5.
1866 1927 - Recherches

 6.8.
Paul Robeson
«LE» JOE

 6.8.I.
Show Boat
Los Angeles (1940)

 6.9.K.
Show Boat
Ziegfeld Theatre (1946) (2/2)

 6.10.
Le crash de '29
La fin d'un monde

 7.
1927 1943 - Difficultés

K) Broadway, janvier 1946 - Ziegfeld Theatre (1/2)

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K.1) Le premier «revisal» de Broadway

En janvier 1946, Show Boat () revient à Broadway après une absence de quatorze ans. Ce revival a été clairement annoncé comme une «nouvelle production» par les producteurs Richard Rodgers et Oscar Hammerstein. Cette version a été à la fois un hommage non volontaire à Jerome Kern (qui était mort subitement en novembre 1945) et une preuve éclatante que Show Boat () avait encore un public d’après-guerre.

Il a aussi été le premier «revisal» à Broadway. Hammerstein - qui a révisé le livret, mis en scène le spectacle en plus de le co-produire – a décrit son travail comme «une approche de 1945 d’un spectacle musical de 1927», fournissant une description laconique de ce qu’il estimait être le travail d’un «revisal»: les éléments principaux d’un succès du passé sont remodelés pour correspondre à tout ce qu’il y a de neuf dans l’époque contemporaine sans sacrifier les qualités qui ont fait la réussite du spectacle lors de sa création.

N’oublions pas que si beaucoup considèrent Show Boat () comme le premier musical, d’autres considèrent qu’il s’agit d’Oklahoma! () (1943). Quel que soit notre avis face à cette dualité, ce musical de Rodgers et Hammerstein a été une révolution aussi importante que celle de Show Boat (). Il y a eu un Broadway d’avant et d’après Oklahoma! () comme il y a eu un Broadway d’avant et d’après Show Boat ().

Les productions originales d’Oklahoma! () et de Carousel () (le deuxième musical du duo Rodgers & Hammerstein) se jouaient encore à Broadway quand Hammerstein a mis sur pied sa «nouvelle production» de Show Boat (), et cela a influé sur bon nombre de ses choix. En construisant son cast blanc de Show Boat (), Hammerstein a cherché une continuité de son et de style entre Show Boat () et ses deux créations musicales réussies des années ‘40. Le rôle de Magnolia a été attribué à Jan Clayton qui venait directement de Carousel () où elle avait créé le rôle de Julie Jordan. La voix de soprano légère de Clayton – orientant l’auditeur vers les mots plutôt que vers la beauté de la voix – a donné au rôle une qualité de fraîcheur que l’on retrouvera dans bon nombre des futures Magnolia comme Barbara Cook (1962 et 1966) et Rebecca Luker (1994).

K.2) Un nouveau couple Magnolia-Ravenal

Mais Hammerstein a profondément repensé le couple Magnolia-Ravenal. Il a coupé la scène d’ouverture et avec elle 'Till Good Luck Comes My Way, diminuant ainsi la position vocalement dominante de Ravenal dans le couple. Il ramenait ainsi Show Boat () dans la logique des rôles masculins principaux de toutes les créations du nouveau duo Rodgers & Hammerstein: aucun rôle masculin n’a de «prouesse vocale» à accomplir en jouant son rôle. Cette modification semble tellement importante que jusqu’au milieu des années 1990, la seule partition autorisée sera celle de 1946. Certaines notes ont même été modifiées: sur l’enregistrement de la distribution de 1946, Charles Fredericks (Ravenal) a cédé les notes élevées à la fin de You Are Love à Jan Clayton (Magnolia), renforçant ainsi le rôle de Magnolia.

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Sur scène: Jan Clayton (Magnolia) et Charles Fredericks (Ravenal) (Show Boat - Broadway - Ziegfeld Theatre - 1946)

 

Rappelons que, même si Kern qui est mort subitement en novembre 1945 (voir ci-contre), il a travaillé activement au revisal avant son décès. Une lettre de Kern à Hammerstein abordant le casting du revisal de Broadway, laisse entrevoir comment le compositeur envisageait de repenser profondément le rôle de Ravenal.

