En mai 1942, la Guild semble avoir envisagé trois manières très différentes de gérer Green Grow the Lilacs:
- comme une œuvre musicale «sérieuse» (avec Copland, Harris ou Weill)
- comme quelque chose dans la veine d’un musical de Broadway (avec l’un ou l’autre compositeur de Broadway)
- comme un divertissement folklorique avec des accents patriotiques
Dans son autobiographie – écrite après le triomphe d’Oklahoma! (), sachant donc pertinemment bien ce qui avait fonctionné – Helburn a affirmé que sa première pensée pour adapter la pièce avait été Rodgers et Hart. Rodgers a bel et bien été approché, comme de nombreux compositeur, et la Theatre Guild ne savait pas qu’il avait cessé de travailler avec Hart. Il écrit plus tard que peu après l’ouverture de By Jupiter () (le 3 juin 1942) :
«Theresa m’a demandé de lire le scénario d’une pièce que la Guild avait produite onze ans auparavant. C’était Green Grow the Lilacs, de Lynn Riggs, et je n’ai eu à la lire qu’une seule fois pour me rendre compte qu’elle avait l’étoffe d’un musical enchanteur. Situé dans le Southwest peu après le début du siècle [XXème], avec une série d’agriculteurs et d’éleveurs, c’était une rupture totale avec tout ce que j’avais fait jusqu’alors. J’ai rapidement dit à Theresa et à Lawrence que je souhaitais vraiment en écrire la partition.»
Richard Rodgers
Il semble qu’au même moment la Guild a contacté officiellement un autre compositeur que Richard Rodgers: Jerome Kern. Mais il n’a pas semblé très intéressé, principalement parce que la pièce n’avait pas été un succès en 1921. En plus il jugeait que le second acte était sans espoir.
Mais le choix définitif de Richard Rodgers était complexe à prendre car il travaillait depuis toujours en duo avec Lorenz Hart et leur relation était alors plus que tendue, car ce dernier avait sombré dans un alcoolisme aigu provoqué par des années de dépression (il était gay à une époque où c'était inacceptable, il était petit et se croyait laid, et il se sentait désespérément seul).
On se retrouvait donc avec le compositeur qui voulait participer au projet de la Guild mais son partenaire de toujours, Lorenz Hart, en semblait incapable et un autre grand compositeur, Jerome Kern, n’avait pas envie de faire ce projet, mettant un peu de côté son partenaire récurrent, Oscar Hammerstein (ils avaient fait ensemble Show Boat ()). Mais…
En juillet 1942, Rodgers déjeuna avec Oscar Hammerstein au Barberry Room de l’Omni Berkshire Place Hotel. Rodgers et Hammerstein avaient une envie commune: adapter Green Grow the Lilacs en musical. Rodgers n’avait plus de parolier ni de librettiste, Hart faisant défaut, et Hammerstein n’avait pas de compositeur, le projet n’intéressant pas Kern. Il leur suffisait de s’associer. Ce qu’ils décidèrent pendant ce repas, une plaque commémorative sur le mur en atteste aujourd’hui. Mais le rôle d’Hammerstein restait flou: le 23 juillet, le New York Times rapportait que le 22, la Theatre Guild avait annoncé:
«Richard Rodgers, Lorenz Hart et Oscar Hammerstein II commenceront bientôt à travailler sur une version musicale de la pièce folklorique Green Grow the Lilacs de Lynn Riggs»
Annonce officielle de la Theatre Guild
Ce n’était pas la première fois que l’on parlait de ce trio. Comme nous l’avions énoncé plus haut (), Edna Ferber - dont le roman avait servi de source pour Show Boat () – avait approché en 1941 Hammerstein pour qu’il travaille sur le livret d’une version musicale de son nouveau roman, Saratoga Trunk, la musique étant confiée à Richard Rodgers et l’écriture des paroles à Lorenz Hart. Bien que le projet n’ait pas abouti, cela a permis à Rodgers d’exprimer son enthousiasme de travailler avec Hammerstein à l’avenir. Il le fit très clairement en envoyant une lettre à Hammerstein, même s’il devait «rester discret». Mais la détérioration de l’alcoolisme et du mode de vie bohème de Hart rendait chaque jour plus difficile leur collaboration.
