «plutôt daté», le revival était «beau et affectueux». et la partition était toujours aussi «enjouée, pleine d’esprit et mélodieuse».
Notons encore une reprise Off-Broadway ouvrant le 7 mars 1969 au New Anderson Theatre pour 21 représentations et une adaptation télévisée sur CBS en 1972.
Comme nous allons le voir, le musical Let 'Em Eat Cake () est un musical des Gershwins de 1933 qui se veut une suite de Of thee I sing (). William Gaxton (Wintergreen), Victor Moore (Throttlebottom) et Lois Moran (Mary) y reprennent leurs rôles originaux. Malgré une partition mémorable, la suite sera jugée trop aigre et ne survivra que 90 représentations. Nous y reviendrons.
Dernière remarque, Of thee I sing () et Let 'Em Eat Cake () ont marqué les premières associations de William Gaxton et Victor Moore. On retrouvera cet efficace duo dans Anything goes (), Leave It to Me! (), Louisiana Purchase (), Keep 'em Laughing (), Hollywood Pinafore () et Nellie Bly ().
Pardon My English (1933) - 46 représentations
Malheureusement, les choses vont nettement moins bien se passer avec leur nouveau musical, Pardon My English ().
Pardon My English () de George et Ira Gershwin a vécu un parcours de try-out parmi les plus chaotiques de l’époque. Malgré tout le travail effectué sur le spectacle avant sa création officielle à Broadway, qui a nécessité des représentations dans quatre villes (Philadelphie, Brooklyn, Newark et Boston), il ne tiendra l’affiche que 6 misérables semaines au 44th Street Theatre de Broadway. Certains ont pensé que l’option d’une farce légère se déroulant en Allemagne en 1933 n’était peut-être pas le choix le plus judicieux, mais il est clair qu’il y avait bien d’autres problèmes avec Pardon My English ().
Le livret est de Herbert Fields et Morrie Ryskind, mais ce dernier va quitter la production en cours de route et insister pour que son nom soit retiré du générique. De même, les rôles principaux de Michael/Golo et d’Ilse ont connu un changement constant d’interprètes. Jack Buchanan a cédé sa place à George Givot durant les try-out, et ce dernier passera lui-même le relais à Joseph Santley pendant la courte série de 6 semaines à Broadway. Pour le rôle de Ilse, le schéma est identique: Ona Munson puis Roberta Robinson puis Josephine Huston. En outre, le directeur musical Adolph Deutsch a été remplacé par Earl Busby.
Le livret a été radicalement modifié, cinq chansons ont été retirées (Fatherland, Mother of the Band, Freud and Jung and Adler, He’s Oversexed!, Watch Your Head et No Tickee, No Washee), et une (Together at Last) a été coupée pendant la préproduction. Un ou deux numéros ont subi de légers changements de titre (You Go Where I Go est devenu Where You Go, I Go), et le Lorelei de Gita (chanté par Lyda Roberti au début des try-out) a été attribué à Johnny et Gerry (Carl Randall et Barbara Newberry), une fois que ces deux personnages ont été ajoutés à l’histoire. Et parce que les accents allemands et polonais respectifs de Jack Pearl et Lyda Roberti ont fracturé leur anglais comique, le titre du spectacle signifiait exactement ce qu’il exprimait.
Il y avait vraiment eu deux versions de Pardon My English (). La version des try-out s’articulait autour de Golo et Gita, deux membres d’un gang qui tiennent un bar clandestin à Dresde servant des boissons gazeuses, interdites par le gouvernement allemand qui voulait plutôt promouvoir la consommation de bière et de vin. Il s’avère que Golo a une double personnalité et est en fait un britannique nommé Michael Bramleigh. Chaque fois qu’on le frappe à la tête, il devient l’autre personne. L’intrigue s’accommode du fait que Golo/Michael soit constamment frappé à la tête, ce qui crée des confusions récurrentes, dont le lien de Golo/Michael avec Ilse, la fille du commissaire de police Bauer (Pearl). Par exemple, lors que Ilse et Michael, deux magnifiques jeunes amants, planifient leur mariage, la veille des noces une cage à oiseaux tombe sur la tête de Michael, qui bien sûr se transforme alors en Golo, et oublie le mariage...