Kern dénonçait – dans une lettre ne devant pas être diffusée et où il ne ménage pas ses mots – la problématique des belles voix des personnages masculins, soulignant le problème dramaturgique qu’elles entrainaient:

«Non seulement, les chanteurs sont génétiquement des acteurs nuls, mais au mieux Ravenal chante, au moins nous croyons en son obligation de devoir mettre en gage son alliance. Si les spectateurs n’étaient pas sous l’emprise de nos paroles et musiques envoûtantes, ils se demanderaient pourquoi ce fils de pute ne cherche pas un emploi de chanteur, pour garder sa fille dans ce beau couvent Urbanesque [ndlr se référant à Joseph Urban, le scénographe de Ziegfeld], tout comme la pauvre et terne Magnolia le fait, avec beaucoup de qualités vocales.»

Lettre de Jerome Kern à Oscar Hamerstein II
30 juin 1942


Kern signifiait par-là que la composition originale qu’il avait écrite était techniquement nettement moins exigeante pour Magnolia que pour Ravenal, ce qui pouvait mettre à mal la crédibilité dramatique de l’histoire puisque Magnolia devenait chanteuse, alors que Ravenal pas. S'il chantait mieux qu'elle, cela était dramaturgiquement peu crédible.

Mais bien au-delà de la dramaturgie de Show Boat (), un changement profond était intervenu concernant les voix masculines dans les musicals. Les premiers rôles masculins dans les nouveaux musicals de Rodgers & Hammerstein (Oklahoma! () et Carousel ()) n’avaient plus de partitions proches de l’opérette, mais devaient chanter dans des registres très proches de la voix parlée. On leur demandait surtout d'avoir un jeu très convaincant pendant leurs interventions chantées bien plus que de faire des démonstrations de prouesses vocales.

Jerome Kern, ses derniers jours

Le 2 novembre 1945, Kern se rend à New York pour superviser les auditions de la nouvelle reprise de Show Boat (), produite par Rodgers et Hammerstein, mais aussi parce qu’il commence à travailler sur la partition de ce qui allait devenir le musical Annie get your gun (), aussi à la demande de Rodgers et Hammerstein.

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Trois jours plus tard, le 5 novembre 1945, à l’âge de 60 ans, Kern subit une hémorragie céré­bra­le alors qu’il marchait à l’angle de Park Avenue et de la 57ème Rue. N’ayant sur lui pour tout papier d’iden­tité que sa carte ASCAP (American Society of Composers, Authors and Publishers), Kern a d’abord été emmené dans la salle des indigents de l’hôpital local, puis transféré au Doctors Hospital de Manhattan.

Hammerstein était à ses côtés quand la respiration de Kern s’est arrêtée, le 11 novembre. Hammerstein fredonnait la chanson I’ve Told Ev’ry Little Star de Music in the Air () (un des airs favoris du compositeur) dans l’oreille de Kern. Ne recevant aucune réponse, Hammerstein s’est rendu compte que Kern était mort. Ce sera Irving Berlin qui prendra le relais d’Annie get your gun ().

Dans les mois qui suivirent, Hammerstein a passé une très longue après-midi avec un jeune garçon d’à peine 15 ans, lui expliquant comment on écrivait un musical. Il lui a transmis des choses qu’il connaissait, bien sûr, mais que pour la plupart il avait apprises avec Kern. Le savoir de Kern continuait donc à exister. Ce jeune garçon de 15 ans s’appelait Stephen Sondheim et allait devenir l’un des principaux auteurs-compositeurs de musicals de la seconde moitié du XXème siècle.

Le rôle de Ravenal, un «vestige des années ‘20», ne pourrait jamais être complètement retravaillé pour s’adapter à ce nouveau modèle, bien que l’engagement de barytons dans le rôle réussira à rendre le rôle plus viril, du moins la virilité telle qu’on la concevait au milieu du XXème siècle.

K.3) Une nouvelle Julie LaVerne

L’étendue vocale a également joué un rôle fondamental dans la refonte du rôle de Julie LaVerne. Il faut dire que l’enjeu était énorme pour Carol Bruce qui a repris le rôle mythique qu’avait créé et magnifié la sublime Helen Morgan. Rappelons que cette dernière avait incarné Julie dans les deux versions de Broadway (1927 et 1932), les deux US Tour (1929 et 1932), les deux films (1929 et 1936) et la reprise à Los Angeles (1940). Son souvenir était historiquement encore très frais puisque l’alcool l’avait emporté en 1941, seulement cinq ans auparavant.

