Nous avions déjà abordé précédemment Irving Berlin dans ce chapitre: ()
B.2) 1923 – «What'll I Do?»
Irving Berlin était, nous le savons, un travailleur extraordinaire; de toute évidence, il aimait tout sublimer… Avec l'argent, la gloire, le charme et la beauté, il aurait très facilement pu vivre une trépidante vie amoureuse dans le sulfureux Manhattan des années ‘20.
Au lieu de cela, poussé par l'ambition, le génie et une extrême anxiété – la première Music Box Revue () avait été un grand succès, mais rapidement, il y en avait une autre à écrire, et une autre, et une autre – il semble avoir favorisé la douce compagnie des fins de nuit de sa plus fidèle maîtresse, le travail. Et pourtant, Irving Berlin n’était pas du tout réfractaire à l’amour, loin de là.
Mais pour lui, un principe fondamental était que la vie privée était … privée.
En février 1912, Irving avait épousé Dorothy Goetz, la sœur de l'un de ses collaborateurs et ami. Pendant leur voyage de noces à La Havane, elle a contracté la fièvre typhoïde, et les médecins ont été incapables de traiter sa maladie quand elle est revenue à New York. Elle mourut le 17 juillet, six mois après leur mariage. Berlin a été profondément affecté par sa mort, et pendant un certain temps son écriture en a été profondément affectée: il écrivait des chansons dépourvues de toute joie.
Cinq mois plus tard, il a décidé d'écrire sur la mort de sa femme, vidant son chagrin dans une magnifique ballade intitulée When I Lost You, une simple valse avec une harmonie douce-amère avec une mélodie mélancolique. Berlin a toujours – et parfois lourdement – insisté sur le fait que cette chanson basée sur la mort de sa femme était la seule chanson qui était liée à sa propre expérience.
Faut-il le croire?
Berlin n'était pas une machine, et dans ses meilleures ballades on ressent ses émotions personnelles, ou à tout le moins, une relecture tranquille de ses émotions personnelles. Berlin était un homme aux sentiments puissants, et le fait qu’il désirait se préserver une vie privée ne signifiait pas qu'il n'utilisait pas ses sentiments dans son travail. En 1920, Berlin avait écrit une grande chanson d’amour, forme hybride étrange entre la ballade et la marche, After You Get What You Want, You Don't Want It pour laquelle il est difficile de ne pas lire dans les paroles une apostrophe directe à l'inconstante Dutch Talmadge (une comédienne avec qui il avait eu une liaison qui fit grand bruit, car leur mariage fut annoncé dans la presse et avant d’être démenti fermement):
If I gave you the moon,
You’d grow tired of it soon...
En 1922, l'année précédant celle où il a composé What'll I Do?, Berlin avait subi deux pertes importantes. La première a été la plus grave. On peut affirmer que la mère de Berlin était encore la figure féminine centrale de sa vie. Et durant l’été 1922, sa maman Lena, maintenant âgée de 74 ans, est devenue malade puis gravement malade: sa néphrite chronique s’est compliquée par une pneumonie. À partir du 18 juillet, elle a décliné rapidement et est morte le matin du 21 juillet. C'était dix ans, presque jour pour jour, après la mort de Dorothy.
Et en décembre, quatre jours avant Noël, Mike Salter (le patron du Pelham café où Berlin avait débuté en 1906 comme chanteur) est mort. Le lien affectif de Berlin avec son ancien employeur était loin d'être aussi profond que le lien avec sa mère, mais le lien avec son passé était profond. Irving n’aurait-il jamais composé la moindre chanson – et pire aurait-il continué à en écrire après la difficulté de la composition de la première, Marie from Sunny Italy – sans être sans cesse mis au défi par Salter? Et s'il ne l'avait pas fait, où se serait maintenant retrouvé celui qui était né Israel Isidore Beilin? «Traitez-le le plus gentiment possible», a demandé Berlin à un journaliste du New York Herald lors des funérailles. «Il n'était peut-être pas un ange, mais il y a beaucoup de gars dans la rue aujourd'hui qui aurait été en prison s’il n’avait été là pour eux.»
Lors de la troisième Music Box Revue () (1923), aucune des chansons ne devint un tube et Irving Berlin de rajouter, en cours de série, la chanson What'll I Do?. La chanson était interprétée par Grace Moore (une soprane lyrique) et John Steel (ténor). Ce fut un énorme succès, qui fit exploser la carrière de ses deux interprètes. Et qui sera reprise dans la quatrième Music Box Revue () .
