A) Une création conflictuelle…
La création du Dream Ballet s’est avérée beaucoup plus conflictuelle. Comme nous l’avons vu, Agnes de Mille a plus tard affirmé (dans la première partie de son autobiographie, publiée en 1952) avoir commencé à imaginer les chorégraphies d’Oklahoma! () pendant la tournée de Rodeo, en novembre 1942. Selon ses affirmations, ses notes prises à ce moment-là, parlaient déjà des «cartes postales de Jud», des cartes postales avec des femmes nues… Mais, bien des années plus tard, dans une entrevue avec Max Wilk, elle dira le contraire, fixant leur invention plus tard, pendant les répétitions:
«Jusqu’à ce moment-là, ce spectacle était totalement inoffensif, une sorte de petite robe en Vichy du dimanche. Le premier acte ? Rien dedans: pas de menace, pas de suspense, pas de sexe, rien.
Et je l’ai dit à Oscar, qui m’a dit: «Pas de sexe?»
«Non, M. Hammerstein», j’ai dit. «A aucun moment. Comment avons-nous exploité les cartes postales de femme nues de Jud Fry? Toutes les filles sont fascinées par le côté sombre de la sexualité. Mr Hammerstein, si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien de vos propres filles.»
Il m’a regardé, puis il est allé au téléphone et a appelé Dick.
«Dick, viens ici tout de suite.»
Interview d'Agnes de Mille par Max Wilk - «Ok!: The Story of "Oklahoma!"»
De telles incohérences dans les récits et les souvenirs des uns et des autres concernant la création chorégraphique d’Oklahoma! () ne sont pas surprenants, surtout étant donné que le Dream Ballet est rapidement devenu un moment emblématique du spectacle. Cependant, tout ceci montre clairement que de Mille avait ses propres options artistiques. Ses relations avec l’équipe de production d’Oklahoma! () et avec Rodgers, Hammerstein et la Theatre Guild, ont été orageuses. Elle a toujours estimé qu’on ne lui avait pas accordé le crédit lié à l’importance de sa création, et que financièrement non plus, elle n’avait pas été remerciée à la hauteur de son engagement. Nous en avons déjà parlé ().
Le sentiment d’injustice semble n’avoir fait que s’accroître avec le temps. Le 13 décembre 1979, un revival d’Oklahoma! () a été joué au Palace Theatre de New York (jusqu’au 24 août 1980). Agnes de Mille, 74 ans, était maintenant une légende vivante, et l’un des rares survivants de la production originale; elle venait de faire un remarquable rétablissement suite à une hémorragie cérébrale en 1975. De toute évidence, elle aimait la presse, donnant des interviews à un certain nombre de quotidiens et d’hebdomadaires, en profitant pleinement pour ré-écrire sa propre version de l’histoire qui ne pouvait être démentie, étant la seule «rescapée» des créatifs. Ses confessions à Rosemary Tauris, de Cue New York, sont caractéristiques. Elles sont parues dans l’article «Oklahoma! It’s Still Okay» dans le numéro de la semaine se terminant le 21 décembre 1979, puis dans le livre «Ok! the Story of Oklahoma!» de Max Wilk:
« Pire encore, il n’y avait aucune musique pour le Dream Ballet. De Mille avait écrit un scénario que Rodgers «a fourré dans sa poche» sans jamais le regarder.
«Qu’est-ce que je joue au piano?» lui a-t-elle demandé.
«Vous avez les chansons», lui a répondu Rodgers. Et il est parti.
Comment créer un ballet de rêve de 17 minutes sans musique?L’orchestrateur, Robert Russell Bennett, est venu à la rescousse. Comme le raconte de Mille, Bennett a écrit ce qu’il a appelé de la musique improvisée pour l’aider jusqu’à ce que Rodgers lui fournisse la musique officielle. Mais Rodgers ne l’a jamais fait.
Plus déconcertant encore était l’idée originale d’Hammerstein d’un ballet de cirque. Quand de Mille lui a demandé pourquoi, Hammerstein lui a répondu: «Eh bien, il faut finir l’acte I avec quelque chose de gai, haut en couleurs, pour envoyer le public positivement vers l’entracte.» De Mille a protesté. «Le cirque ne fait pas rêver les femmes. Elles rêvent d’horreurs. Et elles rêvent de rêves sales.»
