6.
1927 - Show Boat

 7.2.
Les Revues de
l'après Ziegfeld

 7.3.D.
George & Ira Gershwin
(6/10)

 7.3.D.
George & Ira Gershwin
(8/10)

 7.4.
Le Royaume-Uni
Années '20 et '30

 8.
1943 Oklahoma!

D) George et Ira Gershwin (II) (7/10) (Suite)

D.4) La mort de George Gershwin

Comme pour les deux précédents films, le travail sur The Goldwyn Follies () n’a pas fait naître beaucoup d'enthousiasme des frères Gershwin. Même si financièrement, le cinéma propose des conditions financières acceptables, George se sent très limité dans sa création artistique. «Tout ce que l'on veut, c'est des tubes que l'on peut siffler, dit-il. Un compositeur qui travaille à Hollywood, même célèbre, n'est rien d'autre qu'un type qui travaille pour le cinéma». Le cinéma et ses règles strictes est très contraignant pour George. Et même s’il mène une vie de star à Hollywood et Beverly Hills, New York lui manque. Todd Duncan, qui avait incarné le rôle de Porgy dans Porgy and Bess () est très clair: «Je suis resté à discuter chez Gershwin jusqu'à 5 heures du matin. Il m'a dit combien il était malheureux. Les films lui rapportaient beaucoup. Il m'a dit: “Todd, je ne suis pas le genre de compositeur à qui on peut dire: `J'ai besoin de cinq chansons pour ce film. Maintenant, compose.' Je n'en peux plus. Je meurs d'envie de retourner à New York et de composer quand je veux”.»

Mais, soyons réalistes, Hollywood n’a jamais fait rêver Gershwin. Il avait même un jugement assez dur sur ce monde qu’il estimait peuplé de personnalités surfaites, de fausses priorités.

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George Gershwin et Paulette Goddard

Mais malgré tout, à Hollywood, l’amour va être au rendez-vous. Insatisfait peut-être, mais l’amour quand même. Dans une soirée prestigieuse – avec entre autres Igor Stravinsky, Marlene Dietrich, Douglas Fairbanks, Frank Capra, … – George fait la connaissance de Paulette Goddard, une actrice comme lui originaire de Brooklyn. Selon Cocteau elle est «un petit cactus aux milles pointes, une petite lionne à crinière et à griffes superbes». Elle est en effet très belle, très vive, spontanée, fantasque. En un mot, elle est irrésistible. George tombe sous le charme de cette femme qui sera l'une des actrices américaines les plus populaires des années 1940. En fait, il en tombe amoureux. Il n’y a qu’un seul problème: elle a épousé Charlie Chaplin six mois auparavant. Paulette Goddard a inspiré à Chaplin le rôle de la gamine farouche des Temps modernes, et elle sera la jeune fille juive Hannah dans Le Dictateur.

Paulette Goddard sera aussi célèbre pour sa collection de bijoux et de tableaux de maître que pour sa collection de maris (Edgar James, Charlie Chaplin, Burgess Meredith, Erich Maria Remarque, l'auteur du roman À l'ouest, rien de nouveau) et d'amants remarquables: Clark Gable, Harry Lloyd Hopkins, Howard Hughes, Aldous Huxley, Anatole Litvak, Aristote Onassis, Diego Rivera, Artie Shaw et John Steinbeck. Gershwin fut-il l'un de ces hommes remarquables? Oui. Mais, elle refuse de divorcer de Chaplin et elle quitte Gershwin brutalement au printemps 1937, qui en est durement affecté.

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«Les Temps modernes» (1936) - Charlie Chaplin et Paulette Goddard

Paulette Goddard, on l'a dit, était une collectionneuse maladive. Ses amis Salvador Dalí, Diego Rivera et Andy Warhol lui feront cadeau de différentes œuvres. Sa collection inclura aussi plusieurs aquarelles signées George Gershwin. Charlie Chaplin aura le projet de réaliser un film, son premier film parlant, sur la vie de George Gershwin. À ses yeux, Gershwin représente l'Amérique, la réussite, la puissance créatrice: il est le Mozart du XXe siècle. Mais, le 12 mars 1938, c'est l'Anschluss: l'Autriche est annexée par l'Allemagne nazie. Chaplin décide alors de changer de sujet et de consacrer son film à la lutte contre le nazisme. Ce film, ce sera Le Dictateur.

