C) Cole Porter (3/6) (suite)
C.4) Jubilee (1935)
Pour son musical suivant, Jubilee (), Cole Porter a décidé de s’associer avec le dramaturge Moss Hart. Ce dernier avait grandi dans la pauvreté et a fortement apprécié que son écriture lui permette de vivre une vie confortable. Cole Porter a fait à Moss Hart une proposition peu banale: écrire leur nouveau musical en faisant une croisière de luxe de quatre mois et demi "autour du monde", à bord du Franconia, en compagnie de leurs familles, amis et assistants. Moss Hart a accepté avec empressement.
L’intention était d’écrire un nouveau musical pendant le voyage dont les chansons et les scènes seraient inspirées par leurs escales. Par exemple, la chanson The Kling-Kling Bird on the Divi-Divi Tree est née après un voyage dans un jardin botanique en Jamaïque. Jouant sur les récentes célébrations en Grande-Bretagne pour le jubilé d’argent du roi George V, ils ont créé une intrigue sur une famille royale, remplie de personnages basés sur leurs célèbres amis. Par exemple, le nageur qui devient acteur est une parodie de Johnny Weissmuller, le dramaturge Noël Coward est dépeint comme Eric Dare, et l’hôtesse de la fête Elsa Maxwell est inspirée par Eva Standing.
Le synopsis est simple: dans un pays imaginaire, lorsqu’une révolution imminente menace leur régime, la famille royale décide d’abandonner ses obligations et de poursuivre ses rêves privés: le roi rencontre l’hôtesse du parti, Eva Standing; la reine s’éprend du nageur devenu acteur Charles Rausmiller; le prince poursuit de ses assiduités la chanteuse Karen O’Kane; et la princesse est courtisée par le dramaturge/compositeur/acteur Eric Dare. Lorsque la révolution se révèle être un canular, les quatre reviennent au pouvoir, amenant avec eux les roturiers qui leur ont enseigné d’importantes leçons de vie.
Le livret de Moss Hart portait un regard très dur et sarcastique sur la soif de célébrité qui peut animer une royauté mais aussi la société, les artistes du spectacle et les petites gens. La partition de Cole Porter était parmi l’une de ses plus ambitieuses réalisations.
Ce musical a bénéficié d’une scénographie époustouflante conçue par Jo Mielziner, de costumes somptueux d’Irene Sharaff et de Connie DePinna, d’une chorégraphie saisissante d’Albertina Rasch et de Tony DeMarco et un grand casting à la tête duquel on retrouvait la délicieusement impérieuse Mary Boland (comme la Reine Katherine, alias Katie), Melville Cooper (comme Roi Henry, alias Hank), Charles Walters (Prince James), Margaret Adams (Princesse Diana), Derek Williams (dramaturge débonnaire et auteur-compositeur Eric Dare), Mark Plant (la vedette de cinéma Charles Rausmiller, alias Mowgli), June Knight (l’animatrice de boîte de nuit Karen O’Kane) et même Montgomery Clift, 14 ans, pour ses débuts à Broadway (comme le Prince Peter, l’un des plus jeunes fils du couple royal). Mais malgré tous ces plaisirs verbaux et musicaux, son décor magnifique et son impressionnant casting ingrat, le musical a fermé après à peine cinq mois de représentations et a terminé en pertes.
La fermeture précoce (après 169 représentations seulement) a parfois été imputée au départ prématuré de Mary Boland de la série, mais aussi merveilleuse soit elle – ses rôles dans des films tels que The Women ou Pride and Prejudice sont des testaments concrets de son talent comique à incarner une grandeur hautaine – le retrait de son nom des affiches ne pouvait suffire à faire fermer un spectacle avec une aussi large distribution. La fermeture du spectacle a dû être une terrible déception pour tous ceux qui s’étaient investis dans sa création car il s’agissait d’un musical de première classe, l’un des plus beaux de l’époque, un mélange de caviar et de champagne de chansons éblouissantes, des situations amusantes et des personnages principaux, dont certains ont été inspirés par des célébrités de l’époque comme Noël Coward, Elsa Maxwell et Johnny Weissmuller.