1941 allait être la première année sans nouveau musical de Rodgers et Hart depuis 1935 (Jumbo ()). Et Richard Rodgers persistait encore à cette époque à essayer de protéger son partenaire de longue date. Hammerstein a apporté son soutien à Richard Rodgers: pour le prochain projet de Rodgers & Hart, il s’est proposé d’intervenir en tant que collaborateur silencieux si Hart était incapable d’accomplir sa tâche. La recherche de Rodgers en 1941 d’un autre partenaire s’étend aussi à Ira Gershwin, qu’il avait déjà contacté en 1938 ou 1939, et qui plus tard a dit que Rodgers l’avait approché avec l’idée de Green Grow the Lilacs. La consommation excessive d’alcool de Hart s’aggrave pendant la rédaction et les répétitions de By Jupiter () au début de 1942, ce qui mène à l’admission périodique au Doctors Hospital de Manhattan. Rodgers devait se sortir d’une relation professionnelle et personnelle de plus en plus difficile.
Rodgers rappelle dans son autobiographie qu’il a essayé d’intéresser Hart au projet Green Grow the Lilacs, mais que Hart l’avait rejeté, en partie parce qu’il n’y croyait pas mais surtout parce qu’il était épuisé après le travail sur By Jupiter () et voulait des vacances au Mexique. La crise est survenue lors d’une rencontre entre Rodgers et Hart dans les bureaux de Chappell and Co.. Rodgers a fini par lancer un ultimatum: si Hart ne s’impliquait pas, il approcherait Hammerstein! Cet ultimatum précède l’annonce de la Guild, le 22 juillet, rapportée le 23 par le concernant le trio. Cette déclaration n’a pu être faite sans l’accord à la fois de Rodgers et d’Hammerstein. Cela montrait que certains espoirs existaient encore concernant Hart, ou que c’était en tous cas une main tendue pour qu’il puisse sauver la face.
Le flou avec Hart va s’éterniser. Le 23 juillet 1942, le New York Times a annoncé que Rodgers, Hart, et Hammerstein avaient passé le week-end précédent chez Rodgers dans le Connecticut à travailler sur Green Grow the Lilacs. Cela semble vrai pour Rodgers et Hammerstein, mais pas pour Hart qui était au Mexique. Ce n’est finalement que le 17 septembre qu’il a été annoncé que Hart ne participerait pas au projet.
Tous ont essayé de protéger Hart: il fut annoncé qu’il était parti au Mexique pour recueillir des couleurs locales pour le futur musical de Rodgers et Hart prévu pour la saison en cours, Muchacho. Le New York Times a publié que Hart était à l’hôpital, traité pour une «fièvre ondulante» contractée au Mexique alors qu’il planifiait Muchacho. Selon plusieurs témoignages, Rodgers a continué à essayer de persuader Hart d’affronter Green Grow the Lilacs, lui téléphonant sur son lit d’hôpital. Mais à ce moment-là, son travail avec Hammerstein allait bon train, et Helburn, revenue de Californie le 17 septembre, avait de sérieux problèmes à régler.
Pour dire la vérité, les efforts répétés de Rodgers vis-à-vis de Hart étaient plus charitables que réalistes car le trio Rodgers-Hart-Hammerstein était très improbable. Hammerstein avait écrit le livret et les paroles de presque tous ses spectacles importants à l’exception de South Pacific () (où Joshua Logan, qui avait fait une réécriture approfondie, a exercé de fortes pressions pour partager le mérite d’écriture du livret) et The Sound of Music () (le livret était de Howard Lindsay et Russel Crouse, qui avaient signé avant que Rodgers et Hammerstein soient choisis).
Mais en fait, il ne faut pas regarder la situation avec notre regard d’aujourd’hui, nous qui savons que Oklahoma! () est un monument de l’histoire des musicals, mais avec le regard de l’époque. Green Grow the Lilcas, la pièce, n’avait pas été un succès à sa création en 1921 et personne ne s’attendait à autre chose du musical qui en serait tiré. Le duo Rodgers et Hammerstein serait sans doute éphémère et très vite on retrouverait Rodgers et Hart à la création d’un musical à succès. Seuls le triomphe d’Oklahoma! () et la mort de Hart allaient finaliser le rapprochement.