Tout n’est pas noir… Dans la seconde moitié des années ’30, la vie musicale en Californie connaît un vrai renouveau principalement grâce aux compositeurs européens récemment exilés à Hollywood: Igor Stravinsky, Kurt Weill, Arnold Schönberg, Ernst Bloch, Erich Wolfgang Korngold. Et comme nous l’avons vu, le déclin de Broadway se confirmant, Jerome Kern, Cole Porter, Irving Berlin, Al Jolson et Paul Whiteman se sont eux aussi installés en Californie. Gershwin a participé à cet exode.

À Hollywood, il fait la connaissance d’Arnold Schönberg – qui a fui l'Europe ravagée par la montée du nazisme – l'inventeur de cette technique de composition musicale si particulière qu’est le dodécaphonisme. Gershwin et Schönberg deviennent amis. Durant les derniers mois de sa vie, Gershwin s'était intéressé au dodécaphonisme en lisant les écrits théoriques de Schönberg. Dans un texte de 1938, ce dernier fait l’éloge de Gershwin:

«Je ne parle pas ici en théoricien de la musique et je ne suis pas un critique musical. Je ne suis donc pas obligé de dire à côté de quel compositeur, à mon avis, l'histoire retiendra le nom de Gershwin : Johann Strauss ou Debussy? Offenbach ou Brahms? Lehár ou Puccini? Mais je sais que Gershwin est un artiste et un vrai compositeur. Il a exprimé des idées musicales et ces idées étaient neuves, comme le langage dont il s'est servi.»

© «Le Style et l’Idée» - Arnold Schönberg


Mais même s’il est déçu par Hollywood, Gershwin continue à travailler et un projet le motive particulièrement: profiter d’être dans l’antre mondial du cinéma pour porter Porgy and Bess () à l'écran. Mais ce projet ne verra malheureusement pas le jour.

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© San Francisco Chronicle - 12 juillet 1937

Mais le pire est à venir. En février 1937, Gershwin dirige son Concerto en fa au Philharmonic Auditorium à Los Angeles. Il rate quelques mesures puis recommence à diriger comme normalement. En fait, il a perdu conscience quelques secondes. Il décrira cette désagréable expérience en disant qu’il s’est senti terriblement troublé pendant quelques instants puis qu’il a ressenti une forte odeur de caoutchouc brûlé. En avril, une expérience similaire le frappera, mais il est cette fois dans le fauteuil d'un barbier. À nouveau, il sent une odeur persistante de caoutchouc brûlé. Il consulte des médecins qui ne diagnostiquent rien. Cela doit être dû à une grande fatigue…

Mais les choses empirent. En juin, Gershwin est accablé par de forts maux de tête. Et une fois encore, l'odeur de caoutchouc brûlé revient… Leonore Gershwin, la femme d’Ira, commence à remarquer chez George d'étranges sautes d'humeur et qu'il n'est plus capable, au dîner de manger sans répandre de la nourriture sur la table. Il devient colérique: il ordonne à son chauffeur Mueller de quitter la voiture alors que ce dernier conduit. Il a de vrais moments d’égarements l’amenant, par exemple, à s’enduire le corps de chocolat. De graves maux de tête continuent à ruiner sa sérénité.

