E) L'«option Robeson»
Le 17 novembre 1926, Kern et Hammerstein se sont mis au travail avant même de signer le contrat avec Ferber. Seulement neuf jours plus tard, le 26 novembre, Kern et Hammerstein présentaient le premier acte du projet au producteur Ziegfeld, qui s’est montré très positif. Début décembre, Ziegfeld a signé un contrat avec Kern et Hammerstein impliquant la livraison d’un scénario utilisable le premier janvier, la première du show étant fixée pour le 1er avril 1927. La réalité sera tout autre puisque la première réelle à Broadway aura lieu le 27 décembre 1927.
Le 15 décembre 1926, Variety annonça que Robeson avait signé pour jouer le rôle de Joe. Il s’agit d’une fuite, sans doute due à l’empressement de Ziegfeld qui désirait que l’on parle déjà dans la presse de sa future grande production des mois futurs. Mais cette information était fausse. Rien n’était signé. Mais quelle preuve avons-nous que Robeson était bien prévu pour tenir le rôle de Joe dès le tout début de ce projet? Que ce n’était pas qu’un coup médiatique. Le premier script complet de Show Boat () date de janvier 1927 (conservé à la New York Public Library for the Performing Arts). Le nom de Robeson s’y trouve…
Comme nous l'avons vu, au moment où Kern et Hammerstein préparaient leur rendez-vous du 26 novembre '26 avec Ziegfeld, Robeson et Brown ont donné deux concerts au Comedy Theatre où Black Boy () avait récemment fermé: le 14 novembre puis le 25 novembre (la veille du rendez-vous Kern-Hammerstein-Ziegfeld). Un troisième concert a suivi le 5 décembre. Dans la salle, les Noirs étaient relégués au balcon. Les critiques de théâtre qui avaient fait l’éloge de Robeson dans Black Boy () ont reçu des billets gratuits. Les articles de journaux furent très bons. Kern et Hammerstein ont sans doute assisté à l’un de ces 3 concerts de ‘spirituals’ à Broadway avant de finaliser la première ébauche connue de l’acte 2 (qu’ils n’ont pas présenté le 26 novembre à Ziegfeld, car elle n’était pas finalisée, mais se trouve bien dans le premier script de janvier 1927 dont nous avons parlé). La version de janvier mentionnait la présence de Robeson dans le rôle de Joe, mais surtout, l’acte 2 incluait une partie du récital de Robeson et Brown dans son intrigue. C’est ce que l’on peut appeler l’«option Robeson». Cela avait un double impact: récupérer la renommée de Robeson et reconfigurer le récit du roman de Ferber d’une manière audacieuse et extrêmement positive.
La question de savoir quelle fin écrire à Show Boat () a toujours été, et est toujours resté, un problème. Au-delà de ce qu’il faut faire avec le personnage de Ravenal — personne ne semble avoir sérieusement envisagé de ne pas réunir le couple blanc central à la fin du spectacle — la nécessité de situer la fin à l’histoire en 1927, c’est-à-dire l’époque contemporaine à la création, a profondément façonné la pensée de Hammerstein. Comme le montre le projet de janvier, Show Boat () avec Robeson comme star devait être un conte musical au sujet de l’arrivée triomphale, dans les années ’20, de la musique et des musiciens noirs au centre de la culture musicale de Broadway. Cette «option Robeson» peut être résumée par la note griffonnée par Kern en marge d’un brouillon d’Hammerstein du texte de Can’t Help Lovin' Dat Man, chanson qui fait allusion à l’identité raciale de Julie La Verne. Kern dans sa note signifie à Hammerstein: «Nous devons mettre en vedette Paul Robeson.» Mettre Robeson en évidence en construisant le rôle de Joe était donc la priorité, même si le roman de Ferber y aidait peu.