What'll I do?
When you are far away
And I am blue
What'll I do?
What'll I do?
When I am wondering who
Is kissing you
What'll I do?
What'll I do with just a photograph
To tell my troubles to?
When I'm alone
With only dreams of you
That won't come true
What'll I do?
What'll I do with just a photograph
To tell my troubles to?
When I'm alone
With only dreams of you
That won't come true
What'll I do?.
Sans grand risque, on peut supposer que les paroles de cette chanson sont nées dans le vécu personnel d’Irving Berlin. Elle sera magnifiquement reprise en 1962 par Frank Sinatra, puis dans le film The Great Gatsby (1974) avec Robert Redford et Mia Farrow. Et pour montrer que certaines chansons sont éternelles, elle constitue aussi la chanson de générique dans un épisode de la série Mad Men (S2-11).
B.3) Un engagement de plus de 60 ans…
Nos vies s'articulent, plus que souvent nous ne sommes prêts à l'admettre, autour de simples hasards. Qui sait si la vie de Berlin n’aurait pas été différente s'il n'avait reçu une invitation de dernière minute pour remplacer quelqu’un, une annulation de dernière minute, lors d'un dîner dans la nuit du vendredi 23 mai 1924?
L‘organisatrice de la soirée était une certaine Mme Allen G. Wellman, une «femme du monde». Selon les mémoires de la fille aînée de Berlin, elle avait «des liens avec le peuple de Long Island... et un goût démesuré pour la fréquentation vivante des gens de théâtre... C'était l’époque à New York pour des dîners impertinents et intimes qui ont souvent franchi les lignes.»
Et ce 23 mai 1924 était une parfaite soirée de printemps à New York, claire, fraîche, mais pas froide. À 36 ans, Berlin était un bon parti – en fait l'un des célibataires les plus enviés de Manhattan. Et ce soir-là, il était très heureux de se préparer pour cette soirée en compagnie huppée, un peu comme le chanteur d'une chanson qu'il écrirait une décennie plus tard, Top Hat, White Tie and Tails: mettre sa veste de soirée, attacher son nœud papillon, brosser ses cheveux indisciplinés, et marcher dans une ville qui semblait se déplacer au rythme des chansons qu'il avait écrites...
Et pourtant.
La quatrième Music Box Revue () était en cours, et il s'en inquiétait. Bien que la troisième s’était jouée huit mois et avait transformé l'inconnue Grace Moore en une star, les critiques avaient été mitigés. Les deux premières éditions avaient été de tels succès; les Revues signées Berlin, si intelligentes, si pointues et modernes, cessaient-elles d’être à l’avant-garde? Berlin a toujours pris les critiques beaucoup plus personnellement qu'il ne le laissait paraître.
Berlin avait un regard pertinent et objectif sur le business de la musique populaire, dont il était l’un des piliers. Comme l’était son oreille face à une mélodie ou des paroles de chansons. Dans ce cadre, son questionnement personnel devait encore avoir été amplifié par le concert organisé par Paul Whiteman le 12 février 1924 au Aeolian Hall, intitulé An Experiment in Modern Music. ("Une expérience dans la musique moderne"). Le concert devait présenter des œuvres de Victor Herbert, George Gershwin et d’Irving Berlin. La presse s’en était fait l’écho dès le 4 janvier: «George Gershwin is at work on a jazz concerto, Irving Berlin is writing a syncopated tone poem, and Victor Herbert is working on an American suite.» (New York Tribune). Mais le soir du concert, le «syncopated tone poem» s’est transformé en un «Semi-symphonic Arrangement of Popular Melodies», soit, pour être direct, un nom fantaisiste et pompeux pour un medley (Alexander's Ragtime Band, A Pretty Girl Is Like a Melody et An Orange Grove in California de la Music Box Revue () de l’année). Gershwin a lui présenté la première mondiale de Rhapsody in Blue.