Plus important encore, de Mille voulait un Dream Ballet «rempli d’anxiété». »
Interview d'Agnes de Mille citée dans «Ok! the Story of Oklahoma!» de Max Wilk
Le fossé est évident…
B) La musique du Dream Ballet
Une des questions fondamentales à propos du Dream Ballet est de savoir qui en a écrit la musique. Dans la deuxième partie de son autobiographie (And Promenade Home - 1958), de Mille a en partie crédité Rodgers. Dans cette version des faits, elle aurait fait la première sélection des chansons du spectacle pour le ballet (Rodgers était trop occupé), et ensuite il s’est impliqué, «accentuant, changeant des tonalités, façonnant les phrases, organisant le rythme et la musique». Mais dans les chansons écrites par Rodgers, aucune ne convenait pour la scène de la mort à la fin du ballet, et de Mille a dû chorégraphier ce moment en plein silence. Rodgers a approuvé, mais a suggéré de rajouter des coups de timbale pour aider les danseurs. Ensuite, il a ajouté un coda et l’ensemble fonctionne bien. Il est clair que ses souvenirs des événements, évoqués en 1979, sont très différents. Dans la version de 1979, Rodgers ne s’intéresse pas activement au ballet, et Bennett sauve de Mille avec sa «musique improvisée».
Il ne fait guère de doute aujourd’hui que de Mille a joué un rôle important dans le choix des chansons à utiliser dans le Dream Ballet. Jay Blackton (le chef d’orchestre pour le film Oklahoma! () de 1955) a suggéré quelque chose de semblable...
«Ce qui m’a étonné, c’est comment elle s’est appropriée les chansons lyriques de Dick et d’Oscar et les a utilisées comme cadre, comme racines, comme sperme de sa chorégraphie.»
Jay Blackton - chef d’orchestre du film de 1955
Quoi qu'il en soit, une chose est sûre: de Mille et son pianiste de répétition, William Morgan «Buddy» Lewis Jr., puis Bennett, ont fait un travail colossal en arrangeant la musique. Mais l’époque voulait cela et dans la pratique courante, il semble normal que Rodgers ne se soit pas fortement impliqué. De même, Trude Rittmann, le pianiste de répétition d’Agnes de Mille et arrangeur de danse, composera le ballet de Louise dans l’acte II de Carousel () (et sera crédité comme tel).
Essayons de remettre l’église au milieu du village. Quand on parle de «musique improvisée», cela ne concerne pas la totalité de la musique du ballet, qui est assez bien faite. La majorité de la musique du Dream Ballet comprend des extraits des chansons du musical, extraits choisis de manière à ce que les chansons correspondent à l’action dans le ballet d’une manière assez évidente :
- Oh, What a Beautiful Mornin' pour les préparatifs du mariage;
- une version ralentie de The Surrey with the Fringe on Top pour le cortège du mariage;
- I Cain not Say No pour les «Jud’s postccards»
- et ainsi de suite...
La «musique improvisée» renvoie vraisemblablement aux moments du ballet où Bennett était tenu de fournir un lien entre deux chansons: juste après que le «mariage» soit interrompu par Jud, avant de danser avec Laurey à Pore Jud Is Daid, puis détourné par l’arrivée des filles de la salle de danse.
Mais comme nous l'avons dit, aucune des chansons ne pouvait «prêter» sa musique pour la scène de la mort. La référence de de Mille en 1958 au coda ajouté tardivement pour la scène de la «mort» est plus intrigante, voire même encore un peu déroutante. La question de savoir quand ce coda aurait pu être ajouté semble avoir reçu une réponse dans un article du New York World-Telegram du 15 juin 1943:
«Tôt le matin de l’ouverture à New Haven d’Oklahoma! (), le musical coloré qui se joue actuellement au St. James, Robert Russell Bennett a été confronté à l’un des jobs les plus difficiles de sa distinguée carrière. La musique de fin du premier acte n’avait pas encore été composée!
Mais pourquoi, vous demandez-vous, M. Bennett aurait-il dû s’inquiéter? Il était seulement l’orchestrateur du spectacle, non? Le compositeur n’était autre que Richard Rodgers.
Justement. M. Rodgers avait fait sa part - il avait fourni quatre accords à l’orchestrateur. Maintenant, c’était à Bennett de les transformer en musique de ballet appropriée pour Marc Platt (le danseur qui interprétait Curly dans le Dream Ballet) et Katherine Sergava (la danseuse qui interprétait Laurey dans le Dream Ballet).
