C) Anna Held: “It’s Delightful to Be Married”
Ziegfeld décida rapidement de partir en Europe à la recherche d'une nouvelle star à gérer – cela montre une fois de plus que les Etats-Unis à cette époque voient encore la culture européenne comme quelque chose de «supérieur» à la leur.
Mais, une fois en Europe, les dépenses somptuaires et sa propension à jouer aux jeux de hasard ont rapidement épuisé sa fortune. Mais quand il a vu sur scène Anna Held (1873?-1918), il a compris que sa chance avait à nouveau tourné.
Star du music-hall à Londres et à Paris, Anna Held était l’archétype ultime de l’ingénue française catholique. Mais en réalité, elle était une juive polonaise de Varsovie, qui avait commencé par faire du théâtre yiddish à Londres. Sa forte personnalité compensait ses talents limités de chanteuse et d'actrice. Grâce à une taille sexy de dix-huit pouces et un personnage de scène à la fois coquin et innocent, les fans l'ont acceptée comme une chanteuse française.
Held était sous contrat aux Folies Bergère et elle a rejeté l'offre de Ziegfeld de devenir une célébrité à New York. Alors qu’il n’avait presque plus d’argent, il a décidé de «s’offrir» Anna Held. Il va l’inviter à dîner avec lui – dîners très arrosés de vins français –, la couvrir de cadeaux somptueux achetés à crédit. Et finalement … elle accepta de traverser l’Atlantique, à son bras et sous son management. À partir du moment où ils ont embarqué pour New York, ils ont vécu comme mari et femme, mais il n'existe aucune preuve qu'ils aient jamais été légalement mariés.
Ayant promis à sa nouvelle star – et «femme» – la belle somme de 1.500$ par semaine, Ziegfeld fait monter Held sur scène dans un revival de la comédie musicale A Parlor Match () (1896). C'était l'histoire d'un clochard qui trompe un millionnaire stupide en utilisant une «armoire à esprits» truquée, produisant des «fantômes» pour hanter la maison de sa victime. Anna Held était l'un de ces faux fantômes, chantant son succès populaire, Won't You Come and Play with Me?
I wish you’d come and play with me,
For I have such a way with me,
A way with me, a way with me.
I have such a nice little way with me,
Do not think it wrong.
Extrait de la chanson «Won't You Come and Play with Me?» tirée de «A Parlor Match» (1896)
Sa «coquette» prestation et son terrible accent français («with» est prononcé par elle par un «wiz» qui frise la caricature) ont recueilli un énorme succès auprès du public de l’opening night. Les critiques n'ont pas été aussi impressionnés, et Ziegfeld a du soutenir le spectacle à grand renfort de publicité.
Il a inventé des tas de choses au sujet d’Anna, comme le fait qu’elle était la première femme à rouler à vélo à Manhattan. Mais cela ne suffisait pas, il fallait faire beaucoup mieux.
Ziegfeld a trouvé l'inspiration quand il a remarqué que les sels de bain utilisés par Held faisaient ressembler l'eau de sa baignoire à du lait. Tous les jours, pendant une semaine, il a commandé des camions de lait frais dans une laiterie de New York. Quand la facture est arrivée, Ziegfeld a refusé de payer. Au tribunal, avec beaucoup de journalistes sur place, il a expliqué que le lait était rance, et que Mlle Held devait se baigner tous les jours dans du lait frais pour maintenir son teint. Cette invention a déclenché une frénésie dans les journaux à l'échelle nationale. Même les articles condamnant l'idée ont fait exploser la vente de billets partout où Held jouait.
Held a joué dans sept productions de Ziegfeld, chacune la mettant en vedette. Dans Mam'selle Napoleon () (1903), Ziegfeld a «renforcé» sa femme avec une ligne de «chorus girls» triées sur le volet qu'il a baptisées de «The Anna Held Girls». Les premières «chorus girls» de Ziegfeld portaient des costumes glamour de célèbres couturiers parisiens. Cela n'a malheureusement pas permis de combler toutes les faiblesses de ces spectacles, comme le souligne le commentaire d’un critique: «Au milieu des robes, il doit y avoir une intrigue.»
A Parisian Model () (1906) est la production de Ziegfeld la plus réussie avec Anna Held en tête d’affiche. Après une saison complète à Broadway, le spectacle a tourné pendant plus d'un an. La partition comprenait It's Delightful to Be Married, pour lequel Held aurait écrit elle-même les paroles. Le succès de cette chanson reposait sur sa prestation. Quant à ses paroles, jugez-les par vous-même:
It’s delightful to be married.
To be, to be, to be, to be, to be married.
There is nothing half so jolly as
A jolly married life.
And I love to play with baby,
With my pretty little, darling little baby.
You are papa, I am mama,
What a jolly family!
Extrait de la chanson «It's Delightful to Be Married» tirée de «A Parisian Model» (1905)
A Parisian Model () a été la première production à présenter des numéros «sexy-mais-respectables» ce qui est devenu la marque de Ziegfeld. La chanson I'd Like to See a Little More of You semblait déshabiller les «chorus girls» alors que ces dernières étaient cachées derrière un chevalet, mais quand elle faisaient un pas en avant elle paraissaient bien déshabillées… Elles portaient des robes sans bretelles et qui descendaient jusqu‘au niveau des genoux. Collées au chevalet, tout ce qui dépassait pouvait faire illusion!
D) Une certaine médiocrité tolérée?