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Buddy Ebsen (Frank) - Carol Bruce (Julie)
Magazine «Esquire» - 1946

Richard Watts (1898-1981 – journaliste et critique au New York Post: 1946-1976), a sans doute exacerbé son souvenir, un peu plus que d’autres critiques, mais il reste représentatif quand il affirme dans sa critique de la première de la version de 1946 que: «Helen Morgan est mon plus grand souvenir personnel de tout Show Boat».

Il faut bien sûr mettre un bémol à cet avis car nous savons qu’à Londres, avec Robeson dans le rôle de Joe, c’est lui qui a été la vraie vedette du spectacle.

Watts poursuit: «Il y avait certainement des gens dans ce public de première qui auraient été capables d’homicide si Carol Bruce avait été indigne de leurs souvenirs [d’Helen Morgan]

Pas étonnant que Carol Bruce ait avoué être «hantée tous les soirs par le spectre d’Helen Morgan».

Et pourtant, elle n’avait pas grand-chose à craindre: le public et les critiques ont adopté sa version de l’interprétation de Julie, modifiant le rôle en passant le registre de soprano à alto.

Les tonalités originales de Can’t Help Lovin' Dat Man et de Bill ont été considérablement abaissées, d’une quinte. Les deux chansons ont également comporté des accompagnements jazzy. Dans le cas de Can’t Help Lovin' Dat Man, des choix stylistiques encore plus intéressants ont été faits. Rappelons que cette chanson est chantée dans le spectacle par plusieurs personnages. Suivant le personnage chantant la chanson, des arrangements différenciés ont été introduits renforçant, en termes sonores, la distance raciale entre les versions de Julie et Queenie de la même chanson. Un doux mélange de cordes pop et de saxophones ont accompagné le chant clair, articulé et malicieux de la Julie de Carol Bruce, anticipant le son pop classique des années ‘50. Des solos bredouillants de clarinette et des cuivres «sales» ont noirci la Queenie d’Helen Dowdy. Dowdy a par ailleurs considérablement augmenté la part de dialecte prévue par Hammerstein, comme aucune Queenie future ne le ferait.

La version de Bill chantée par Carol Bruce est la plus lente de toutes les versions enregistrées – marquant en 1946 un changement radical par rapport à la façon dont Morgan l' interprétait – et se termine par une rupture complète du rythme et du contrôle vocal, et donc de l’équilibre émotionnel. À la ligne «I love him / Because he’s – I don’t know» («Je l’aime / Parce qu’il … – Je ne sais pas») Carol Bruce perd son sang-froid, prononçant les mots «I don’t know» («Je ne sais pas») de manière parlée et portant le désespoir de Julie à une profondeur dépassée sur disque uniquement par Lonette McKee qui sera la Julie de Broadway dans les années 1980 et 1990.

Bruce chante d’une manière «blanche» tout le temps, avec une diction parfaite et une approche rythmique carrée, et termine son enregistrement de Bill doucement, se retirant dans la douleur privée tout comme Morgan le faisait.

 

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Comme Helen Morgan, Carol Bruce a lancé sa carrière dans les boîtes de nuit. Elle a fait irruption à Broadway dans un premier rôle dans Louisiana Purchase () (1940) – décrit par un plaisantin comme «le musical qui a Carol Bruce en lui». Quoi qu’il en soit, elle y impressionne le public en chantant la chanson-titre et la très second-degré The Lord Done Fixed Up My Soul.

Tout en apparaissant dans Louisiana Purchase (), Carol Bruce chantait dans les salons de deux hôtels prestigieux – le The Pierre et le Waldorf-Astoria – et pouvait être entendue à la radio avec Ben Bernie. Bruce, qui doit avoir eu un attaché de presse formidable, a même terminé en couverture de Life.

Après ce premier succès, elle a décidé de passer de Broadway à Hollywood, mais le succès n’a pas suivi. En 1946, elle est presque oubliée.

Le rôle de Julie LaVerne était un rôle parfait pour cette actrice encore jeune, mais qui avait une vraie expérience de vie. Physiquement, elle était grande et robuste, très différente donc de la fragile petite Morgan. Bruce a concrètement commencé le processus qui a permis au rôle de Julie d’exister en dehors du souvenir historique d’Helen Morgan.