Le livret ironique de Moss Hart a créé un monde où les membres de la famille royale sont impressionnés par les artistes d’Hollywood, de la scène et des boîtes de nuit; où les citoyens ordinaires sont eux impressionnés à la fois par les membres de la famille royale et par les artistes (et pas nécessairement dans cet ordre); et où les membres de la famille royale et les célébrités sont entourés par des «Satellites» qui rôdent autour d’eux, à la recherche de reconnaissance et de glamour… Dans Ev’rybod-ee Who’s Anybod-ee, les Satellites font remarquer que lorsqu’ils assistent à une fête, leur devoir le plus «solennel» est «de voir» et «d’être vu», et dans une autre chanson, ils avertissent les non-initiés de Gather Ye Autographs While Ye May. Les satellites ont recueilli les signatures de tous les «derniers immortels» (comme Toscanini et Joséphine), mais il y a une «sale rumeur» selon laquelle Rausmiller, l’acteur de cinéma qui joue Mowgli, l’homme de la jungle, ne sait pas écrire, et sait à peine lire. (Rausmiller et Mowgli ont bien sûr été inspirés par Johnny Weissmuller et Tarzan).
De plus, la très expansive Eva Standing (inspiré d’Elsa Maxwell, célèbre chroniqueuse américaine, organisatrice de soirées mondaines – interprétée par May Boley) s’exclame en chanson que tout le monde (mais il faut comprendre par «tout le monde» seulement «tout le monde qui compte») est «mon ami intime» et est invité à ses fêtes, dont George Gershwin (qui a promis de ne pas jouer du piano), Amy MacPherson (elle et Amy sont «si intimes» avec Dieu) et Gertrude Stein («bien sûr»).
Même si cela n’a pas permis de sauver le musical, la presse était très bonne. Le New York Times a fait son article lors de l’ouverture du musical à Boston (en septembre 1935), écrivant au sujet du livret de Hart qu’il combinait «satire, sentiment et humour en bonnes proportions». La partition et les paroles de Porter étaient dites «originales et mélodieuses». Une mention spéciale a été faite pour Mary Boland: «Miss Boland played the ingeniously sentimental matron with gusto and enthusiasm, wore royal robes or a one-piece bathing suit with equal aplomb, sang a bit, and danced with every sign of enjoyment».
Le musical a été considéré par la presse comme «l’un des grands événements théâtraux des années 1930». Lors de l’ouverture à Broadway (le 12 octobre 1935), Brooks Atkinson (The New York Times) a écrit que le spectacle «is a rapturous masquerade... Each of the guilds that produce our luxurious musical shows has shared equally in the general excellence of an upper-class song-and-dance arcade... It is an excellent fable-good humored, slightly romantic and eminently pragmatic... The music is jaunty, versatile and imaginative... Mary Boland is the queen of the book and the performance and a carnival of comic delights.»
Malgré cela, le musical n’aura jamais de reprise majeure et sera quelques fois présenté en version de concert.
C.5) Red, Hot and Blue (1936)
Malgré une partition mémorable de Cole Porter et un casting qui comprenait Ethel Merman, Jimmy Durante et Bob Hope, Red, Hot and Blue () a tenu l’affiche seulement un peu moins de six mois, et sa tournée post-Broadway (avec les trois leads de Broadway) s’est arrêtée après sa première série à Chicago, où le musical a été représenté pendant trois semaines. Le livret de Howard Lindsay et Russel Crouse est amusant, mais les critiques l’ont trouvé décevant. Environ 90% du spectacle se déroule à Washington DC. Il y avait, çà et là, des touches de satire politique, mais tout était très doux et n’arrivera jamais, dans l’humour politique, à la cheville de Of thee I sing () (1931 – Ira et George Gershwin, George Kaufman et Morrie Ryskind).
Et dans ce qui est devenu un commentaire récurrent à de nombreux critiques, la partition de Porter a été jugée inférieure à ses précédentes, une évaluation surprenante parce que standards indémodables ont émergé de ce musical: le duo comique It’s De-Lovely pour Merman et Hope, la chanson d’amour Down in the Depths (on the Ninetieth Floor) pour Merman et le réjouissant Ridin’ High pour Merman et le chœur.