Comme tout musical ou opérette de l’époque, Show Boat () devait commencer avec un numéro de chœur. Le choc fut que ce choeur soit composé intégralement d’acteurs noirs et surtout chantant un texte très provocateur:
Les nègres travaillent sur le Mississippi
Les nègres travaillent tandis que les Blancs s’amusent
Même si Joe n’est pas présent au milieu des dockers et des filles sur scène au lever de rideau, cette ouverture, bien avant Ol' Man River, montre que les personnages – et les artistes – noirs ne sont pas ici pour décorer. Il s’agit aussi d’une prise de distance majeure avec le fil rouge du roman de Ferber. Enfin, clôturer la longue scène d’ouverture avec Ol' Man River (Joe et les dockers) plutôt qu’avec le duo d’opérette Make Believe (Magnolia et Ravenal) encadre l’exposition du musical par deux démonstrations concrètes de l’importance des artistes noirs dans le musical. En outre, musicalement, Joeest intronisé comme le leader de l’ensemble noir et une figure importante dans le spectacle.
Le brouillon de janvier ’27 comprend Ol' Man River dans trois autres scènes, qui ont toutes été maintenues à l’ouverture de Broadway. Ces quatre interventions de Ol' Man River sont restées comme de véritables piliers de la structure dramatique du musical dans presque toutes les versions ultérieures jusqu’à aujourd’hui.
La première reprise de Ol' Man River est chantée par Joe à la fin de la longue scène où Julie et Ravenal doivent quitter le bateau (suite au fait qu’ils ne sont pas de ‘purs’ blancs) et cèdent leur place dans le show à Magnolia et Ravenal. Quand ces derniers finissent la répétition de leur chanson et s’embrassent pour la première fois, le noir se fait sur l’entièreté de la scène sauf une lumière sur Joe qui chante Ol' Man River. Le Mississippi continue à couler…
La deuxième reprise est prévue au milieu de l’acte 2 à la charnière entre 1903 et 1927, juste après les débuts de Magnolia au Trocadéro. Dans le brouillon de janvier ’27, Hammerstein donne pour titre à cette séquence: «INTERLUDE». Il a imaginé de s’inspirer des Ziegfeld Follies où des show girls défilent avec des costumes fantastiques tandis qu’un acteur masculin chante une chanson. Hammerstein imagine qu’à ce moment un Joe âgé apparait mis en lumière comme lors de la première reprise. Ensuite la lumière s’élargit sur des filles défilant derrière lui offrant des «visions des années qui passent» et montrant les changements radicaux dans la mode des 25 ans traversés. Mais il est clair: les costumes devaient être de vrais vêtements, pas des créations fantaisistes. Il suggère par exemple un garçon en uniforme et une conductrice d’ambulance pour marquer les années de guerre, et une garçonne pour désigner l’arrivée à l’heure actuelle. Le défilé de costumes a finalement été coupé, remplacé par Joe à côté d’un bureau de journaux affichant les manchettes de 1927. Le Mississippi continue à couler…
La troisième reprise de Ol' Man River est différente, car la voix de Joe est accompagnée de l’ensemble du chœur. Elle termine le spectacle. Le rideau descend et touche la scène à la dernière note… Le Mississippi continue à couler…
Les critiques de Show Boat () ont toujours noté, quelle que soit l’époque, combien ces reprises d’ Ol' Man River aident à tenir le spectacle ensemble. Elles mettent également efficacement en vedette Joe. Rappelons que ce personnage n’intervient en rien dans l’intrigue, mais il donne une âme au spectacle. Mais Hammerstein ne voulait pas s’arrêter là. Son «option Robeson» était encore plus ambitieuse!
En fait Robeson devait jouer deux rôles: Joe, bien sûr, mais aussi … lui-même, le chanteur black de spirituals. Et ce lui-même – Paul Robeson donc – serait le fils de Joe et Queenie, la cuisinière du bateau... Ce personnage aurait bien sûr une biographie fictive, éloignée du Paul Robeson réel qui était, entre autres avocat. Le Paul Robeson de Show Boat () serait «seulement» le talentueux chanteur de spirituals, mais ne sachant ni lire ni écrire. Cela permettrait d’inclure une partie du «Concert Robeson» dans Show Boat (). C’était à la fois une idée brillante, mais prévisible. De nombreux musicals de Broadway incluaient des personnalités de la musique populaire, un peu comme des attractions. Lucky () de Jerome Kern, créé en mars 1927, comprenait Paul Whiteman et son orchestre. Lady, Be Good () (1924) des Gershwin incluait Fascinatin' Rhythm avec Cliff Edwards.