À 3 heures du matin, il se leva pour travailler. Huit heures plus tard, il y était encore. De plus, pratiquement épuisé par les longs efforts consacrés à d’autres parties du spectacle avant de commencer cette nouvelle mouture, il s’est demandé s’il serait capable de tenir le coup. Pourtant, il doit. Le rideau devait se lever quelques heures plus tard.
C’est comme cela que la partition complète fut prête pour la répétition de 15 h. Rien ne s’opposait plus à une présentation réussie ce soir-là.
«Mais j’ai encore une drôle de sensation dans le dos», a dit M. Bennett, «chaque fois que je pense à quel point nous sommes passés si près de ne pas avoir de musique de rideau du premier acte.»
New York World-Telegram (15 juin 1943)
C) Rôle de de Mille dans la qualification de «First Musical» d'Oklahoma!
Jusqu’à présent, les divers récits d'Agnes de Mille sur la création du Dream Ballet peuvent au moins être rattachés avec la réalité des «faits» tels que nous les connaissons, malgré les inévitables distorsions de la mémoire … et quelques inventions.
Cependant, l’autre argument qu’elle avance en 1979, à savoir qu’elle avait elle-même trouvé le sujet du Dream Ballet, s’avère beaucoup plus problématique. Ici, elle semble avoir eu deux objectifs:
- démontrer qu'elle est la seule créatrice des ballets d'Oklahoma! () et qu'elle en a garanti la cohérence d'ensemble
- prétendre qu'elle a eu l’idée originale de créer un rêve qui est un cauchemar décrivant les fantasmes sexuels de Laurey
Dans son interview par Max Wilk, de Mille s’est attribué le mérite d’avoir introduit le «sexe» dans le Dream Ballet au travers d'une concrétisation des cartes postales de Jud – rappelons-le, ce sont des cartes postales de femmes nues – et, en 1979, elle s’est délectée de la prétendue manière dont elle avait dissuadé Hammerstein de penser à un «ballet de cirque». Certes, Hammerstein avait écrit des spectacles sur les cirques (par exemple, Sunny () et Three Sisters ()), et il y avait un ballet de cirque dans Lady in the Dark () de Kurt Weill (1941; il a également été joué à New York du 27 février au 15 mai 1943, en même temps qu’Oklahoma! ()). Mais Hammerstein n’a JAMAIS eu l’intention de faire de même dans Oklahoma! ().
Les Dream Ballets n’étaient pas nouveaux. Il existe des précédents dans les musicals de Rodgers et Hart (et bien d’autres). Hammerstein avait aussi déjà écrit des scènes de rêve avec Jerome Kern, dont celles de Three Sisters () (Londres, 1934), Gentlemen Unafraid () (Saint-Louis, 1938) et Very Warm for May (1939; chorégraphie d’Albertina Rasch et Harry Losee). On Your Toes () (1936) de Rodgers et Hart comprenait deux ballets, dont l’un (Slaughter on Tenth Avenue) portait sur deux hommes, une femme et un meurtre, et Babes in Arms () (1937) comprenait aussi un Dream Ballet (Peter’s Journey) — les deux spectacles ont été chorégraphiés par George Balanchine — tout comme Pal Joey () (1940; chorégraphie de Robert Alton) à la fin de son acte I. Cette tendance est confirmée par Louisiana Purchase () d’Irving Berlin (1940), et plus encore par Lady in the Dark () de Weill, qui comprend une série de scènes de rêve chorégraphiées par Rasch. Même si tout cela ne remet pas en cause la contribution fondamentale d’Agnes de Mille au genre, son affirmation au sujet de l’intention d’Hammerstein concernant un «ballet de cirque» est fausse.
La preuve en est que dans le Projet 2, Hammerstein décrit en détail les grandes lignes d'un Dream Ballet. Et cela date d’avant l’arrivée de de Mille sur le projet. Hammerstein mentionne qu’un chorégraphe doit encore être engagé et consulté, et donc que ses idées restent flexibles. En voici la preuve…
Laurey vient de prendre une bouffée d’« Elixir d’Egypte» et, hébétée, elle est assise sous un arbre:
ADO ANNIE - You all right, Laurey?
LAUREY - Course I’m all right. You and the Peddler git along and leave me by myself. I want to think clear. Beginnin’ to, a’ready.
(She closes her eyes and screws her face up in a big effort at concentration.)