Dans la version de Broadway, Golo et Gita sont des voleurs de bijoux, mais qui semblent ne voler que des objets pratiquement sans valeur (comme le monocle d’un prince royal). Golo est plus un kleptomane qu’un grand criminel. Pendant ce temps, l’équipe de danse américaine Johnny et Gerry sont pris pour Golo et Gita et sont arrêtés. Golo/Michael tombe amoureux d’Ilse, ce qui semble arranger Gita qui, elle, n’a d’yeux que pour le père d’Ilse, le commissaire Bauer.
Il y avait clairement de vrais potentiels comiques dans cette farce, mais alors qu’il aurait dû avoir un style chaotique à la Marx Brothers, on était souvent face à une platitude sans nom. À côté de cela, grâce à Gershwin, le musical proposait une partition mémorable avec des ballades luxuriantes, des numéros comiques et des chansons chorales. L’indémodable Isn’t It a Pity? pourrait bien être la plus belle chanson d’amour de Gershwin, et The Luckiest Man in the World est une chanson romantique malheureusement sous-estimée. Les joyeux My Cousin in Milwaukee et The Lorelei étaient des numéros comiques de premier ordre. Le débonnaire I’ve to be there était Astair-isable dans son invitation suave et délectable à sortir en ville où «la musique joue» et «les couples chancèlent». Where You Go, I Go était une déclaration délicieusement affirmée, et le dément No Tickee, No Washee (qui a été réécrit en What Kind of Wedding Is This?) dépeint des invités de mariage indignés, exigeant de récupérer leurs cadeaux une fois après l’annulation du mariage de Michael et Ilse.
Dans la version des try-out, Michael subit une psychanalyse dans l’espoir de surmonter sa double personnalité, mais cela s’avère inutile. La séquence comprenait trois chansons pour ses six psychanalystes (Freud and Jung and Adler, He’s Oversexed! et Watch Your Head) dans lesquelles ils affirment qu’ils sont ravis de traiter Michael parce que les cas d’«aberration mentale» paient deux fois mieux que les maladies physiques ordinaires. Après cette phase de psychanalyse, leur conseil final pour le héros est de «surveiller sa tête», ce qu’il savait déjà et qui était la raison pour laquelle il est venu les consulter. Le musical se moque ouvertement de la psychanalyse qui en est dans les années ’30 à ses premiers balbutiements.
Brooks Atkinson, dans le New York Times, a jugé que le musical était «rapide», mais fait de «routines» dont le «bon goût» était douteux. Dès le début du spectacle, on est confronté à une «blague de salle de bain», et de là, le spectacle a sombré «dans la grossièreté» avec une «suffisance» dans laquelle la «saleté» a été partout «saupoudrée» et a attiré «une terrible puanteur». Dur! Il reconnait que le musical a été «luxueusement produit». Il affirme qu’il y avait d’éclatants « airs de café» dans la partition de Gershwin (le favori d’Atkinson était Dancing in the Streets)… Et oui, les garçons du chœur avaient «le privilège de porter un pantalon court et de se frapper violemment les parties les plus résilientes de l’anatomie les uns des autres». Autrement dit, selon lui, Pardon My English () était «un peu trop grossier pour provoquer un plaisir pur et simple». Au-delà du mentor journalistique qu’était Atkinson – il est quand même le seul critique théâtral à qui la profession a décidé de rendre hommage en baptisant de son nom l’un des grands théâtres de Broadway – l’entièreté de la presse était unanimement négative.
