6.
1927 - Show Boat

 7.1.
Broadway essaie de
survivre à Hollywood

 7.2.A.
référence historique:
Ziegfeld Follies
1934 & 1936

 7.2.C.
Des revues
Afro-Américaines

 7.3.
Les «Book-musicals»

 8.
1943 Oklahoma!

B) Des revues à un format plus « raisonnable »

Vu la terrible crise économique qui a suivi le Krach boursier de 1929, les producteurs de revues ne pouvaient plus prendre les mêmes risques financiers. Les salles étaient moins remplies, les séries plus courtes et les billets se sont souvent vendus moins cher… Il fallait donc réduire la voilure, être plus raisonnable.

B.1) The Little Show (1929-1930-1931)

The Little Show () (1929, 321 représentations) a commencé sous la forme de concerts informels le dimanche donnés par des artistes inconnus. Ces talents ont été réunis dans une revue intime produite par Dwight Deere Wiman (1895-1951), un des héritiers de la fortune de John Deere, l’inventeur du tracteur moderne. L’ancien avocat Arthur Schwartz (1900-1984) a composé la plupart de la musique, avec des paroles de Howard Dietz, directeur de publicité à la MGM Floward Dietz (1896-1983). Leur I Guess I’ll Have to Change My Plan est devenu un standard mondial.

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Fred Allen, Helen Lynd, Clifton Webb, Libby Holman et Romney Brent (Ny Times 12 mai 1929)

Il en est de même de la sensationnelle chanson d’amour Moanin' Low avec une musique composée par le pianiste du The Little Show (), Ralph Rainger. Libby Holman (1906-1971) y évoque en une chanson équivoque son «homme doux», mais qui est souvent «méchant comme on peut l’être». Clifton Webb (1891-1966) la rejoint alors pour une danse énergique, voire violente, qui se termine par un étranglement. Webb a mené une brève carrière dans les revues de Broadway avant de trouver la célébrité dans les films.

Cette première édition, qui fut un gros succès, a été suivie de deux éditions – The Second Little Show () (1930 – 63 représentations) et The Third Little Show () (1931 – 136 représentations) – mais qui n’ont rencontré, ni l’une ni l’autre, la popularité de l’original.

B.2) Three’s a Crowd (1930)

Comme nous l’avons dit plusieurs fois, vu la terrible situation économique et les incertitudes accrues quant au remplissage des salles, les producteurs de Broadway des années ‘30 ont dû inventer de nouvelles approches pour recueillir les fonds nécessaires à leurs productions. Max Gordon (1892-1978) avait été dans les années ’20 l’un des meilleurs producteurs du Vaudeville. En guise de clin d’œil, on le retrouve dans la célèbre chanson Anything Goes de Cole Porter issue du musical Anything goes ():

When Rockefeller still can hoard
Enough money to let Max Gordon
Produce his shows
Anything goes

 

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Clifton Webb, Libby Holman et Fred Allen

Quand Max Gordon a appris que les auteurs-compositeurs et les stars de The Little Show () étaient disponibles pour créer un nouveau spectacle, il les a engagés et s’est débrouillé pour trouver des investisseurs et des prêts bancaires. Il a aussi contractualisé le metteur en scène Hassard Short qui dans son travail créatif a décidé de mettre l’accent sur l’intimité, l’élégance visuelle et le contenu comique.

Three’s a Crowd () (1930, 272 représentations) a été bénéficiaire alors même que la Grande Dépression s’amplifiait. La partition – signee Arthur Schwartz et Howard Dietz – comprenait Something to Remember You By et Body and Soul. Ces deux morceaux étaient chantés par Libby Holman, et dans le second, on pouvait y admirer les danses interprétées par Clifton Webb et l’exotique Tamara Geva. Pour cette production – et c’est une première – Hassard Short a supprimé les traditionnelles rampes lumineuses de bord de scène, les remplaçant par des projecteurs suspendus au bord du balcon. Cette technique est rapidement devenue l’approche standard de l’éclairage de scène.

B.3) The Band Wagon (1931)

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Adele et Fred Astaire - The Band Wagon (1931)
(New York Public Library)

Hassard Short est allé encore plus loin avec la revue suivante, toujours produite par Max Gordon, The Band Wagon () (1931, 260 représentations). Deux énormes plateaux tournants motorisés ont permis des changements rapides de décors entre les scènes, et ce en pleine vue du public. Fred et Adele Astaire étaient en tête de distribution, qui comprenait également les comédiens Frank Morgan et Helen Broderick. La partition d’Arthur Schwartz et de Howard Dietz comprenait la valse allemande oom-pah: I Love Louisa. Le danseur d’origine australienne Tilly Losch interprétait le sensuel Dancing in the Dark sur une scène sombre portant des gants recouverts de peinture à la lumière noire. Après la tournée nationale post-Broadway, alors qu’elle est au sommet de sa carrière, la charismatique Adele Astaire décide de quitter le show-business pour épouser le Britannique Lord Charles Cavendish. Beaucoup ont alors douté que la carrière de son frère, Fred Astaire, puisse continuer sans elle. Ce dernier allait très vite former un inimitable duo avec Ginger Rogers