PEDDLER (To Annie) - C’mon and leave her be. If she believes she’s thinkin’ clear, well then mebbe she is.
(ADO ANNIE joins him. They start to walk away. Then ADO ANNIE stops and points off.)
ADO ANNIE - Look! Wonder who's surrey ’at is, comin’ up over the rise.
PEDDLER - How c’n I tell? Mus’ be a mile off.
(LAUREY opens her eyes slowly and looks off.)
ADO ANNIE - Looks purty with the horses steppin’ high, drivin’ smack in front of the settin’ sun, like them pitchers y’cut out with scissors.
PEDDLER Sil-you-ets, y’call them, Ado Annie.
ADO ANNIE - That’s whut I mean. . Sil-you-ets.
(She takes the Peddler’s arm and they walk off. Laurey sits still, her back against the tree, her eyes gazing far off. Music steals in softly. The lights fade down. Laurey starts to sing. The song will set the mood and establish the theme of a ballet to follow.)
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
Hammerstein décrit ensuite le ballet:
As the lights dim further, 's voice dies off. The trunk of the tree revolves slowly and she goes round with it, out of sight. Dim figures glide on to the stage, and now a ballet is started which states, in terms of fantasy, the problems that beset LAUREY. The treatment will be bizarre, imaginative and amusing, and never heavy.
The figures in the ballet, LAUREY, CURLY, JUD, etc. may be portrayed by the actors who play these roles or by Dancers who simulate them. This will depend on the talents of the cast and the judgment of the dance director.
LAUREY's contemplation of her problems will be played against the background of the world she lives in and the people she knows. AUNT ELLER appears in pink tights, dressed as a circus rider, and advises LAUREY to do whut’s natchrel and ride to the party with CURLY. ANNIE dances first with WILL. and then with the PEDDLER and advises LAUREY not to say no to nobody.
JUP dances on wearing a costume full of knot-holes. He says CURLY shot through ev’y one of ’em and never tetched him. CURLY cain’t hurt him. Nuthin’ can. He’ll always be here, always hangin’ over LAUREY like a cloud. (The vocal statements may be sung or spoken by one group and interpreted by another group who dance—after the manner of “Coq D'or.” At this point, however, we don’t wish to adopt any inflexible ideas of approach until a dance director is engaged and consulted and is made a co-creator of this entire sequence.)
Now CURLY comes on, in the most gorgeous and glittering surrey ever seen. Yeller fringe? It’s gold! And the lamps are winkin’ and blinkin’ like lightnin’ bugs, just as he said they would. Two wonderful—though somewhat misshapen—horses trot in front of him. CURLY sits holding the reins, looking like a king. In fact, the front seat of the surrey is a throne, and there is a throne beside it—for a Queen.
CURLY jumps down lightly. LAUREY offers him her lunch basket. They may even sit under the tree and have a bite while JUD and his companion-spirits of evil dance behind them. Then curry asks her if she’ll ride with him, of course she will! She looks like a Queen now and certainly feels like one as he leads her to the surrey. The simple melody of the “Surrey song” is now played triumphantly and with symphonic brilliance. But as CURLY is about to lift her on to the surrey — indeed he is holding her in mid-air — JUD comes in and challenges his right.
CURLY starts firing shots at JUD but they make no sound and only the blowing of JUD’s coat indicates that the bullets are going through knot-holes. JUD keeps coming after CURLY with a frog-sticker. The horses get frightened and bolt off, dragging the surrey after them. It looks as if JUD will kill CURLY. In fact, he keeps saying he will — “Less’n LAUREY goes with me, like she promises, l’Il kill CURLY, kill him dead!”
The only way for LAUREY to save CURLY’s life is to pull herself out of this contemplation. All details of the final ensemble picture of the ballet are now blocked out by dimming lights as a spot “Fades up” on the center again and the trunk of the tree revolves, revealing LAUREY as we left her, except that her eyes are frightened. As the lights come slowly up, JUD’s voice can be heard, growing louder.
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
Le scénario se poursuit :
JUD - Laurey... Laurey— Where air you?— Laurey!—
(He enters dressed in his “good suit.” He probably hasn’t had it on in a long time. It’s too tight. His neck looks stiff in a high, starched collar, and from the way he walks, his shoes can’t be very comfortable. His hair is plastered down in a flat curl—“Bartender fashion.”)
Y’ready, Laurey?— Hey, don’t you hear me?— (Shouting)
Laurey!