Le magnifique «The Complete Lyrics of Ira Gershwin» comprend les paroles de toutes les chansons utilisées et inutilisées d’Ira Gershwin, dont la chanson titre Pardon My English. Par ailleurs, dans son non moins magique «Lyrics on Several Occasions», Ira Gershwin évoque les traumatismes associés à la création du musical qui nous intéresse ici et rappelle que Jack Buchanan a payé pour quitter le spectacle – il a en fait payé pour rompre son contrat! L’écossais sophistiqué Jack Buchanan n’avait aucun problème à incarner le sophistiqué Michael Bramleigh, mais était incapable de capturer l’essence de Golo Schmidt. Ira Gershwin avoue également que le soir de la première, la combinaison d’un public assez … tiède et d’un mauvais rhume l’a poussé à quitter le théâtre vingt minutes après le lever du rideau, et qu’à neuf heures et demie, il était à la maison:
«Pardon My English was a headache from start to finish. The Great Depression was at its deepest when we were asked to do the score for the show. Along with business, employment, and the stock market, the theater too was in terrible shape; and I felt we were lucky to be making a living from Of Thee I Sing. In addition, I disliked enormously the central notion of the project-duo-personality personality or schizophrenia or whatever the protagonist's aberration tion was supposed to be; so why toil and moil for six months on something we didn't want or need? However, loyalty to producer Aarons, who was broke and who told us if we didn't do the score his potential backers would back out, induced us to go ahead.
During the weeks we were on the road (Philadelphia, Boston, and even a week in Brooklyn), at least five or six librettists and play doctors were called in to work on the book. Herbert Fields was the only one brave enough to allow himself to be billed as librettist. Jack Buchanan, imported to play the duo-personality role (gentleman and gentleman-thief), was so unhappy in it that after a couple of weeks he insisted on buying himself out of the contract. (I heard it cost him twenty thousand dollars, but this is probably an exaggeration.) Whatever business we did, including one good week in Boston, was primarily due to our leading comic, Jack Pearl, whose Baron Munchhausen ("Vas you dere, Sharlie?") on the air attracted some of his radio audience to the theater. Opening night in New York, I stood among the few standees, but only for the first twenty minutes. A bad cold and a lukewarm audience had me home by nine thirty.»
Lyrics on Several Occasions – Ira Gershwin – Limelight Editions (2004)
Le 15 mai 1987, à l’Auditorium Coolidge de la Bibliothèque du Congrès à Washington, une version de concert a été présentée de Pardon My English (), mais aussi du musical de Gershwin, Primrose () (créé en 1924 à Londres). Le concert a été dirigé par John McGlinn et comprenait la séquence «psychanalytique» complete: Freud and Jung and Adler, He’s Oversexed! et Watch Your Head.
Le musical a ensuite été produit au City Center par Encores! le 25 mars 2004, pour 5 représentations.
Let’em Eat Cake (1933) - 90 représentations
Après ce terrible échec, la saison suivante, les Gershwins vont tenter de revenir à une valeur sûre, Of thee I sing (), et d’en écrire une suite… Ce sera Let'Em Eat Cake (). Nous allons retrouver les Wintergreen.
Mais les choses ont tourné pour eux, l’amour des Américains pour les Wintergreen n’a pas duré et dans Let'Em Eat Cake (), le Président Wintergreen (William Gaxton) et le Vice-Président Throttlebottom (Victor Moore) ne sont pas réélus, car ils n’ont pas su gérer la Grande Dépression. C’est Tweedledee (Richard Temple) qui gagne les élections et devient président. L’ancien président, le vice-président et l’ancienne première dame Mary Wintergreen (Lois Moran) partent à New York pour organiser une révolution et construisent leur propre armée. Mary ouvre un rentable magasin qui fabrique les chemises bleues portées par les révolutionnaires (dont les pancartes affichent le slogan «Down with Ismism»). À la fin du premier acte, Tweedledee est évincé de la Maison-Blanche. Avec l’aide d’un agitateur, Kruger – qui lui prône d’augmenter les bénéfices de Mary en faisant aussi des chemises noires et brunes (référence historique claire aux nazis allemands et fascistes italiens) – Wintergreen redevient président et déclare dans la chanson titre Let'Em Eat Cake où il propose du cake aux foules: «Le pays de la liberté est libre une fois encore».