La réponse du public à Rhapsody in Blue a été à juste titre rhapsodique: c'était une œuvre qui définissait son époque, devenue dans la seconde un classique. Le «Semi-symphonic Arrangement of Popular Melodies» de Berlin a lui en revanche été presque aussi immédiatement oublié, même si deux des trois chansons qu'il contenait étaient destinées à l'immortalité. Ce contraste semblait définir la manière dont la carrière de Berlin semblait devoir se poursuivre: les œuvres longues et importantes, les opéras de ragtime et de jazz n'étaient que des chimères; ce qui était solide et substantiel était les chansons. Le jeune Gershwin — «le gamin» comme l’appelait Irving – était lui «le seul auteur de chanson qui était devenu compositeur» et ne devait pas seulement écrire Rhapsody in Blue; il était également en train de préparer, avec son frère parolier Ira et Guy Bolton, une nouvelle comédie musicale de Broadway pour décembre, Lady be good (). Le spectacle, avec un livret et une partition entièrement intégrés, serait un succès populaire (330 représentations) avec non seulement la chanson-titre Lady Be Good, mais aussi Fascinating Rhythm, sans oublier Fred et Adele Astaire.
Comme nous l’avons vu, la chanson la plus significative issue de la troisième Music Box Revue () – qui en cette nuit de mai 1924 venait de fermer – fut la première grande valse de Berlin des années ’20, What'll I Do?. Des groupes la jouaient partout, les partitions et le disque s'étaient déjà vendus par centaines de milliers. Et ce disque serait bientôt omniprésent sur les radios du pays.
Amusé, mais perplexe. Quelle autre sensation aurait pu ressentir Irving Berlin lorsque dans la citadelle de Park Avenue de M. et Mme Allen G. Wellman, cette jeune chose fraîche qui l’accueilli avec une pâle intelligence, des yeux larges, un joli petit nez et le menton fendu, le regarda avec admiration et lui déclara admirative avec un accent légèrement affecté du vieux New York: «Oh, M. Berlin, j’aime tellement votre chanson What shall I Do?»
Il a remis les pendules à l'heure et a prétendu que sa version à elle était plus correcte (What shall I Do? What'll I Do?). «En ce qui concerne la grammaire, je peux toujours avoir besoin d'un peu d'aide», a-t-il déclaré à la jeune Ellin Mackay.
«Elle était gênée, mais pas trop», écrit leur fille dans ses mémoires. «Il était amusé. Elle était une grande héritière, un ange gâté et snob; lui était un compositeur de renommée mondiale avec la fierté et l'assurance d'un self-made man. Mais les deux avaient un sens de l'humour salvateur, et leur humour se correspondait – rapide, ludique, parfois un peu rude.»
Elle avait aussi 21 ans et lui 36. Et ce n'était que le début de leurs différences. De part et d'autre, il traînaient quelques valises… Il était veuf. A-t-il imaginé se remarier, avoir des enfants? Peut-être qu'il l'a fait. Les hommes célibataires vont à des fêtes pour plusieurs raisons, mais surtout: on ne sait jamais qui vous pourriez rencontrer.
Pourtant, même si 21 ans était plus âgé à l'époque, elle était encore une fille, pas encore vraiment une femme. À première vue, juste une parmi tant d’autres dans le fatras des mondains branchés des années ’20 à Manhattan. Et elle était certainement très riche. Son père, Clarence Mackay, était un héritier de la Comstock Lode, le plus important gisement d'argent-métal de l'histoire des États-Unis, et aussi le président du principal concurrent de la Western Union, la Postal Telegraph Cable Corporation. Le siège familial était Harbor Hill, un énorme manoir de 280 hectares (avec 134 serviteurs) à Roslyn sur Long Island. Dans l'ordre normal des choses, elle aurait dû épouser un jeune homme comme-il-faut, sorti de Harvard, de Yale ou de Princeton et travaillant dans la finance. Et repris dans le Social Register (publication semestrielle aux États-Unis qui répertorie depuis 1880 les membres de la haute société américaine).
Mais ces jeunes hommes étaient froids et ennuyeux, et elle était vive d'esprit, agitée et entêtée. Elle avait abandonné le Barnard College (faculté affiliée à l'université Columbia et réservée aux femmes) parce que ses camarades de classe, et même un professeur apprécié, l'avaient ostracisée pour être riche. Elle semblait avoir un talent pour l'écriture: peut-être qu'elle allait devenir une romancière comme la cousine de sa mère Alice Duer Miller.