LAUREY (Looking around) Whut? Whut’s the matter?— Oh, that you, Jud?
JUD - Sure, it’s me. I said, air you ready? I got ol’ eighty hitched to the buckboard.
(curLy enters. He’s dressed up too, but not uncomfortably.)
CURLY - ’Lo, Laurey. Look! (He points off. LAUREY ’s eyes follow his.) Ain’t she a beauty? (From the light in LAUREY ’s eyes “she” is indeed a beauty.) Nice team too, ain’t they? And can they go!
JUD - (In a low, threatening voice) Air you comin’ with me? (LAUREY turns, startled.) Air you?
CURLY - Whut if she ain’t?
Jist let her say fer herself.
(Pause)
LAUREY (In a small voice) See you at the party, CURLY.
(She goes to JUD who grins across at CURLY. CURLY takes out his Bull Durham and starts to roll a cigarette, to appear unconcerned. LAUREY looks at the bottle of ’Lixir.)
Ole ’Gyptian smellin’ salts!
(She flings the bottle away from her and goes off with JUD. CURLY looks off towards his Surrey, heartbroken. The “Surrey Theme,” which started with his entrance, now swells up, but not triumphantly—A deep, beautiful cello and violin moan. CURLY never finishes rolling the cigarette. He crushes it in his hand and lets it all drop to the floor, tobacco, paper and all.— The Curtain, too, falls at about this time.
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
Les grandes lignes d'Hammerstein manquent peut-être du fil narratif fort reliant les épisodes du futur Dream Ballet de de Mille, mais le squelette est bien là. Deux choses sont particulièrement frappantes. Tout d’abord, Hammerstein accorde de l’importance (encore une fois) à la Surrey Song, qui apparaît à des points culminants du ballet (comme dans la version finale).
Autre chose fondamentale qu'Hammerstein avait déjà immaginée dans son Projet 2 - et qui ne peut donc être attribué à de Mille - c'est la mention d’une double équipe: celle des chanteurs-interprètes du musical et celle des danseurs-mimes qui incarnent ces mêmes personnages lors du Dream Ballet. «À la manière de Coq D’or» écrit Hammerstein. Il s’agit d’une référence à la production de 1918 de The Golden Cockerel de Rimsky-Korsakov au Metropolitan Opera (sur le base de la version de Diaghilev/Fokine de 1914), qui avait - comme le montre la photo d'archive ci-dessus - des chanteurs assis sur le côté de la scène et des danseurs et des mimes jouant l’intrigue. Cette production avait fait sensation à New York, étant reprise chaque année au Metropolitan de 1918 à 1921 et de 1924 à 1928, souvent dans le cadre d’une double affiche avec Cavalleria Rusticana. Rodgers a parodié cette production de 1918 dans son Say It with Jazz (1921), alors qu’en 1933, Kern la cite comme modèle pour un nouveau type de théâtre qui pourrait permettre une exploration psychologique.
Il n’est pas clair si les intentions d’Hammerstein en dédoublant les rôles - ne faisant pas danser les acteurs lors du Dream Ballet - révélaient déjà à ce stade de développement du projet une réelle préoccupation de véhiculer du sens via la danse ou si elles visaient simplement à accroître le niveau artistique d’Oklahoma! ().
Quoi qu’il en soit, Agnes de Mille avait elle une toute autre idée de ce que devait être le Dream Ballet d'Oklahoma! ().
Dans le scénario plus complexe que de Mille a imaginé - très Freudien - Laurey, dans son rêve, s'imagine en route pour son mariage avec Curly ce qui lui permet d'être enlevée par Jud - un désir refoulé - et amenée dans son expressionniste et pervers repaire, rempli d'aguicheuses danseuses de music-hall, qui sont inspirées par les cartes postales françaises de femmes nues, et donc érotico-pornographique, accrochées aux murs de la chambre de Jud. Attention, il s'agit d'un vrai choc. Nous sommes dans un rêve de Laurey!!!. La jeune, gentille et prude Laurey. de Mille a insisté sur le fait que le public ne devrait pas voir une vraie maison de mauvaise réputation, mais plutôt ce à quoi peut ressembler une vraie maison de mauvaise réputation dans l’esprit virginal de Laurey. À ce moment, Laurey se sent à la fois repoussée par une vraie terreur vis-à-vis de Jud, mais aussi étrangement attirée par lui. Quand Jud tue Curly et qu’il emmène Laurey avec lui, les pires craintes de Laurey – si, en effet, ce sont bien ses pires craintes – se réalisent. On est quelque part plus dans un cauchemar que dans un rêve.