Inclure une partie du «Concert Robeson» dans Show Boat () a un sens si on lit attentivement le roman de Ferber, comme Hammerstein l’a fait. Mais Ferber s’est trompée quand elle a imaginé que son Jo aurait pu avoir trouvé la gloire dans un Nightclub. Le style musical de Jo tel que décrit par Ferber ne se jouait pas dans les nightclubs. Non, c’est typiquement une musique jouée en concert. Hammerstein a estimé en outre qu’il fallait le duo Brown-Robeson dans le spectacle, par soucis d’authenticité complète. Show Boat () proposerait donc ce que nous avons appelé l’«expérience Robeson-Brown» huit fois par semaine. Cela permettrait en outre au duo d’acquérir une renommée que jamais les concerts n’auraient pu leur offrir. Bien sûr, le côté musicalement très particulier du Concert Brown-Robeson nécessitait que Kern accepte de partager sa partition avec des Negro Spirituals, ce qui a été le cas dès le début.
Mais Hammerstein n’allait pas s’arrêter là! Juste après le Récital Robeson, il a imaginé une scène se déroulant dans l’appartement de Kim à New York City, où se déroule une grande fête. Une manière pour Hammerstein de continuer son parcours dramaturgique musical: on y entendrait de la musique moderne contemporaine, et vous allez voir, par n’importe quelle musique contemporaine! Cette version introduit deux nouveaux personnage: Kim adulte, une star de Broadway et … un pianiste et compositeur nommé George qui vient de terminer son Rhapsody in Blue – qui, rappelons-le, avait été composée par George Gersshwin en 1924, soit deux ans auparavant! Kern et Hammerstein n’avaient certainement pas l’intention de demander à George Gersshwin lui-même de rejoindre la distribution de Show Boat (), mais bien de mettre une doublure qui serait le compositeur du prochain spectacle de Kim. Au moment culminant de la scène, le public apprend que le lendemain, Kim et Magnolia iront à Natchez sur le «The Cottom Blossom». Un jeune homme, avec un verre de Sarsaparilla à la main, en pleine prohibition de New York s’esclaffe: «Un Show Boat? C’est quoi ça?». Ce qui permet à Kim la réplique pleine d’esprit: «Écoute Moron! Tu veux me dire que tu n’as pas lu livre d’Edna Ferber?» Le musical Show Boat () parle du roman de Show Boat…
Ce qui suit démontre à quel point Kern et Hammerstein ont pris au sérieux les implications musicales de l’histoire de Ferber.
GEORGE: Did you know that the song hit of Kim’s show was based on an old Show Boat tune?
KIM: That’s right, it’s an old southern song my mother taught me. I hummed it to George and he used it as a theme—
ALEC: Old southern song your mother taught you - sounds like an old gag your press agent taught you.
GEORGE: It’s true . Come on Kim , let’s show them the original.
Ils marquent tous leur enthousiasme. Kim commence à chanter à l’ancienne
MAN WITH HIGHBALL: That’s fine. Now let’s hear it the way you do it in the show...
Elle chante la version modernisée
MAN WITH HIGHBALL: Come on girls, snap into your number.
Les filles exécutent leur grand numéro de danse
(BLACK OUT)
Dans le plan de Hammerstein, le Récital Robeson et le grand numéro de Kim permettaient l’arrivée du musical à l’époque contemporaine. Mais les deux scènes montraient aussi comment le présent trouve ses racines dans les Show Boats, mais aussi qu’aux sources de la musique populaire américaine il y a la musique noire. Il était difficile d’être plus direct. Et son travail en deux phases est très intelligent: les sources afro-américaines de la musique populaire américaine sont d’abord présentées par Robeson sous la forme de spirituals, puis par Kim, qui déclare que les sources de son style actuel se trouvent dans «les vieilles chansons du sud» qui ont été mises au goût du jour par l’esprit musical (blanc) le plus contemporain de la décennie. Kern n’avait apparemment aucun scrupule à laisser quelques mesures de Rhapsody in Blue de Gersshwin dans la partition.