De cette revue sera tiré un film, plus de vingt ans plus tard, en 1953. Outre sa qualité esthétique, témoignant d'un genre au mieux de sa maturité, le film va plus loin dans le mordant des caractères et des situations, les conflits y sont plus crédibles, et surtout offre un miroir du réel légèrement vertigineux: en 1953, Fred Astaire a 54 ans, et n'a plus son aura des années 1930; le couple d'amis scénariste est presque un autoportrait de ceux du film Betty Comden et Adolph Green; l'aversion d'Astaire pour les partenaires plus grandes que lui était bien réelle; le personnage de Cordova est largement inspiré de José Ferrer.

B.4) Face the Music (1932)

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Face the Music (1932)

Hassard Short fit alors équipe avec le producteur Sam Harris (dont nous avons déjà parlé ) pour créer Face the Music () (1932, 165 représentations). Avec un livret du dramaturge Moss Hart (1904-1961) et des chansons d’Irving Berlin – c’est la première collaboration de ce futur duo célèbre – il y avait cette fois une vraie intrigue, mais le spectacle était joué comme une revue.

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Face the Music (1932)

Il s’agit en fait d’une vraie satire politique parlant de la corruption qui était un phénomène très important dans cette période de crise économique majeure. Le spectacle débutait par d’ex-membres de la Haute Société, ruinés par la crise de ’29, déjeunant à l’Automate (Lunching at the Automat). On y trouve aussi une ex-star de musical et son petit-ami, tous deux sans travail et pauvres, qui affirment que Trouble’s just a bubble et que donc Let’s Have Another Cup of Coffee. On rencontre aussi des policiers corrompus qui doivent blanchir de l’argent obtenu par des moyens fort peu légaux et quoi de mieux que de le faire en investissant dans un flop programmé à Broadway. Mary Boland jouait le rôle de l’épouse excentrique du commandant de la police. Elle apparaissait dans la scène finale au sommet d’un éléphant en papier mâché grandeur nature. La partition d’Irving Berlin comprenait Soft Lights and Sweet Musicet Manhattan Madness, un hommage frénétique aux cafés bruyants de la ville.

La production de Face the Music () a fait un petit profit.

B.5) As Thousands Cheer (1933)

Les temps étant ce qu’ils étaient, un petit profit était un vrai triomphe, et en tous cas une raison suffisante pour qu’Harris réunisse à nouveau la même équipe créative. Hassard Short, Irving Berlin et Moss Hart ont eu l’idée de créer une revue prenant un peu la forme d’un journal, mêlant commentaires sur les célébrités et actualité, dont on tourne les pages les unes après les autres. Dans As Thousands Cheer () (1933, 400 représentations), les décors ressemblaient à des colonnes de journaux, introduisant chaque sketch ou chanson par un titre approprié, chaque chanson étant en quelque sorte un article du journal. Franklin D. Roosevelt Inaugurated Tomorrow introduisait les Hoovers qui venaient d’être battus aux élections présidentielles de 1932 par Roosevelt et quittaient la Maison-Blanche, avec la Première Dame (Helen Broderick) demandant à son mari impopulaire: «Pourquoi as-tu voulu être président? Tu avais un bon travail!»

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Ethel Waters chantant "Heat Wave"

Pendant les répétitions, le metteur en scène Hassard Short a demandé à la chanteuse Ethel Waters - célèbre chanteuse afro-américaine qui chantait principalement dans des revues afro-américaines () – si elle accepterait de chanter dans la scène suivant celle du célébrissime duo de Marilyn Miller et Clifton Webb: How’s Chances. Elle a répondu: «Il n’y a rien que j’aime plus que de travailler sur une scène déjà chaude!» Elle allait devenir la première femme noire à jouer à Broadway plus d’une décennie après les performances acclamées par la critique de l’acteur afro-américain Charles Gilpin dans les pièces d’Eugene O’Neill commençant par The Emperor Jones () en 1920.

La scène se réchauffait encore lorsqu’Ethel Waters chantait une chanson ressemblant à des prévisions météorologiques où elle prévoyait une vague de chaleur (Heat Wave Hits New York). Plus tard, on changeait totalement d’ambiance avec un nouvel article de cette revue-journal – la chanson Supper Time – au sujet d’un «Nègre» lynché par une foule dans un État du Sud. On y retrouvait Ethel Waters, cette fois en haillons, incarnant une mère se demandant comment il lui est possible d’appeler ses enfants à souper alors que leur père, son mari, ne reviendra plus jamais ayant été victime de la barbarie raciste.