Et il y avait d'autres raisons pour lesquelles Ellin Mackay était différente. L'argent permet d’atténuer beaucoup de rugosités, mais l'argent de son père était nouveau, seulement une génération, et les Mackay étaient des catholiques irlandais – pas du tout représentatifs donc du Social Register. Mais ce n’est pas tout. Sa mère, la suffragiste et mondaine Katherine Duer Mackay, également intelligente, agitée et entêtée, était partie de chez elle, abandonnant son mari et ses trois enfants en 1914 (Ellin avait dix ans à l'époque) pour épouser le médecin personnel de son mari. Ellin avait été élevé par des serviteurs et un père anxieux et déprimé. Mais pour une enfant dont l’un des parents est parti, il reste toujours une sombre incertitude au centre des choses, et Ellin Mackay, à 21 ans, semblait sur le point d'imiter sa mère et de tout quitter pour vivre sa propre vie.
Voilà la fille qui a regardé Irving Berlin dans les yeux et lui a dit qu'elle aimait sa chanson What shall I Do?. Elle allait devenir sa femme. Leur mariage est resté une histoire d'amour et ils ont été inséparables jusqu'à ce qu'elle meure en juillet 1988 à l'âge de 85 ans. Il mourra lui 4 ans plus tard, à l’âge de 101 ans. Mais avant cette sérénité amoureuse, les choses allaient encore être complexes, car son père s'est opposé au mariage dès le début. Il est allé jusqu'à envoyer sa fille en Europe pour trouver d'autres prétendants et qu’elle oublie Berlin. Cependant, Irving l'a courtisée avec des lettres et des chansons sur les ondes telles que Remember et All Alone (créée dans la Music Box Revue () de 1924), et elle lui a écrit tous les jours. Après son retour, elle et Berlin ont été assiégés par la presse qui les a suivis partout. Variety a rapporté que son père avait juré que leur mariage «n'arriverait que sur mon cadavre.» Mais en réalité, ils n’étaient pas tout seuls, quand même. Leur liaison semi-clandestine a été facilitée, entre autres, par la mère de la mariée, mais aussi le prince de Galles. Pour le mariage, ils ont réussi à échapper à la presse omniprésente en s'enfuyant vers l'hôtel de ville de New York le 4 janvier 1926, non pas en utilisant sa limousine Minerva avec chauffeur qui était constamment suivie, mais en prenant le métro - une première pour la jeune héritière. Leur cérémonie de mariage n’a duré que 10 minutes.
La nouvelle a fait la une du New York Times le lendemain. Le mariage a pris son père par surprise, et il a été stupéfait en lisant l’article. La mère de la mariée, cependant, qui était à l'époque divorcée de Mackay, voulait que sa fille suive les diktats de son propre cœur. Berlin était allée chez sa mère avant le mariage et avait obtenu sa bénédiction. Par contre, le père de la mariée a renié sa fille en raison du mariage. En réponse, comme cadeau de mariage, Berlin a offert à Ellin les droits de Always, une chanson encore jouée aujourd’hui lors des mariages. Elle a ainsi eu une garantie de revenu régulier, indépendamment de ce qui pourrait arriver avec le mariage. On peut parler d’élégance. Pendant des années, les Mackay ont refusé de parler aux Berlin, mais ils se sont réconciliés après que le couple doive affronter un terrible drame. Ellin et Irving ont eu deux enfants: Mary et Irving Jr. Mais ce petit dernier meurt alors qu’il n’est âgé que de trois semaines. Sans que personne ne comprenne, son cœur s’est arrêté … le jour de Noël.
Un drame dont Irving ne se remettra jamais complètement. La fête restera le symbole d’une triste mélancolie pour le compositeur. Des années plus tard, il composera la chanson White Christmas. Les paroles sont mélancoliques de l’époque où la fête était synonyme du rêve américain pour un jeune enfant juif ayant fui les persécutions antisémites: «des Noëls blancs […] où les cimes des arbres rayonnent et les enfants écoutent pour entendre les traîneaux dans la neige». La musique, chantée par le grand Bill Crosby, est diffusée en 1941 pour la première fois. Elle rencontrera un succès inouï, devenant un symbole de paix en temps de guerre.
Il voit son premier sapin orné lorsqu’il arrive aux États-Unis: «Je m’étais lié à mes gentils voisins de l’autre côté de la rue, les O’Hara, et partageais leurs friandises. C’est la première fois que je voyais un arbre de Noël. Les O’Hara étaient très pauvres et ce n’est que bien plus tard, alors que je m’habituais à leur sapin, que je réalisais qu’ils devaient en acheter un de petite taille avec des branches cassées. Mais pour moi, ce premier arbre semblait s’élever jusqu’au Paradis», racontera Irving des années plus tard.
Il est illusoire d’affirmer qu’Irving Berlin n’a rien mis de personnel dans ses chansons…