Le Récital Robeson et la fête chez Kim ont finalement été coupés, mais la chanson de Kim – essentielle à l’aboutissement de la dramaturgie musicale historique chère à Hammerstein – a survécu et a été insérée dans la scène finale sur la digue. En fait le Récital Robeson et la fête chez Kim sont restés dans les scripts jusqu’au début des répétitions. Les deux apparaissent dans le brouillon d’août, avec la note ajoutée: «Si Robeson n’est pas engagé, ce récital est supprimé.» Cela montre clairement que l’équipe de production était encore en négociation avec Robeson à ce stade. Et que seul Robeson pouvait remplir ce rôle, de par son charisme, sa réputation et la reconnaissance de nom. Sans lui, pas de récital. Les deux scènes sont encore présentes dans le scénario d’octobre datant du début des répétitions. Dans cette brochure, une main inconnue a rayé le Récital Robeson et a ajouté «sauter à la reprise» dans la marge. L’écriture peut être celle de Kern et fait référence est à la reprise par Ravenal de You Are Love utilisée pour mettre fin à la scène Andy-Ravenal au début des tryout. Ce scénario d’octobre avait été tapé avant l’annonce que Charles Winninger avait signé pour le rôle d’Andy le 16 octobre. Et deux jours plus tôt, Robeson et Brown avaient eux pris le bateau pour l’Europe pour un récital à la Salle Gaveau à Paris. Seul le départ de Robeson pour ce voyage transatlantique semble avoir convaincu les créateurs du Show Boat () que le Récital Robeson ne ferait pas partie du spectacle. La fête de Kim est encore restée dans le script quelques jours après la suppression du Récital Robeson. Quelques jours avant l’ouverture du premier try-out au National Theatre de Washington le 15 novembre, le Washington Post annonçait encore «une fête gay dans le New York moderne» située «dans un appartement de New York».
Les différents brouillons du projet attestent que le trio Hammerstein, Kern, et Ziegfeld espéraient encore que Robeson accepte de jouer à la mi-octobre 1927. De nombreux comptes-rendus des médias font allusion à des processus de négociation entre Robeson et le triumvirat de Broadway. Le critique Woollcott – celui qui avait présenté Kern à Ferber lors de la première de Criss Cross () – a publié en 1928 un article donnant un aperçu de l’approche de Robeson par Kern, article réimprimé avec délectation par le Pittsburgh Courier, un journal noir de portée nationale:
«M. Kern, avec la belle mélodie de Old Man River déjà dans sa tête, se tenait tel un mendiant, chapeau à la main sur un pas de porte à Harlem. Il voulait que Paul Robeson chante cette chanson. Mais lorsque les répétitions ont finalement commencé, ce géant sombre était engagé ailleurs...»
Les réserves de Robeson au sujet du Show Boat () ont été rendues publiques dès le début. Le 26 janvier 1927, Variety avait affirmé que Robeson attendait plus d’argent que ce qu’on lui proposait. Dans cet article, Jules Bledsoe (qui créera le rôle de Joe) était déjà mentionné comme «second» choix. Deux semaines plus tard, le producteur Ziegfeld a mis de côté Show Boat () jusqu’à l’automne, et la résistance de Robeson a peut-être été un facteur dans le report de la première. Peu d’autres rumeurs ont fuité au cours des mois suivants, car Robeson était à New York ou voyageait avec sa femme Eslanda, et il y a donc peu de lettres qui nous restent de cette période pour se rendre compte de l’existence de négociations. En outre, les journaux intimes souvent révélateurs d’Eslanda sont manquants pour 1927. En mars, dans Opportunity, Gwendolyn Brooks a déclaré:
«C’est maintenant un fait que Paul Robeson va jouer dans la prochaine production de Show Boat ... il aura un rôle dans lequel il peut chanter. Pour moi, il s’agit du type d’art dans lequel M. Robeson fait tout son possible pour s’exprimer, et refuse de splendides offres pour la production de vaudeville.»
La note dans le script d’août «Si Robeson refuse…» suggère que les négociations étaient encore en cours à l’été. 1927 n’a pas été une grande année pour la carrière de Robeson. Il a passé la première moitié de l’année sur une tournée de concerts avec Brown, gérée par Eslanda, qui ont été beaucoup plus sporadiques et controversés que prévu, ce qui a laissé le trio «profondément découragé». De juin à octobre, Robeson était à New York, sa notoriété liée au récital était momentanément en berne et il n’avait aucune offre de rôle théâtral en perspective. Eslanda et lui ont passé le mois d’août dans l’enclave bourgeoise noire d’Oak Bluffs (Massachusetts). Robeson y a chanté quelques concerts locaux. Pour couronner le tout, Eslanda était enceinte, et Robeson n’en était pas totalement heureux.
