D) George et Ira Gershwin (II) (7/10) (Suite)
D.3) Hollywood, un exil ?
Dans cette deuxième partie des années ’30, Broadway se trouve alors dans une phase de déclin (cf graphique). Depuis près de trois ans, les frères Gershwins n'ont connu aucun succès au théâtre (Pardon My English () et Let'Em Eat Cake () sont des échecs), et l'aventure de Porgy and Bess () est finalement assez douloureuse. Aussi, quand le cinéma leur propose à nouveau des contrats juteux, et malgré leur attachement à New York, ils n'hésitent pas: ils se donnent une seconde chance à Hollywood, où ils participeront à trois films: Shall We Dance (), A Damsel in Distress () et The Goldwyn Follies ().
Ils s'y installent le 10 août 1936 dans une vaste maison coloniale de style espagnol. La vie à Hollywood est très agréable. Ils y gagnent beaucoup d'argent et, sous le soleil de la Californie, profitent de la piscine et du court de tennis de leur belle demeure qui devient l'un des hauts lieux des festivités auxquelles se presse tout le gratin hollywoodien.
Shall We Dance (1937)
Shall We Dance () est le premier des trois films et ils y retrouvent leurs vieux amis, Fred Astaire et Ginger Rogers. Il s’agit du septième des dix films que le célèbre duo jouera ensemble. N’oublions pas que c’est lors d’une visite aux répétitions de Girl Crazy () des Gershwins en 1930 qu’Astaire rencontre Rogers, qui jouait dans ce spectacle.
À Hollywood, George a dû faire face à l’idée qu’il était devenu «hautain». En effet, après son succès avec ses œuvres de concert et Porgy and Bess (), de nombreux cadres des studios de cinéma craignaient qu’il ne soit plus disposé à écrire dans une veine dite «populaire» qui l'avait rendu célèbre jusqu'alors.
Les chansons que George et Ira ont écrites pour Shall We Dance (), A Damsel in Distress et The Goldwyn Follies prouvent qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter. Irving Berlin a affirmé à plusieurs reprises que les chansons écrites par les frères Gershwins à Hollywood dans les années 1936/37 étaient parmi les meilleures écrites - par quiconque.
Le scénario du film est assez classique… Un danseur classique, Petrov (Fred Astaire), passionné par le jazz et les claquettes, tombe amoureux d'une jeune fille (Ginger Rogers) en regardant des photos d'elle. Il décide de la voir et se fait passer pour un Russe. Linda Keene (la jeune fille) est étonnée et surtout excédée à cause d'un de ses partenaires qu'elle déteste et qui l'a embrassée. Elle décide de partir pour New York rejoindre son fiancé Jim Montgomery (William Brisbane) malgré l'avis de son manager Arthur Miller (Jerome Cowan). Apprenant qu'elle embarque sur le Queen Anne, Petrov se hâte d'accepter la proposition de son imprésario Jeffrey Baird (Edward Everett Horton): partir pour l'Amérique où il donnera des représentations classiques. Sur le bateau, Petrov retrouve Linda Keene comme prévu et tente de la séduire. Alors qu'elle tombe sous le charme, une rumeur de mariage répandue par une danseuse de la troupe éconduite par Petrov circule. Comme le danseur se trouve toujours avec Linda Keene, on en déduit qu'ils sont mariés, ce qui brise leur relation amicale.
Linda décide de quitter le bateau à bord de l'avion postal et laisse Petrov désemparé. Ils se retrouvent dans le même hôtel et décident de se marier puis de divorcer afin de mettre fin aux conjectures. Le mariage se fait dans le New Jersey, où ils ne risquent pas d'être reconnus. Malheureusement, Denise (Ketti Gallian), la danseuse qui a répandu la rumeur, revient voir Petrov et tente de découvrir s'il est marié. Linda, prenant Denise pour l'amante de Petrov part sur le champ et décide de demander le divorce. Entre-temps, Petrov décide de monter un spectacle fusionnant classique et claquettes. Comme il a du mal à danser avec quelqu'un d'autre que Linda, et pour assurer le succès du spectacle, il fait fabriquer des masques à l'effigie de la jeune fille et les distribue à ses partenaires. Le grand jour arrive, Linda est dans la salle. Émue par l'idée de Petrov elle se rend dans les coulisses et enfile un des costumes. Elle surprend Petrov au milieu d'une scène et ils sont enfin réunis pour une ultime danse.
