B) Les musicals du Winter Garden Theatre
B.1) Al et “Gus” s'installent à Broadway
Les Shubert venaient de transformer l'ancien Marché à Chevaux juste au nord de Times Square en un théâtre qu'ils ont appelé The Winter Garden Theatre. Avec des bars à tous les niveaux et des cendriers à chaque siège, il permettait l'atmosphère détendue que l’on retrouvait dans les Roof Theatres (théâtre sur les toits des théâtres qui fictionnaient principalement l’été). Le The Winter Garden Theatre a ouvert avec La Belle Paree () (1911, 104 représen- tations). Ce furent les débuts à Broadway d’Al Jolson.
Officiellement, cette comédie musicale suivait une héritière en visite à Paris, mais, en réalité, il s’agissait plus d’un enchaînement de numéros de Vaudeville. Jolson apparaissait en Blackface comme Erastus Sparkler, un aristocrate de couleur avec un accent du Sud, mais évitant les maniérismes raciaux stéréotypés. Le soir de la première, Al Jolson, maladivement surstressé (il se détruisait l’estomac tous les soirs de Première), n'a récolté qu’un accueil modéré, mais les Shubert ont réarrangé le spectacle dans les jours qui ont suivi. Entre le meilleur placement des solos d'Al et sa détermination personnelle à réussir, ce spectacle collectif est petit à petit devenu celui d’Al Jolson. Il faut dire que Jolson n’avait pas peur d’improviser des paroles, qu’il sifflait magnifiquement à travers ses doigts et, surtout, qu’il avait une voix qui résonnait dans le gigantesque The Winter Garden Theatre de 1.533 places. À une époque où les micros n'existaient pas, une telle puissance vocale était prisée. Jolson est devenu la star du show et il a commencé à introduire de nouveaux gags et chansons pour plaire aux fans qui revenaient voir le spectacle. Les Shubert lui ont attribué le succès du spectacle.
Vera Violetta () (1911, 112 représentations) a été le second spectacle d’Al Jolson à Broadway, toujours au Winter Garden Theatre. Gaby Deslys était la tête d'affiche même si Jolson récoltait plus d’applaudissements lors des rappels. Très vite, les Shubert ont voulu reprogrammer ces deux vedettes dans un autre show.
Cela allait être Whirl of Society () (1912, 136 représentations) au Winter Garden Theatre. C'est pour ce spectacle que Jolson a incité les Shubert à modifier l’intérieur du Winter Garden Theatre, ce qu’ils ont accepté. Les frères ont créé un chemin partant de la scène jusqu’à l’arrière de la salle: ils ont installé des planches enjambant l’orchestre puis recouvrant les sièges du centre des rangées, et ce jusqu’à l’arrière du parterre. Cette piste s'est avérée un succès instantané et a été conservée bien au-delà de la série de Whirl of Society (). Jolson aimait courir et glisser dessus tout en chantant, en improvisant et en faisant des plaisanteries avec le très proche public, qui était ravi par ce genre d'interaction sans précédent avec un artiste. Ils ont également apprécié quand les showgirls défilaient sur cette même piste. C’est pour cela qu’elle a vite été surnommée «Le Pont des Cuisses».
Whirl of Society () était à nouveau assez proche d’une revue musicale. Mais c’est surtout le premier spectacle où Al joua le personnage Blackface de Gus, un afro-américain qui essayait de se montrer plus malin pour déjouer ses ennemis. Il apparaissait dans la seconde partie du spectacle et Jolson n’hésitait pas à se lancer ici encore dans une interactivité comique avec son public.
Gus sera présent dans de trèsd nombreux futurs spectacles de Jolson, projetant ce survivant débrouillard dans toutes sortes de situations rocambolesques et improbables. Gus pouvait être n'importe qui, du valet d'un millionnaire à l'acolyte de Christophe Colomb. Le succès fut tel que beaucoup réduiront l'acteur Al Jolson à la scène à son personnage de Gus.
En plus de ses huit représentations hebdomadaires de Whirl of Society (), Jolson participait aux concerts du dimanche du Winter Garden Theatre. À 27 ans, Jolson avait de l'énergie à revendre. Vu que les «Blue Laws» (lois qui pour des raisons religieuses interdisaient les activités le dimanche) de New York interdisaient les représentations théâtrales le dimanche, les Shubert proposaient des «concerts religieux» avec des artistes en tenue de ville. Jolson était invariablement l'un des derniers numéros du concert, mais le public, chanson après chanson, exigeait l’arrivée de Jolson. Son créneau de quinze minutes passait souvent à quarante minutes ou même plus. Il lui importait peu de prendre tout son temps et de rendre impossible à n’importe quel artiste de paraître après lui en scène… On parlait d’ego démesuré ?
Notre nouvelle star avait un instinct extraordinaire pour sélectionner les chansons dont il pourrait faire des hits. Les auteurs-compositeurs de Tin Pan Alley ont vite fait la queue pour proposer leurs nouvelles chansons à Jolson. Ayant connu la misère, il avait une notion très claire de l’argent et il a souvent exigé de ces auteurs un pourcentage des redevances de partitions s’il acceptait de chanter la chanson en concert. Mais connaissant l’impact de Jolson, la plupart des auteurs-compositeurs étaient heureux d'accepter.
Après une pause estivale et une tournée d'automne de Whirl of Society (), Jolson a joué dans The Honeymoon Express () (1913 - 156), toujours au Winter Garden Theatre et une troisième fois avec Gaby Deslys.