La partition de Porter comprenait également A Little Skipper from Heaven Above dans laquelle Jimmy Durante incarnait un capitaine de bateau qui annonçait à son équipage qu’il n’était «qu’une fille, pas un garçon» et qu’il allait devenir mère; la palpitante et turbulente chanson-titre Red, Hot and Blue (pour Merman et le chœur); et une chanson pleine d’insinuations, l’insinuation basse que You’re a Bad Influence on Me (pour Merman).
L’histoire – qu’il était difficile de confondre avec Hamlet – portait sur la recherche d’une héritière disparue. Le seul indice connu quant à son identité est l’existence d’une cicatrice très caractéristique, apparue quand elle s’est assise sur un gaufrier chaud à l’âge de quatre ans!!! Ethel Merman incarnait «Nails» O’Reilly Duquesne – «nails» signifie «ongles» en anglais – une ancienne manucure devenue une riche jeune veuve connue de tout Washington, on dirait aujourd’hui quelle est ‘people’. Dans le musical Call Me Madam () (1950) d’Irving Berlin, Ethel Merman jouera à nouveau une riche «célébrité» de Washington. Bob Hope jouait un jeune avocat et Jimmy Durante un détenu libéré de prison contre sa volonté: il avait finalement atteint son objectif de devenir le capitaine de l’équipe de polo de la prison et cela ne lui convenait pas du tout de devoir abandonner tout cela pour pour aider à la recherche de l’héritière.
Afin de localiser l’insaisissable héritière, Nails organise une loterie nationale… Cela va provoquer des quiproquos politiques: quelques sénateurs espèrent gagner la loterie afin de rembourser la dette nationale et la Cour Suprême jugera la loterie inconstitutionnelle parce qu’elle pourrait effectivement bénéficier au peuple américain!!!
L’intrigue pouvait sembler d’une grande bêtise, mais il y avait plein de blagues amusantes: Ethel Merman commence à pleurer; Durante lui dit de ne pas être lugubre; Merman demande ce que signifie lugubre; Durante s’arrête, réfléchit, puis lui dit de continuer et de pleurer. C’était le genre de musical qui osait une scène finale se déroulant sur la pelouse sud de la Maison Blanche où Merman – entourée de dizaines de choristes élégamment vêtues positionnées sur et autour du Portique Sud – explosait vocalement la chanson-titre. (Franklin et Eleanor Rossevelt sont invisibles… Ils ont sans doute quitté la ville juste à temps. C’était aussi le genre de musicals où les personnages portaient des noms du type “Nails”, “Policy” Pinkle, “Fingers”, “Ratface”, “Sure-Thing”, “Flap-Ears”, “Louie the Louse”, …
Lors des out-of-town tryouts, selon la biographie de Cole Porter («Cole Porter: A Biography» de Charles Schwartz), ils se sont aperçu que le livret était trop long et ne se mêlait pas assez à la musique. En outre, le producteur Vinton Freedley a fait «de nombreuses suggestions pour modifier les spectacles» qui ont été acceptées par tous sauf par Porter. Porter a d’abord exigé que Freedley communique avec lui par l’intermédiaire de son agent, mais il a finalement cédé. D’autres conflits ont surgi avant les try-outs, lorsque Freedley a rassemblé les acteurs et l’équipe créative d’Anything Goes () en leur déclarant qu’il espérait en répéter le succès avec ce nouveau spectacle de Cole Porter. William Gaxton faisait partie de ce casting, mais il s’est retiré parce que le rôle d’Ethel Merman était trop important par rapport au sien. Bob Hope a pris sa place. Le conflit suivant a concerné un conflit d’ego entre Jimmy Durante et Ethel Merman qui a été résolu en ayant leurs noms entrecroisés au-dessus du titre.
Pour en terminer avec ce bizarre musical, avant d’être titré Red, Hot and Blue (), il s’est appelé But Millions! puis Wait for Baby!.