La chanson They Can't Take That Away From Me a reçu l'Oscar de la meilleure chanson en 1937, qui est devenue un standard de jazz et a été composée pour ce film. Elle y est simplement chantée par Astaire à Rogers. Douze ans plus tard, au cours du tournage de leur dernier film, The Barkleys of Broadway () (dont Ira Gershwin avait signé les paroles des chansons), Ginger Rogers suggéra de reprendre le morceau pour qu'il soit cette fois-ci également dansé.
Il est intéressant de noter qu’après le succès de leur précédent film, Swing Time (), Fred Astaire craint plus que jamais d’être prisonnier du couple qu’il forme avec sa partenaire. Mark Sandrich lui soumet l'intrigue originale de Shall We Dance () qu’il trouve un peu complexe mais il pense que la rencontre d'une danseuse de music-hall et d'un danseur classique serait l'occasion de faire des choses nouvelles. Ce septième long métrage du couple sera encore un triomphe bien qu’un peu en deçà des précédents, ce qui incitera les producteurs à remplacer, pour A Damsel in Distress (), Ginger Rogers par Joan Fontaine, nous y reviendrons ci-dessous. Cette dernière se révèlera piètre vedette de comédies musicales, ce qui amènera Ginger Rogers à revenir aux côtés de Fred l’année suivante pour Carefree ().
A Damsel in Distress (1937)
Le deuxième projet des Gershwins, après leur déménagement en Californie en 1936, est la première comédie musicale de Fred Astaire sans Ginger Rogers. Elle est «remplacée» par Joan Fontaine. Le musical est librement inspiré du roman A Damsel in Distress du célèbre auteur anglais P.G. Wodehouse (1919), et la pièce de théâtre A Damsel in Distress (1928) écrite par Wodehouse et Ian Hay. Certains affirment que le film de 1937 qui nous intéresse a été réalisé à l’instigation de George Gershwin. En effet, George Gershwin aurait convaincu le producteur Pandro S. Berman, avec qui il avait travaillé sur Shall We Dance (), d’acquérir les droits de l'histoire de P.G. Wodehouse, ce qu’il a fait. Dans un deuxième temps, Berman s’est servi de cet achat pour persuader les frères Gershwin d’écrire la musique et les chansons du film.
Sans bénéficier d'un scénario, les Gershwins ont terminé leurs chansons en mai 1937, utilisant apparemment la version théâtrale de 1928 comme plan dramatique. Les frères ont écrit neuf chansons pour la production, dont l'une, Pay Some Attention to Me, n'a pas été utilisée dans le film final. Les paroles d'Ira Gershwin pour une autre chanson, Put Me to the Test, ont été abandonnées, mais la musique de la chanson a été utilisée dans l'un des numéros de danse. En fait, en 1944, les paroles seront utilisées dans le film, Cover Girl (), mis en musique révisée par Jerome Kern. George Gershwin a composé deux chansons, The Jolly Tar and the Milkmaid et Sing of Spring, pour des chanteurs polyphoniques. Le scénario du film a été terminé le 25 septembre 1937.
L’histoire, une fois de plus, est efficace. Lady Alyce Marshmorton (Joan Fontaine) doit bientôt se marier, et le personnel du château de Tottney en Angleterre, a parié sur la personne qu’elle choisira. Alors que tous les candidats potentiels semblent déjà déclarés, le jeune valet de pied Albert (Harry Watson) place son pari sur un "Mr X," quelqu’un de totalement inconnu. En fait, Lady Alyce s’intéresse en secret à un Américain que personne de sa famille n’a encore rencontré. Elle quitte le château un jour pour s’aventurer à Londres, où par hasard elle croise un célèbre compositeur américain, Jerry Halliday (Fred Astaire). Il est accompagné de son attaché de presse, George (George Burns), et de sa secrétaire Gracie (Gracie Allen). Mais il ne semble pas suffisamment connu pour être reconnu par Lady Alyce.