Supper time
I should set the table
'Cause it's supper time
Somehow I'm not able

'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Oh, supper time
Kids will soon be yelling

For this supper time
While I keep from telling
That that man of mine
Ain't coming home no more

While I keep explaining
When they ask me where he's gone
While I keep from crying
When I bring the supper on

How can I remind them
To pray at their humble board
How can I be thankful
When they start to thank the lord,

Oh, lord!
Supper time,
I should set the table
'Cause it's supper time

Somehow I'm not able
'Cause that man of mine
Ain't coming home no more
Ain't coming home no more


Une telle pertinence sociale était une nouveauté sur la scène musicale, et le public a adoré. Les journaux du dimanche de l’époque étaient agrémentés de photographies couleur sépia, connues sous le nom d’héliogravures. Hassard Short a tenté de recréer cette ambiance à la fin du premier acte, avec une scène intitulée Easter Parade on Fifth Avenue - 1883 où tous les décors et les costumes étaient dans des nuances de brun et de jaune. La chanson associée à cette scène était Easter Parade, chantée par Marilyn Miller et Clifton Webb.

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Marilyn Miller (en Joan Crawford) et Cllifton Webb (en Douglas Fairbanks Jr)
Chanson "Joan Crawford to Divorce Douglas Fairbanks, Jr."

Aucun spectateur ayant vu Marilyn Miller dans As Thousands Cheer () n’aurait jamais pu croire que ce serait son dernier spectacle de Broadway. Elle y avait été une star parmi les stars pendant près de 20 ans. Mais depuis l’enfance, elle avait souffert d’infections des sinus, ignorant souvent sa douleur pour traverser les représentations. Un médecin incompétent lui a prescrit des traitements à base d’insuline, qui se sont avérés désastreux. En 1936, les fans sont choqués lorsque l’exubérante Marilyn Miller meurt à l’âge de 37 ans seulement. Même si aujourd’hui sa renommée s’est estompée, n’oublions pas que lorsque Norma Jeane Baker choisit de s’appeler Marilyn Monroe à la scène, elle a choisi son prénom Marilyn en s’inspirant de Marilyn Miller

B.6) The Great Waltz (1934)

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Cette carte postale illustrant le somptueux final de The Great Waltz () était distribuée gratuitement aux membres du public.

Une note au verso disait: «Pourquoi ne pas dire à l’un de vos amis combien vous avez apprécié The Great Waltz? Si vous adressez cette carte et la donnez à l’un de nos ouvreurs, nous la posterons pour vous.» Le marketing moderne était-il né ?

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Souvenir Brochure de "The Great Waltz"

Certains réagissent aux moments difficiles de l’existence en dépensant davantage, une tactique qui peut avoir des résultats surprenants. Lorsque le magnat John D. Rockefeller a offert de financer une production pour remplir un théâtre dans son Rockefeller Center nouvellement construit, le producteur Max Gordon et le metteur en scène Hassard Short ont abandonné leur sens habituel de l’économie et s’en sont donné à cœur joie pour The Great Waltz () (1934 - 298 représentations). Cette biographie musicale fictionnelle de Johann Strauss II a utilisé certaines des mélodies les plus populaires du roi de la valse. Avec plus de 180 artistes, 500 costumes et des décors massifs déplacés par un système hydraulique innovant, c’était le plus grand spectacle que Broadway ait vu depuis des décennies. Lors du final, Le Beau Danube Bleu, un orchestre de 53 musiciens apparaissait en scène, montant depuis les dessous de scène alors que descendaient des cintres huit lustres de cristal et que l’ensemble des artistes entraient en scène depuis les coulisses en valsant dans des tenues d’époque somptueuses. La plupart des critiques ont totalement rejeté ce spectacle, mais les spectateurs se sont précipités en masse au Center Theatre de 3.000 places (aujourd’hui devenu un garage) pendant des mois, faisant du spectacle un succès rentable.

B.7) At Home Abroad (1935)

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"At Home Abroad" - Souvenir Borchure 1935 - Beatrice Lillie

Le producteur Lee Shubert s’est aussi essayé à la création d’une revue intime avec At Home Abroad () (1935, 198 représentations) avec une musique d’Arthur Schwartz et des paroles d’Howard Dietz. La revue prend la forme d’une croisière autour du monde présentant 25 numéros musicaux à différents endroits: un magasin de Londres, une jungle africaine (Hottentot Potentate), un pays des Balkans où l’on écoute des messages d'espions et un quai des Antilles pour Loadin 'Time, pour n'en citer que quelques-uns. Cette revue a été une magnifique vitrine pour l’humour de Beatrice Lillie.