Une grande caractéristique Ziegfeldienne, déjà présente lors de cette première époque (celle d’Anna Held), est son manque total d'engagement personnel lors de la phase de création. Pour Ziegfeld, ce qui importe c’est la mise en scène, le décor et les interprètes et peu importe qu'il s'agisse d'opéra-comique, de comédie musicale ou de revue. Et pourtant, comme nous le verrons, Ziegfeld a travaillé à un moment ou à un autre avec pratiquement tous les grands compositeurs et paroliers de l’époque. Il a même produit quelques spectacles très bien écrits, dont l’une des plus grandes comédies musicales américaines de tous les temps, Show Boat (). En fait, l’œuvre elle-même l’intéressait peu, il la considérait comme secondaire dans la réussite d’un spectacle. Il a engagé de manière récurrente William Anthony McGuire, un auteur alcoolique, qui a produit une série de livrets totalement incohérents, détruisant des œuvres dotées de musiques composées par Romberg, Gershwin, Rodgers et Hart, et Vincent Youmans. Même lorsqu’il engageait les meilleurs artistes à certains postes, Ziegfeld pouvait parfois se prendre pour un Dieu et organisait les choses de sorte que leur talent ne puisse pas s’exprimer.
Imaginez que vous soyez auteur-compositeur. Ziegfeld vous montre un décor, un champ de roses blanches butinées par des abeilles! Ziegfeld veut que vous créiez une chanson pour aller avec ce décor. Vous écrivez Summer's First Roses, une ballade nostalgique permettant aux Girls d’errer sur scène costumées en roses. Mais quand vous la remettez, Ziegfeld vous annonce qu'il a commandé des costumes d'abeilles pour les Girls. Il a besoin d'un numéro d'abeilles. Retour au piano, et voilà A Bee Gets Busy in the Springtime une gavotte (ancienne danse populaire française) légèrement décalée. Vous la remettez, et Ziegfeld est totalement ravi. C’est parfait, comme le lui confirme Gene Buck, un illustrateur de couvertures de partition qu’il vient d’engager pour le conseiller sur les textes des chansons, pour lui proposer des talents et lui donner de tas de bonnes idées!!! Vous vous risquez à un : «Et qu’en est-il du décor de roses?» La réponse de Gene est simple: «Oh, non. Oubliez ça. Ziegfeld n'a jamais aimé ce décor, de toutes façons. Mais il a besoin d'une chanson pour un tableau vénitien, avec les Girls dans des gondoles.» Vous écrivez une barcarolle (chant des gondoliers vénitiens), The Gondola Glide. Ziegfeld l’adore. Mais on vous demande où il peut être utilisé… Vous bégayez: «Dans le numéro vénitien.» Quel numéro vénitien? Oh, il a été supprimé, Ziegfeld n'aimait pas l'éclairage. Mais la star de la danse qui vient d’être engagée nécessite un numéro de claquettes. Vous décidez d’accélérer Summer's First Roses et y mettez de nouvelles paroles sous le titre Travelin' Toes. Il fonctionne à merveille. Alors que vous vous la rejouez une dernière fois, vous recevez un télégramme de Ziegfeld vous annonçant que le danseur a quitté le spectacle. Tard cette nuit-là, le téléphone vous réveille; c'est Ziegfeld … qui vient d’avoir une nouvelle idée: un numéro de sport, avec les filles qui entrent et sortent de scène, habillées pour le tennis, le polo, et ainsi de suite. Vite, une chanson de sport! The Gondola Glide devient Pour le Sport mais maintenant Ziegfeld veut le faire dans un décor de prairie, avec les Filles habillées en ... «On a toujours les costumes d'abeilles?» «Non», dit Buck. «Nous les avons vendus aux Shubert.» Des fleurs, alors. Des roses. Ziegfeld vous demande si vous avez quelque chose pour des roses. C’est clair?
Sans exagérer, on peut affirmer que Mam'selle Napoleon (), A Parisian Model () et les autres spectacles de Ziegfeld avec Anna Held en tête d’affiche sont des œuvres horriblement médiocres. Mam'selle Napoléon (), est tirée du plutôt réussi ballet féerique du français Jean Richepin (L’Impératrice - 1901). La musique originale est supprimée et complètement remplacée par celle de Gustav Luders qui est pire que médiocre; il s’agit d’une ode au conventionnel. Bien sûr, toute partition de Luders devait inclure une fable animale mais dans Mam'selle Napoleon () Anna Held en chante deux: The Lion and the Mouse ("Le Lion et la Souris") et The Cockatoo and the Chimpanzee ("Le Cacatoès et le chimpanzé). Cela ne s’invente pas. Et le numéro de pastiche, The Language of Love, est peut-être le pire de son genre, n’hésitant pas à tenter de s’inspirer du yodel tyrolien, du wicki-wacki japonais et de la valse espagnole. Même Held ne pouvait rendre ce genre de chose amusante.
Les critiques lors des try-out à Philadelphia en octobre 1903 ont été très dures… Un exemple : «La rose transplantée de M. Richepin s'est avérée être, entre les mains de ses présents jardiniers, un chou particulièrement lourd et offensant. On peut supposer que M. Richepin, qui est l'un des meilleurs dramaturges de France, n'est pas responsable de l'argot et de l'esprit bon marché, des numéros d'humour et de Vaudeville, de cette coûteuse production. »
Pourtant, Ziegfeld a toujours été prudent dans ce qui concerne la production, osant dépenser des fortunes mais restant attentif au moindre détail d’un costume ou d’une chorégraphie. Joueur, claqueur de pognon, coureur de jupons et frimeur, Ziegfeld aurait dû plutôt être collecteur de fonds ou, peut-être, designer. Comment quelqu'un d'aussi inconscient des impératifs artistiques d’une création artistique a-t-il pu avoir autant de succès en tant qu’homme de spectacle, au sens large du terme? Et il était un homme de spectacle. Une des raisons est certainement qu’il a en permanence clamé haut et fort, à toute la nation américaine, qu’il était un homme de spectacle. La preuve en est que tous les meilleurs talents voulaient travailler pour Ziegfeld.