Pourtant, Jerry croit à tort qu’il est l’Américain dont Lady Alyce est amoureuse. Il se rend au château, encouragé par Albert mais découragé par Keggs (Reginald Gardiner), un maître d’hôtel intrigant qui craint de perdre son pari si Jerry est l’élu. Le mieux que Jerry puisse faire pour approcher Lady Alyce est de participer à une visite du château, jusqu’à ce qu’Albert le faire monter en douce. Mais tout reste confus, car Jerry par exemple ne reconnaît pas le père de Lady Alyce (Montagu Love), le seigneur du manoir. Il sera même giflé ne comprenant pas les intentions de la jeune femme. Mais, bien sûr, en fin de compte, lui et Lady Alyce tomberont amoureux…
Pour répondre aux besoins spécifiques du film, le roman de P.G. Wodehouse a été modifié de deux manières importantes. Dans le roman, "Jerry" et "Alyce" ne se rencontrent qu'à la fin de l'histoire; la romance cinématographique, cependant, se déroule dans un format standard garçon-rencontre-fille-garçon-perd-fille-garçon-obtient-fille-en-retour. Et dans un contraste conscient avec les intrigues familières d'Astaire-Rogers, "Jerry" ne tombe pas amoureux de "Alyce" à première vue, comme il le fait dans le roman.
Ce film est, comme nous l’avons signalé, le premier film de Fred Astaire chez RKO où il n’a pas pour partenaire principale Ginger Rogers, mais bien la toute jeune Joan Fontaine, âgée de 19 ans. Avant que Joan Fontaine ne soit choisie pour le rôle d’Alyce, les producteurs ont pensé à Ruby Keeler et à la star de musique britannique Jessie Matthews. Bien que suffisamment "anglaise" pour jouer le rôle, Fontaine n’a pas eu de formation de danse, en dehors de quelques leçons de claquettes qu’elle avait reçues du frère de Ruby Keeler. Son unique numéro de danse avec Astaire a dû être soigneusement chorégraphié et filmé pour cacher son manque d’expertise. Joan Fontaine a plaisanté en disant que ce film avait retardé sa carrière de 4 ans au moins. À la première, une femme assise derrière elle s’est exclamée à haute voix: «N’est-elle pas affreuse!» pendant que Joan Fontaine tentait de danser à l’écran.
Ce sera aussi le premier film d’Astaire à perdre de l’argent, coûtant 1.035.000$ et perdant 65.000$.
The Goldwin Follies (1938)
The Goldwyn Follies () sera le dernier film de George Gershwin puisqu’il mourra durant la composition de la musique de ce film. De retour à New York pour les funérailles de son frère, Ira compléta la partition du film avec Vernon Duke, son collaborateur aux Ziegfeld Follies of 1936 (). Après la mort de George, Ira a écrit les paroles de Love Is Here to Stay. Dans ce contexte, la chanson est encore plus poignante. Les chansons sont parmi les meilleures des Gershwins, même si elles ne sont pas toujours utilisées à leur plein avantage dans le film.
Un grand nombre d’auteurs ont été embauchés à un moment ou un autre pour écrire le scénario, y compris Bert Kalmar, Harry Ruby, George Jessel, Harry W. Conn, Alan Campbell, Anita Loos, John Emerson, Alice Duer Miller et Dorothy Parker. Le producteur, Samuel Goldwyn a rejeté leurs scripts et a finalement embauché Ben Hecht (qui a écrit son script en deux semaines) pour la version finale. On ne sait pas si l’un des travaux antérieurs a été utilisé dans la version de Hecht.
Le pitch du film est … un peu insignifiant: un producteur de films choisit une fille simple pour être "Miss Humanité" et pour évaluer ses films du point de vue de la personne ordinaire, avec donc le plus de naturelle naïveté possible! Le film a perdu 727.500 $ au box-office.