Al Jolson a repris son rôle de Gus, dans un complot concernant un divorce interrompu par un télégramme qui indiquait que le mari héritait de quatre millions de francs de son oncle Maurice, s'il était bien marié. Mais, très objectivement, le livret n'était qu'une excuse pour laisser Al Jolson s'approprier la scène. Et, le moins que l'on puisse dire, c'est ce qu'il s'est approprié la scène...
Nous avons vu que lors des concerts du dimanche, Jolson n’avait pas peur de monopoliser la scène pendant de longues minutes. Mais dans un spectacle… Eh bien, le soir de la première, alors que le spectacle s’éternisait, Jolson a demandé au public: «Voulez-vous entendre le reste de l'histoire, ou voulez-vous m’entendre moi?» Quand le public a clairement choisi de l’entendre lui, il a transformé la fin du spectacle en un concert, chantant chanson après chanson, le reste de la troupe attendant en coulisses. Aucun artiste de Broadway avant ou depuis n’a jamais osé une telle attitude. Jolson en a fait une marque de fabrique. En tournée, Al Jolson a fait la même chose, dont une fois quand Gaby Deslys était en scène. Elle a quitté le show définitivement. Mais pourquoi s’inquiéter puisqu’il offrait alors une heure de concert ou plus à un public particulièrement reconnaissant. En plus, Gaby Deslys ayant quitté le show, il était maintenant le mieux payé de la troupe, ce qu’il exigera désormais toujours. Mais son maladif ego pouvait s’exprimer de bien d’autres manières. Dans The Honeymoon Express () en tournée, Doyle et Dixon, deux grands danseurs avaient leur numéro qui précédait celui d’Al Jolson. Il fut magnifiquement applaudi. Al Jolson attendant d’entrer en scène leur dit clairement à leur sortie: «Ne faites plus jamais ça». Il devait être le seul à briller.
Pendant la série à Broadway, Jolson a intercalé la chanson You Made Me Love You, tombant à genou pendant le refrain final, ce qu'il fera toute sa vie durant.... Il a souvent dit aux intervieweurs qu'il faisait cela pour soulager la douleur d’un ongle incarné, mais c'était ... n’importe quoi! Jolson avait en fait vu un autre artiste utiliser ce truc, mais sans récolter beaucoup d’effet. Lui, il l’a simplement amené ce truc à un autre niveau.
À partir de ce moment, les spectacles de Jolson sont devenus de purs véhicules à stars. Ces shows furent de gros succès à l’époque, mais aucun ne pourrait être repris aujourd’hui. Les livrets n’avaient d’autre ambition que de permettre de passer d’une chanson de Jolson à une autre chanson de Jolson, tout en lui permettant de faire ses improvisations.
En dehors de la scène Jolson avait une seule autre passion: les courses de chevaux. Il pariait tous les jours. Bien qu'il ait toujours joué raisonnablement, selon ses moyens financiers, il voulait qu'on pense qu'il misait beaucoup plus. Déterminé à entretenir son image, il donnait ses ordres aux bookmakers dans un code préétabli: quand il annonçait parier «5.000$», il fallait comprendre qu’en réalité il pariait 50$.
Par contre, Jolson a souvent encouragé de nouveaux talents. Lors d'une visite à sa bien-aimée San Francisco en 1913, il a été voir le numéro de Vaudeville Kid Kabaret, joué par deux comiques talentueux. Il les a invités à dîner. Eddie Canto et George Jessel ont tous deux entretenu une amitié durable avec Jolson. Mais tous deux ont aussi appris que Jolson pouvait à la fois être un ami proche et un concurrent impitoyable.
Le spectacle suivant d’Al Jolson au Winter Garden Theatre fut Dancing Around () (1914 - 145) avec une partition du compositeur Sigmund Romberg. Peu l'ont remarquée, et encore moins Jolson. Il faut dire qu’il a ajouté et retiré des chansons à volonté. Un de ses rajouts, Sister Suzie's Sewing Shirts for Soldiers est devenu un petit succès, et Jolson a offert une récompense à quiconque dans le public arriverait à chanter le refrain imprononçable plus vite que lui… Personne n’a jamais réussi. Il faut dire que le texte n’est pas simple ... à prononcer:
Sister Suzie's sewing shirts for soldiers
Such skill at sewing shirts our shy young sister Suzie shows
Some soldiers write epistles
Say they'd sooner sleep in thistles
Than the saucy, soft, short
Shirts for soldiers sister Suzie sews.
Extrait de «Sister Suzie's Sewing Shirts for Soldiers»
Quelle que soit la célébrité de Jolson, son père pouvait toujours le rappeler à l’humilité. En décembre 1915, la tournée de Dancing Around () (1914, 145 représentations) est passée par Washington, DC. Lorsque le président Woodrow Wilson a annoncé qu'il assisterait au spectacle le vendredi soir, Al a envoyé des billets au premier range pour cette date à son père. Quand le grand soir est venu, Al a fait son entrée en scène sous des applaudissements fabuleux, mais face à lui, au premier rang, les sièges de sa famille étaient vides.
Quelques jours plus tard, il a demandé des explications à son père, au Rabbin Yoelson. Son père lui rappela que la représentation était la veille de shabbat, soir où un rabbin devait être au temple. Al répondit que son père aurait pu faire une exception, en disant: «Je chantais pour le Président.» Papa Yoelson répondit tranquillement: «Je chantais pour Dieu.» Mais peut-être Al Jolson se prenait-il lui-même pour un Dieu...
La seule observance religieuse régulière de Jolson était de chanter le yahrzeit en hommage à sa mère une fois par an. Par contre, il se revendiquait fièrement comme Juif. À l'occasion, il n’hésitait pas a répondu aux insultes antisémites avec ses poings.