Elle avait des lignes qui étaient de vrais défis de diction comme «two dozen double damask dinner napkins»; elle devenait une ballerine russe qui ne pouvait pas faire face aux moujiks; elle perturbait une ligne de geishas filles avec un «c’est mieux sans vos chaussures» au beau milieu d’un jardin japonais. Dans Paree, elle était une grisette – une jeune ouvrière – parisienne au Moulin Rouge à Paris qui interprétait une chanson qui ressemblait à un véritable carnaval avec des paroles comme: «I want to kiss your right bank, kiss your left bank; kiss Montparnasse» avec l’accent sur la dernière syllabe : «ass». Cette phrase est très équivoque et donc très drôle : «Je veux embrasser ta rive droite, embrasser ta rive gauche; embrasser Montparnasse

B.7) Hellzapoppin (1938)

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"Hellzapoppin" - Souvenir Borchure - Olsen & Johnson

Les comiques de Vaudeville John "Ole" Olsen et Harold "Chic" Johnson, ont eux aussi conçu une revue. Le chaos y était l’attraction principale. Hellzapoppin () (1938, 1.404 représentations) débutait avec un film d’actualité où Hitler parlait avec un accent yiddish – on est en 1938 et Hitler ne fait déjà plus rire grand monde – Benito Mussolini apparaissait en blackface et Franklin D. Roosevelt parlait un charabia incompréhensible. La scène s’interrompait par l’apparition en chair et en os d’Olsen et Johnson qui traversaient l’image (en fait, une feuille transparente en face de l’écran). Dès ce début, l’hilarité régnait dans la salle, avec de nombreux running gags comme un homme en costume de singe chassant une fille à travers l’auditorium, dansant dans les allées, on un livreur de magasins de fleurs errant dans le théâtre avec une plante en pot qui s’agrandissait à chaque apparition. Les gags étaient changés chaque semaine ce qui encourageait les spectateurs à venir et revenir. Ce spectacle était soutenu par une partition musicale à qui personne n’a prêté beaucoup d’attention – sans doute à cause de l’efficacité du rire. Hellzapoppin () fut à cette époque le musical – même s’il s’agit plutôt d’une revue – avec la plus longue série, avec ses 1.404 représentations. Et durant les années ’30, il n’y eut à Broadway que trois spectacles qui dépassèrent les 500 représentations.

B.8) Pins and Needles (1937)

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"Pins and Needles" - Labor Stage - Playbill

Lors de sa création, Pins and Needles () (1937, 1.108 performances) était une revue amateur mise en scène par des membres de l’International Ladies Garment Workers Union. Il faut dire que la «salle de réunion» du syndicat était en fait le vieux Princess Theatre, ce qui donnait de nombreuses possibilités. Les artistes étaient majoritairement des membres de l’ILGWU qui, en raison de leur travail à l’usine, ne pouvaient répéter que les nuits ou le week-end. Ils étaient ouvriers, couturiers, opérateurs... Ils gagnaient 25$ par jour dans leur usine, et le week-end, ils gagnaient autant pour jouer en tant qu'amateurs dans une petite comédie musicale produite par leur syndicat dans un petit théâtre appartenant au syndicat, le «Labor Stage» (l’ex Princess Theatre). Magique, non?

La musique fut composée par un compositeur débutant, Harold Rome. Le musical abordait des thématiques prosyndicales de gauche, mais l’objectif principal était d’inspirer le rire avec des numéros comme Sing Me a Song of Social Significance et Nobody Makes a Pass at Me, et des sketchs qui se moquaient des événements locaux et internationaux.

Les premières représentations débutèrent le 11 juin 1936 et, vu les occupations professionnelles des artistes amateurs, ne se donnèrent que des vendredi ou samedi soir. Un an plus tard, le 27 novembre 1937, le spectacle fut véritablement créé au Labor Stage puis transféré au Windsor Theatre le 26 juin 1939. La série s’arrêta le 22 juin 1940, après un total de deux ans et demi ou 1.108 représentations. Du nouveau matériel a été ajouté périodiquement, dont la chanson It’s Better with a Union Man. Pins and Needles () est la seule production musicale amateur à n’avoir jamais réussi sur Broadway. La revue a également été jouée en 1938 à la Maison-Blanche pour Franklin et Eleanor Roosevelt. Brooks Atkinson, peut-être le critique de théâtre le plus important à l’époque, a écrit que «Pins and Needles () is a gay, satirical revue, which is amusing, as Mrs. Roosevelt knows, for she has recently sealed it with the cachet of the White House».

Le Princess Theatre (appelé un temps le Labor Stage) devint un cinéma dans les années ’40 avant d’être démoli en 1955.