La maison blanche est peinte en bleu (Blue, Blue, Blue). Que faire avec la Cour Suprême qui lui reste hostile? Il va faire preuve de clémence, car elle avait autorisé son mariage contesté dans Of thee I sing (), mais d’une manière un peu … bizarre : la Cour Suprême est réorganisée en une équipe de baseball! Lorsque la Société des Nations – la SDN est l’ONU de l’entre-deux-guerres – arrive pour discuter du remboursement des dettes de guerre, ils répondent No Comprenez, No Capish, No Versteh. Il faut dire que seule la Finlande a versé ses dettes de guerre à la SDN. Wintergreen propose alors une solution où les dettes seront jouées à quitte ou double lors d’un match de baseball. Si la SDN perd, une nouvelle conférence sera organisée pour discuter. Kruger accepte secrètement une offre de la SDN qui propose de lui donner l’argent de la Finlande la Ligue s’il essaie d’aider la SDN. Throttlebottom accepte avec hésitation d'être l'arbitre du match. Le jour du match, l’équipe de la Cour Suprême, la SDN et Kruger essaient de pousser Throttlebottom à contourner les règles, espérant chacun en tirer avantage.
Les États-Unis perdent le match après un arbitrage controversé de Throttlebottom. Les soldats veulent que quelqu'un soit tenu responsable de la défaite, malgré les objections de Wintergreen et de ses associés (Oyez, Oyez, Oyez!). Lors du procès de Throttlebottom par un tribunal militaire (Trial of Throttlebottom), Kruger, l'armée et les joueurs de la Cour Suprême appellent à l'exécution de Throttlebottom, affirmant qu'il a conspiré avec l'ennemi. Wintergreen et ses associés objectent, jusqu'à ce que l'armée les menace de leurs armes. Kruger et l'armée veulent savoir quand ils seront payés (A Hell of a Hole), mais l’offre de Wintergreen de leur offrir une part du commerce des chemises ne suffit pas. Kruger fera condamner Wintergreen et sa cour à la peine de mort par décapitation. C’est alors que Mary et les autres femmes condamnées entrent en scène en affirmant qu’elles sont enceintes et que l’on ne peut exécuter des femmes en scène. Mais Kruger affirme qu’il ne va pas retomber dans le même piège qu’il y a quatre ans – comme lors de la procédure d’impeachment de Wintergreen dans Of thee I sing (). Trixie qui contrôle la marine, confirme ses dires. Pour séduire son peuple, Kruger proclame Let 'em Eat Caviar.
Le jour de l’exécution arrive et dans leur cellule de prison Wintergreen, Throttlebottom et leurs collaborateurs se demandent comment ils se sont retrouvés dans cette situation. Un foule se rassemble pour assister aux exécutions (Hanging Throttlebottom in the Morning). Une guillotine achetée en France est dévoilée. Comme Throttlebottom n’est pas marié, il sera exécuté en premier. Après une série de mésaventures avec la guillotine, Mary interrompt l‘exécution. Elle présente un "Fashion Show", un défilé de mode, avec des robes qui sont arrivées sur le bateau qui a apporté la guillotine. Elle en profite pour rappeler que la couleur de la révolution est bleue, et que tant que Kruger sera le dictateur à la tête de leur pays, les femmes ne pourront porter ces robes multicolores. Les femmes se révoltent.
Wintergreen ordonne aux soldats de tirer sur Kruger, mais quand Kruger révèle qu’il était dans l’industrie de la robe, Wintergreen décide de le gracier et de faire des affaires avec lui. Wintergreen décide d’abandonner sa « lutte révolutionnaire » et restaure la république et la Cour suprême. Apparait alors Tweedledee à qui Wintergreen lui confie son vice-président, Throttlebottom. Mais Tweedledee refuse la présidence, car il va être président de Cuba. Throttlebottom devient alors président des États-Unis. Après que Wintergreen ait promis du gâteau aux gens (Let 'em Eat Cake) et que Kruger leur ait promis du caviar (Let 'em Eat Caviar), Throttlebottom leur promet de la glace à la pistache, qu’il détestait autrefois.