Le musical By Jupiter () de Rodgers et Hart, fut un très gros succès et s’est joué du 3 juin 1942 jusqu’au 12 juin 1943 (ne s’arrêtant que quand Ray Bolger a décidé de quitter la distribution pour partir, par patriotisme, divertir les troupes américaines dans le Pacifique Sud). Les droits des musicals de Rodgers et Hart étaient encore achetés par les studios d’Hollywood.
Et le revival de A Connecticut Yankee () le 17 novembre 1943 (que Rodgers a accepté presque comme un acte de charité vis-à-vis de Hart, mais n'a tenu l’affiche que 135 représentations) suggéra que l’association était encore vivante.
De son côté, Hammerstein déclarait à la presse que la version musicale de Green Grow the Lilacs n’était qu’un des nombreux projets du moment, et pas le plus important. N’oublions pas à ce stade que la carrière de Hammerstein était dans un creux (), une version polie pour dire que c’était une catastrophe. En fait, il se bat pour «renaître» après son triomphe sur Broadway de Show Boat () près de 15 ans auparavant. Et ce n’est pas un mensonge qu’il avait des projets :
- un revival prestigieux de Show Boat () planifié depuis longtemps. Ce qui freinait le revival de Show Boat () était le choix du bon casting. Le spectacle ne se jouera à Broadway qu’en janvier 1946, un peu plus d’un mois après la mort de Kern
- une collaboration avec Kern et Otto Harbach, Hayfoot, Strawfoot pour la réécriture de Gentlemen Unafraid (), un musical qui avait fermé en 1938 durant les Try-Out à St Louis sans jamais parvenir à Broadway!
- l’ouverture de Carmen Jones (), initialement prévue pour octobre 1942, puis pour janvier 1943, puis au printemps 1943 — le New York Times attribuait régulièrement les reports aux travaux de Green Grow the Lilacs — se fera le 2 décembre 1943
Tout fut évidemment clarifié lors de la signature des contrats, en octobre 1942: Rodgers et Hammerstein toucheraient chacun 3,5% des recettes (d’habitude on était à 2%) et Lynn Riggs 1% des recettes. Mais il faut insister sur quelque chose de très important. Il s’agit d’un projet créé dans l’urgence. En effet, le spectacle est prévu comme le dernier de la saison 1942-1943 de la Theatre Guild. Il doit donc être prêt à être joué fin mars 1943. Mais…
- Helburn était en déplacement en août dans le Maine et en septembre en Californie
- Dans la première moitié de septembre, Hammerstein était à Hollywood pour une réunion de l’ASCAP – et pour discuter avec la MGM de différents opportunités – et devait ensuite auditionner des acteurs et des chanteurs pour Carmen Jones (), Green Grow the Lilacs (Oklahoma!) et le revival de Show Boat () à Broadway !!!
- Vers la fin de septembre, Rodgers devait aider George Abbott à sauver Beat the Band () de Johnny Green lors de son Try-Out à Boston avant son ouverture à Broadway le 14 octobre 1942. Rodgers est pour ce spectacle un coproducteur «silencieux»
Langner et Helburn vont s’inquiéter de l’état d’avancement du travail d’Oscar Hammerstein qui s’occupe du livret et des paroles… Le 27 novembre, Hammerstein a annoncé à Athur Freed de la MGM:
«Je viens de terminer l’adaptation de Green Grow the Lilacs pour la Theatre Guild (en fait, mon scénario a été envoyé à votre studio. J’aimerais que vous le lisiez). Je travaille maintenant avec Dick Rodgers sur les chansons et nous nous attendons à commencer les répétitions le mois prochain, à New York vers le 1er février.»
Oscar Hammerstein
Le livret, c’est fait, en route vers les paroles des chansons…
Le soir de la Première à la Theatre Guild de The Russian People () de Konstantin Simonov (29 décembre 1942), Helburn a commencé à diffuser la nouvelle aux journalistes que le nouvel «opéra» de la Guild était terminé et qu’il s’appellerait Away We Go (). Mais, en réalité, Hammerstein avait encore beaucoup de travail pour janvier 1943. En fait, la livraison du livret en novembre semble avoir offert à Hammerstein et Rodgers un court répit leur permettant de se consacrer à d’autres projets!