La touche de génie dans la scène est qu'à la toute fin de l'acte, Laurey, se réveillant de son rêve/cauchemar, se retrouve face à Jud, qui l'escorte à la fête. Tout se passe comme si les angoisses du rêve n'avaient pas simplement reflété la réalité, mais l'avaient créée. C'est du Freud pur transporté en Oklahoma… . de Mille elle-même avait déjà été en psychanalyse, essayant de résoudre son propre conflit entre deux hommes très différents dans sa vie - mais sur scène, un tel conflit psychologique est servi avec goût et de manière totalement abordable. Attention, ceci est le projet de de de Mille.
Même si nous savons à quel point chacun a travaillé de son côté - Rodgers avec Hamerstein et de Mille lors de la tournée de Rodeo - l’impact de de Mille s’est certainement fait sentir non seulement sur le scénario du Dream Ballet, mais aussi sur la manière dont il se déroule.
Mais revenons à l’évolution chronologique de la création. Une fois que Rodgers et Hammerstein ont décidé de la présence d’un Dream Ballet dans le musical (dès le Projet 2), Hammerstein a commencé à rédiger un texte pour la chanson de Laurey qui «définirait l’ambiance et établirait le thème du ballet». Bien que le titre provisoire de cette chanson dans le Projet 2 soit How Would It Be (pour «l’ensemble de la troupe»), Hammerstein a plutôt beaucoup travaillé sur un texte diversement intitulé I Hear a Breeze in a Tree, Sighing ou Why, Oh Why?. Ce texte a connu de nombreux brouillons et caviardages, dont l’un des derniers semble être le suivant:
I hear a breeze in a tree, sighing
Why, oh why, oh why...
Seems like an echo of me sighing
Softly sighing why, oh why, oh why
Must I be all alone?
I dream, but my dream’s my own.
I know a boy who must be sighing,
Why, oh why, oh why?
Lonely and wistful are we, sighing,
Gazing at the sky and sighing, why
Can’t we combine our dreaming—
Only the breeze and the boy and I?
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
Cela correspond au thème de la scène, car Laurey «reste immobile, le dos contre l’arbre, les yeux rivés au loin. La musique arrive doucement. Les lumières s’estompent.» C’est aussi un rêve qui reste très convenable. Cependant, il a toutes les caractéristiques d’être un rêve provisoire (les « sighing» (soupir) répétés): le nombre extraordinairement élevé de brouillons (32) révèle l’inquiétude d'Hammerstein quant à la qualité de ce passage. Ce qui nous amène à nous demander pourquoi il s’est acharné à continuer: 32 brouillons!
Ce qui lui a sans doute permis de sortir de l’impasse semble être la suggestion (probablement émanant d’Agnes de Mille) d'un Dream Ballet expliquant comment «Laurey prend sa décision». Suite à cette suggestion, Hammerstein a fourni un nouveau texte pour lequel aucun brouillon n’existe, mais seulement une version dactylographiée «terminée» (deux pages), intitulée «Prélude au ballet»:
(The PEDLAR and ADO ANNIE have made their exit, leaving LAURIE sitting under the tree with her bottle of Elixir, deep in thought. The lights change. Soft voices are heard:)
GIRLS - You are a girl who knows she wants
And you can choose
Flowers for your easter hat
And buckles for your shoes.
You are a girl who knows what she wants,
And when you find him,
You will know the man
Your heart has waited for,
And when you are in his arms
You will want no more.
ALTO’s [sic] - What do you want?
SOPRANO’S - Is it Curly?
LAURIE - Maybe so.
ALTO’S - Or—
SOPRANO’S - Ha-ha-ha!
ALTO’S - Is it Jud?
LAURIE - Oh, no.
GIRLS - No?
LAURIE - No!
GIRLS - Laurie! Make up your mind—by yourself.
Don’t ask Aunt Eller,
Don’t ask the stars,
Don’t ask the pedlar—he only guesses.
Don’t ask Elixir’s or ’Gyptian Princesses—
(Their voices dying off)
You are a girl who knows what she wants,
You are a girl who knows what she wants...
(As their voices die off, Laurie starts to sing, her voice gaining in strength as she confesses the truth to herself for the first time:)
LAUREY [sic] – I am a girl who knows she wants
And I can choose
Flowers for my easter hat
And buckles for my shoes.