Pourquoi avoir détaillé autant le résumé du musical ? Simplement pour montrer que l’on touche ici beaucoup plus profondément encore que dans Of thee I sing () à la satyre politique. Car en octobre 1933, la crise économique ravage les États-Unis et le monde, les chemises brunes d’Hitler ont pris le pouvoir en Allemagne depuis presque un an, les chemises noires de Mussolini on fait de l’Italie une vraie dictature. Rappelons que les indécentes dettes de guerre décidées par le Traité de Versailles suite à la Première Guerre mondiale ont été la cause principale de l’arrivée au pouvoir de ces deux dictateurs et allaient dans moins de 7 ans replonger le monde dans une seconde guerre mondiale en moins de 25 ans.
Pratiquement toute l’équipe de Of thee I sing () était de retour pour Let'Em Eat Cake (): les librettistes George S. Kaufman (qui est également revenu comme metteur en scène) et Morrie Ryskind, le parolier Ira Gershwin, le compositeur George Gershwin, le producteur Sam H. Harris, le co-orchestrateur William Daly. Dans le cast on retrouve William Gaxton, Victor Moore, Lois Moran, Florenz Ames, Ralph Riggs, Dudley Clements, Harold Moffet, Edward H. Robins et George E. Mack. Et deux chansons (Wintergreen for President et I’m About to Be a Mother) ont été retenues pour la nouvelle production. Mais le miracle ne va pas se reproduire. Rappelons que Of thee I sing () est le book-musical avec la plus longue série des années ’30, mais sa suite, Let'Em Eat Cake (), lui, n’a pas résisté plus que 12 semaines.
Malgré de nombreuses blagues, Let'Em Eat Cake () était aigre, cynique et rempli de mesquineries. Le discours sur la révolution, l’idée de remplacer la république par une dictature, et la pensée du bien-aimé Throttlebottom condamné à mort étaient très éloignés de l’esprit génial et satyrique de Of thee I sing (). Le nouveau musical a déçu les critiques et les spectateurs. Et malgré sa partition mélodique et ses paroles efficaces, un consensus général s’est dégagé pour dire que les Gershwins n’étaient dans ce musical pas au sommet de leur forme. La partition n’a offert qu’un seul standard, la mielleuse ballade Mine pour Wintergreen et Mary. Soulignons que le ton cynique qui habite tout le musical a imprégné la mise en scène de cette chanson: les paroles romantiques ont été contrecarrées par des apartés acides chantés par l’ensemble tout au long du duo. Peut-être l’attrait intrinsèque de la partition a-t-il été perdu lorsqu’on l’a annexée au livret très sombre? Un concert de 1987 organisé par la Brooklyn Academy of Music, basé sur un livret épuré, a fait briller la partition de Gershwin.
Dans le New York Times, Brooks Atkinson a dit que le «matraquage sauvage, tendu, plein d’esprit et pessimiste de la politique faite par des canailles» offrait un premier acte «hilarant», puis un deuxième «impitoyable», «sans rire» et «considérablement moins amusant». Les auteurs sont devenus trop «excentriques pour être drôles», leurs «haines ont triomphé de leur sens de l’humour» et leur «esprit» a détruit leurs «objectifs». L’histoire était trop «complexe», la satire «indisciplinée», et l’humeur globale «amère» et «hystérique» a dépassé ce qui aurait dû être un «divertissement».
Let'Em Eat Cake () a été l’une des premières comédies musicales à souffrir de «séquellite», une maladie théâtrale pour laquelle il n’existe apparemment aucun remède connu. Let'Em Eat Cake () a suivi le très populaire et couronné de succès Of thee I sing (), mais n’a pas tenu plus de trois mois à Broadway, et au fil des décennies, un certain nombre de musicals à succès ont donné lieu à des suites infructueuses, notamment: The Boy Friend () (Londres, 1953) / Divorce Me, Darling! () (Londres, 1965); Bye Bye Birdie () (1960) / Bring Back Birdie () (1981); Annie () (1977) / Annie 2 () (1990); et The Best Little Whorehouse in Texas () (1978) / The Best Little Whorehouse Goes Public () (1994). Ou encore plus récemment Phantom of the Opera (The) () (1986) / Love never dies () (2010).