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© San Francisco Chronicle - 12 juillet 1937

De nouveaux examens médicaux s’imposent et le 23 juin, il est pour trois jours à l’hôpital pour subir une batterie de tests. Une fois encore, rien n’est détecté. Le neurologue attribue ses troubles à de l'hystérie. Ses troubles de la coordination et l'altération de ses facultés mentales empirent et dans la nuit du 9 juillet, Gershwin perd connaissance dans la maison de Harburg, où il travaille sur la partition des The Goldwyn Follies (). Il est ramené en urgence à l’hôpital Cedars of Lebanon où il tombe dans le coma. Ce n'est qu'à ce point qu'il devient évident pour ses médecins qu'il est atteint d'une tumeur cérébrale. Leonore appelle alors Emil Mosbacher, un proche ami de George et lui explique le besoin pressant de trouver un neurochirurgien. Mosbacher appelle immédiatement le Dr Harvey Cushing, pionnier de la neurochirurgie à Boston lequel, ayant pris sa retraite depuis quelques années, recommande le Dr Walter Dandy. Mais ce dernier est à ce moment parti en bateau pour pêcher dans la baie de Chesapeake avec le gouverneur du Maryland. Mosbacher appelle alors la Maison-Blanche et obtient qu'un garde-côte soit envoyé à la recherche du yacht du gouverneur et que Dandy soit ramené rapidement sur la rive. Mosbacher affrète ensuite un avion pour l'aéroport de Newark d'où Dandy pourra prendre un vol pour Los Angeles. Mais pendant ce temps l'état de Gershwin est jugé critique et nécessite une intervention chirurgicale immédiate. Une tentative d'exérèse de la tumeur est réalisée par les médecins du Cedars, mais sans succès et Gershwin décède au matin du 11 juillet 1937. Il a 38 ans…

À l'annonce de cette nouvelle, les nombreux amis et admirateurs de Gershwin sont choqués et abasourdis. John O'Hara note: «George Gershwin est mort le 11 juillet 1937, mais je ne suis pas obligé de le croire si je n'en ai pas envie».

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Les funérailles de George Gershwin ont lieu simultanément à Los Angeles et à New York. Ici, le service funéraire au Temple B'nai B'rith de Los Angeles.
© Los Angeles Daily News

Les funérailles se déroulent à New York où quatre mille personnes s'entassent à la synagogue. Des milliers d'autres accompagnent le cortège tout au long des rues de New York. Une autre cérémonie a lieu à Hollywood, au Temple B'nai B'rith. Dans les studios, on fait une minute de silence. George Gershwin est inhumé au cimetière de Westchester Hills, à Hastings-on-Hudson, dans l'État de New York. Ira est très affecté par la mort brutale de son frère. Il sera sujet à une forte dépression. Jusqu'à sa disparition en 1983, à l'âge de 86 ans, il poursuivra son travail de parolier et assurera avec beaucoup de soin la pérennité de l'œuvre de son frère.

La disparition de George entraîne un conflit familial. L'enjeu est forcément financier, considérable puisque George, sans épouse ni enfant, donc sans héritier direct, était très fortuné (argent, immobilier, œuvres d'art, droits d'auteur). Rose, la mère de George, exige la totalité de l'héritage. Ce qu'elle obtient après une action en justice contre Ira. Dans son testament, Rose n'accordera que 20% des droits d'auteur à Ira qui est pourtant indissociable du succès de George. L'injustice du testament maternel sera plus tard réparée à l'amiable par les frères et sœurs.

En 1926, Gershwin avait écrit ce que d'aucuns pourraient lire comme sa propre épitaphe:

«Personne ne s'attendait que je compose de la musique. Mais je l'ai fait… Lorsqu'on m'interroge sur ce que j'essaie de faire, je me contente de répondre que j'essaie d'exprimer ce qui est en moi. Certaines personnes ont la capacité de traduire leurs sentiments en mots ou en musique. Des milliers d'autres partagent les mêmes sentiments, mais restent muets. Ceux d'entre nous qui le peuvent doivent parler pour ceux qui en sont incapables — mais alors ils doivent le faire avec honnêteté.»


Admiré et reconnu par ses contemporains (Ravel, Ellington, Schönberg, Walton, Poulenc, Ibert…), Gershwin a participé, avec ses chansons, devenues pour certaines des standards éternels du jazz, et avec ses partitions symphoniques à la constitution d'une identité musicale américaine spécifique.