Pour obtenir une avance de 500$, Robeson a accepté de signer un contrat avec la productrice Caroline Dudley prévoyant sa participation à une revue noire à l’automne 1928 à New York. Nous verrons que ce contrat aura de graves conséquences. Quoi qu’il en soit, ces 500$ permettent à Robeson et Brown de faire leur concert à la Salle Gaveau à Paris du 29 octobre 1927, dans l’espoir d’organiser ensuite des concerts en Europe grâce à l’imprésario Walter K. Varney. Robeson et Brown avaient quitté New York le 14 octobre, date à laquelle le Récital Robeson a été définitivement coupé du Show Boat (). Jules Bledsoe a alors été embauché pour jouer Joe, a moins d’un mois de la première preview à Washington. Le script d’octobre et l’embauche tardive de Bledsoe sont des preuves solides que Hammerstein, Kern, et Ziegfeld ont tenu bon pour faire de Robeson leur Joe, et ce jusqu’à ce que le chanteur soit monté sur le bateau pour l’Europe.
L’analyse froide de la situation est pourtant très claire: Robeson prend un bateau vers Paris pour y jouer un seul concert plutôt que de jouer dans la création mondiale d’un show produit par le célébrissime Ziegfeld. La résistance de Robeson à Show Boat () était donc très forte. Le fait que Show Boat () était la seule proposition qu’il ait eue en 1927 à New York lui a peut-être fait croire qu’il valait mieux tenter sa chance ailleurs, dont pourquoi pas en Europe…
Lorsque Robeson a pris le bateau mi-octobre, il a laissé sa femme enceinte, devant accoucher à court terme. Paul Robeson Jr. est né à Brooklyn quelques jours plus tard, le 2 novembre 1927. Eslanda a éprouvé des complications après l’accouchement, et Robeson a décidé de retourner aux États-Unis immédiatement. Il est revenu à New York la veille de l’ouverture de Show Boat () à Broadway. Peut-être a-t-il assisté à la soirée d’ouverture… S’il avait choisi de ne pas prendre ce bateau pour l’Europe, Robeson aurait été présent à la naissance de son fils tout en participant, dans un premier rôle, aux répétitions et aux previews de la plus grande production qu’on lui ait jamais proposée - tout ce qu’il aurait eu à faire était de dire ‘OUI’ à Show Boat ().
Mais Robeson a dit non. Pourquoi? Dans son livre de 1930, «Paul Robeson, Negro», Eslanda Robeson donne un aperçu des objectifs artistiques de son mari à la fin des années 1920. Elle le présente comme un talent nourri par Greenwich Village qui est connu comme un des bastions de la culture artistique et d'un mode de vie bohème. Ce quartier est réputé pour son côté pittoresque, ses artistes et sa culture alternative. Et Robeson a adoré l’aura intellectuelle de cette vie bohème, cherchant à recréer ce monde à Chelsea pendant ses différentes périodes londoniennes. Dans cet univers, Robeson a développé une croyance ferme en la supériorité de l’expression artistique pure sur tout compromis commercial, une position renforcée par sa conviction que l’artiste noir portait un fardeau particulier pour montrer toute l’humanité de sa ‘race’ au public blanc. Comme décrit par Eslanda, les concerts de spirituals de Robeson étaient des «expériences artistiques», «juste le genre de chose que [les types de Greenwich Village] aimaient faire» et «quelque chose dont ils pouvaient tous être honnêtement enthousiastes». Eslanda cite Robeson dans un long passage où il explique combien les pièces d’O'Neill, The Emperor Jones ()» et All God's Chillun Got Wings (), avaient servi des buts spécifiques en apportant ouvertement la ‘notion de race’ sur scène devant le public blanc. De toute évidence, Robeson appréciait la façon dont ses alliés de Provincetown (Massachusetts) – une des plus importantes «colonies estivales» d’artistes – lui avaient permis de se forger une carrière sur les plus grandes scènes tout en réalisant des objectifs personnels. Mais elle ne mentionne pas dans ce livre que ces spectacles-là ne généraient pas de travail ou de revenu constants pour la famille Robeson. Dans une lettre à Eslanda envoyée de France le 12 décembre 1927, la chance d’être distribué dans Show Boat () étant maintenant perdue, Robeson réfléchit aux choix qu’il avait faits pour le bien de son «art».