I am a girl who knows what she wants,
And I have found him,
I have found the man
My heart has waited for,
And once I am in his arms
I will want no more.
(The music continues. The lights grow lower. After a moment’s thoughtful silence, LAUREY speaks:)
I know what I want... Only—
(She looks off, frightened.)
Only I’m skeered of... sumthin’... Jist the same, I'd like to go with CURLY in the surrey.
(A light dawning in her eyes)
I want to marry CURLY!...
(The wispy figure of a bride glides on from the shadows. LAUREY gazes ahead of her, entranced in her daydream. . .)
Yes...
(Bridesmaids, too! Her voice goes down to a whisper.)
…Yes…
(Take it, Agnes!)
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
La dernière phrase d’Hammerstein («Take it, Agnes!») montre clairement que ce texte a été écrit à un moment où Agnes de Mille était déjà impliquée dans le spectacle, et que ce texte était probablement une réponse à ses idées pour le ballet: la section du milieu pousse Laurey à faire son choix, mais d’une manière maladroite. Le texte est encore quelque peu banal mais ces paroles provisoires anticipent des éléments importants de ce que sera le texte final en termes de contenu. Par exemple, «Laurie! Make up your mind—by yourself» deviendra «Make up your mind, make up your mind, Laurie».
Tous ces regards, tous ces documents, permettent de tenter de comprendre comme a été créé ce fameux Dream Ballet. On pourrait se borner à valider les dires des interviews d’Agnes de Mille de 1979 au pied de la lettre; il serait tout aussi facile, de les rejeter entièrement. Mais aucune de ces deux stratégies ne semble appropriée. Certes, Hammerstein voulait que le ballet de rêve soit «bizarre, imaginatif et amusant, et jamais lourd» (comme il le dit dans le Projet 2), et son scénario initial ne joue pas sur les «rêves sales» de Laurey dont Agnes de Mille s’est approprié l’invention: l’idée que Laurey et Curly s’assoient à un pique-nique «pendant que Jud et ses compagnons-esprits du mal dansent derrière eux» est également quelque peu absurde, bien que typiquement fantaisiste. Hammerstein n’a jamais voulu d’un «ballet de cirque», c’est une certitude, mais il semble malhonnête (ou pire) que de Mille en 1979 affirme que c’était son intention. Sauf si on se dit que ses souvenirs se sont tellement embrouillé 35 ans après la création et ses problèmes de santé, que de Mille a vraiment cru ce qu’elle disait.
On peut voir ce qui a pu déclencher cette affirmation: le synopsis d’Hammerstein dans le Projet 2 fait en effet référence à Tante Eller apparaissant dans le rêve de Laurey «en collants roses, habillée comme une cavalière de cirque». Hammerstein y fait référence est à un moment antérieur, dans l’acte I, scène 3, où le colporteur vend des marchandises à Ado Annie, Laurey, et Eller:
LAUREY (Trying to lighten up) - You buy the face-whitenin’
AUNT ELLER - nen you'll look as purty as them lady riders in the circus—’cept for not havin’ on no pink tights.
AUNT ELLER - All right then, if it’ll make me look like a circus rider.
Oklahoma! - Projet 2 (1943)
Quoi qu’il en soit, le Dream Ballet, ce moment chorégraphié par Agnes de Mille, agit comme une exploration surréaliste de la vie intérieure de la naïve Laurey alors qu'elle est confrontée à la décision de choisir entre Curly et Jud. Cette utilisation de la danse, au beau milieu d’un spectacle joué et chanté, comme outil pour poursuivre le développement de l'intrigue et du personnage représente l’une des évolutions les plus importantes dans la création du théâtre musical américain.
Comme nous l’avons dit, il y avait eu de nombreux Dream Ballets dans les musicals avant Oklahoma! (). Pal Joey () est un bon exemple, mais ici, le personnage principal déclare qu'il veut posséder une grande boîte de nuit et puis – abracadabra – le chœur est introduit pour nous montrer une version rêvée de la grande boîte de nuit. Ces ballets ne montraient au public que ce qu'il savait déjà. Dans la vision révolutionnaire de de Mille, les personnages révèlent non seulement quelque chose que le public ne sait pas déjà, mais quelque chose que les personnages ne savent même pas sur eux-mêmes.
Voilà pourquoi, Oklahoma!, est très majoritairement considéré comme le PREMIER MUSICAL.