«Il y a tant de choses que j’aurais pu faire pour nous faire gagner de l’argent si je n’avais pas eu peur de mettre mon «art» en danger. Black Boy — Vaudeville — Cinéma — Show Boat — Hammerstein, etc... et je ne me suis jamais demandé en construisant ma carrière ce que les gens diraient, ce qui est bien sûr stupide.»
Dans sa biographie de Robeson, Eslanda a également attiré l’attention sur les rôles historiques joués par Roland Hayes dans les salles de concert, et les écrivains associés à la «Renaissance de Harlem» qui ont réussi à amener l’attention du public blanc vers «une autre classe de nègre», initiant une «vie sociale mixte» remplie d'«écrivains, artistes et musiciens noirs intéressants et intelligents». Elle a déclaré catégoriquement:
«Cette 'mixité' est la meilleure chose qui puisse arriver pour aider à résoudre le problème des Noirs en Amérique. Quand les Blancs en viennent à connaître le 'Nègre' tel qu’il est vraiment, qu’ils décident ou non de l’aimer, de devenir son ami ou de l’épouser, la plus grande barrière est brisée.»
Dans la biographie de son mari, Eslanda dessine un «Nouveau Nègre» qui est un homme de talent qui brise le racisme par son excellence artistique.
Il est dès lors difficile d’imaginer Robeson et Eslanda considérant Ol' Man River ou les projets de livrets de Show Boat () comme des véhicules s'accordant avec leur vision très déterministe de la carrière de Paul Robeson. Après l’échec commercial de Black Boy (), son premier spectacle qui n’appartenait à l’univers artistique «Provincetown» - avec une intrigue que la plupart des critiques (mais surtout les noirs) ont jugée ridicule - le Show Boat () produit par Ziegfeld avec sa double implication (Joe puis le fils de Joe qui est inspiré par lui-même!) pouvait difficilement avoir été une offre vraiment attractive. Robeson allait jusqu’au bout des choses, faisant rarement des compromis. Se battant pour la mixité, il avait par exemple évité les spectacles musicaux avec des casts tout-noirs pendant des années et, par ailleurs, cela n’avait jamais été son ambition de paraître comme un acteur-vedette dans un musical et cela ne suffisait pas à lui faire accepter un rôle. Et enfin, Robeson devait sans doute avoir aussi une résistance philosophique générale à Broadway. Eslanda a retranscrit en détail dans son journal personnel l’expérience humiliante de leur couple lors d’une représentation de Bride of the Lamb en 1926 au Henry Miller Theatre. Le personnel du théâtre a interdit à Paul de s’asseoir dans leurs sièges d’orchestre et le couple est parti ulcéré. Dans sa biographie de Paul, Eslanda souligne qu’à New York, Robeson ressentait «un grand inconvénient pratique» à ne pas pouvoir manger dans un restaurant entre la 10ème et la 130ème rue (en d’autres termes, impossible en dehors de Harlem et Greenwich Village). Il aimait vivre à Londres précisément parce qu’il pouvait manger en face du théâtre où il se produisait. Comme l’a fait remarquer Eslanda, «c’était important pour son bien-être général.»
Bien sûr, les objections de Paul Robeson se sont largement adoucies quelques semaines à peine après que Show Boat () ait ouvert le 27 décembre 1927 à Broadway. Robeson a alors été invité à jouer le rôle de Joe à Londres par Sir Alfred Butt, un producteur qu’il connaissait et en qui il avait confiance dans une ville qu’il aimait. Il prit le bateau vers Londres en avril 1928 pour une ouverture en mai au Theatre Royal Drury Lane, le 3 mai 1928. Ce fut un énorme succès qui, pour le grand public, a identifié pour très lonhtemps de Paul Robeson au rôle de Joe et à Ol' Man River. Il jouera ce rôle pendant plus d’une décennie, apparaissant à Broadway en 1932, dans le film de 1936, et enfin dans une production de Los Angeles en 1940. Nous y reviendrons. Mais revenons d’abord à la création à Broadway, sans Paul Robeson...