A) Une partition pas comme les autres

Le producteur du spectacle, Ziegfeld, a exhorté les auteurs de transformer le spectacle en un musical où il pourrait y avoir beaucoup de jolies filles et des numéros spectaculaires. Mais les auteurs avaient d’autres idées. Il faut aussi souligner que Ziegfeld les a laissés faire, ce qui encore une fois n’est pas banal pour l’époque. Le scénario de Hammerstein comportait de nombreux moments de comédie, mais aussi beaucoup de tragédie. La partition ne ressemblait à rien de ce qui avait été tenté auparavant, couvrant différents styles musicaux :

  • Negro folk songs: Can’t Help Lovin’ That Man
  • Spirituals: Ol’ Man River
  • Opérette: Make Believe, You Are Love
  • Comédie musicale: Life Upon the Wicked Stage
  • Vaudeville: I Might Fall Back On You
  • Tin Pan Alley: Goodbye My Lady Love, After the Ball

Peu de compositeurs auraient pu maîtriser un si large éventail de styles musicaux, et Kern était le seul «mélodiste» de Broadway de premier plan totalement à l’aise pour imager des airs vintage indispensables à la création d’un spectacle qui se déroule à différentes époques.

Deux chansons n’étaient pas de Kern et Hammerstein: Goodbye My Lady Love de Joseph E. Howard et After the Ball de Charles K. Harris. Elles ont été incluses dans le show par les auteurs pour recréer au mieux cette atmosphère historique.

B) La chanson «Bill» et Helen Morgan

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Helen Morgan

Jerome Kern a aussi décidé d’intégrer à Show Boat () Bill, une chanson qu’il avait écrite en 1917 avec P. G. Wodehouse pour leur comédie musicale Oh, Lady! Lady!! () pour Vivienne Segal, mais qui avait été retirée parce qu’elle était trop mélancolique pour ce spectacle. Kern et Hammerstein ont décidé que la chanson serait parfaite pour une scène de boîte de nuit dans Show Boat ().

Hammerstein a un peu révisé les paroles originales de Wodehouse (bien qu'il mentionne toujours Wodehouse comme le seul auteur), et la chanson a été créée par Helen Morgan qui a la première incarné le rôle de la mulâtre Julie.

Elle avait longtemps chanté dans des «cabarets mal famés». Bill est devenu l'une des chansons emblématiques d'Helen Morgan, et sur scène, elle la chantait assise sur un piano. Bien que la chanson ne soit interprétée qu'une seule fois dans Show Boat () et ne soit jamais reprise, elle est devenue l'une des plus célèbres du musical.

Ce qui a rendu si spéciale la présence Bill dans Show Boat () à la création de 1927, c’est à la fois l’habileté vocale d’Helen Morgan et les liens personnels qu’elle établissait entre elle et son public. Le public blanc de Broadway s’identifiait à Helen Morgan et grâce à cette identification ils étaient en mesure de lire Bill comme une chanson plus profonde que ce que le texte lui-même suggérerait. Cette identification a été renforcée par des événements qui ont gardé Morgan sous le feu des projecteurs pendant que le spectacle continuait sa série de représentations.

Gay 90’s

Les «Gay 90’s» est un terme nostalgique américain qui caractérise une période de l' histoire des États-Unis se référant à la décennie des années 1890. Il est connu au Royaume-Uni sous le nom de «Naughty Nineties» et fait référence à la décennie de l'art soi-disant décadent d'Aubrey Beardsley, aux pièces pleines d'esprit et au procès d'Oscar Wilde, aux scandales de la société et au début du mouvement des suffragettes.
Malgré le terme, la décennie a été marquée par une crise économique, qui s'est considérablement aggravée lorsque la «Panique de 1893» a déclenché une dépression économique généralisée aux États-Unis qui a duré jusqu'en 1896.
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Helen Morgan

Les critiques de presse qui ont paru à la création de Show Boat () n’avaient pas l’espace disponible pour analyser le personnage joué par Helen Morgan. Cependant, les journalistes se sont rattrapés dans leurs commentaires lors de la création de Sweet Adeline () - le musical que Kern et Hammerstein ont créé après Show Boat (), un «period musical», c’est-à-dire un musical qui veut décrire l’âme d’une époque, ici les «Gay 90's» (voir ci-contre). Et nombreux de ces commentaires sont totalement transposables à son interprétation dans Show Boat () et à la chanson Bill. Notons que dans Sweet Adeline (), Helen Morgan s’est aussi assise sur un piano pour chanter. La voix de Morgan a été décrite comme «pas une grande voix» mais «une voix claire et agréable». Les enregistrements révèlent une chanteuse avec un sens sûr de la hauteur et une diction impeccable, mais peu ou pas de puissance. Il est d’ailleurs difficile de croire que Morgan n’a pas été aidée par un micro en chantant au Ziegfeld Theatre. Burns Mantle a écrit : «Comme une sorte de chanteuse de ballade pour bars de nuit, Helen affecte un teint gris olive et chante des lamentations autobiographiques où elle se demande pourquoi elle est née. Comme personne ne semble le savoir, tout le monde se sent un peu triste et l’applaudit généreusement dans l’espoir de l’encourager.» Bill est typique de son répertoire caractérisé par un discours direct aux spectateurs les transformant en confidents en dehors de tout contexte spécifique.

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Helen Morgan dans l'adaptation au cinéma de 1936

Morgan était, en substance, une chanteuse de soliloques, prête à déverser ses tripes en chanson à tous ceux qui voulaient l’écouter. Selon un critique, cette position poussait «les cyniques des boîtes de nuit à verser une larme et à se résoudre à mener une vie meilleure et plus noble. ... Miss Morgan était une dame séduisante avec une petite voix agréable et une façon tremblante de chanter des ballades à sanglots avec une simplicité émotionnelle. Elle avait un charme naturel

Au cœur de ce charme se trouvait l’alcool, l’obsession culturelle de l’époque – rappelons que de 1920 à 1933, s’étend la prohibition (période pendant laquelle, un amendement à la Constitution des États-Unis a interdit la fabrication, le transport, la vente, l'importation et l'exportation de boissons alcoolisées).

Il y a eu quatre versions de travail de Show Boat (): janvier 1927, août 1927, octobre 1927 et novembre 1927 (version des previews). La Julie La Verne du roman d’Edna Ferber était une femme calme, sage, qui tenait ses livres de compte avec rigueur.

Les deux premières versions d’Hammerstein ont respecté cette vision du personnage. Mais dans la version d’octobre, une fois qu’Helen Morgan a été engagée pour le rôle, Hammerstein lui a rajouté une «fiole d’alcool» dans la main d’où elle se sert «furtivement» un verre. Faire de Julie une ivrogne parlait très fort au public de la fin des années 1920. En effet, à cette époque, en pleine prohibition, on pouvait voir partout à Manhattan des hommes et des femmes ruinés par la boisson, sirotant des flacons, commandant des verres avec de la glace à laquelle ils rajoutaient leur propre alcool d’une manière qui ne trompait personne.

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Helen Morgan avait fait ses débuts professionnels dans les bars clandestins et comme hôtesse de boîte de nuit. Cela permettait, dans la scène du Trocadéro, de ramener le public à la réalité de leur époque contemporaine. En plus, le fait qu’Helen Morgan ait été elle-même alcoolique ajoute à ce lien avec la réalité. En plus, Bill interprété par Julie dans la scène de répétition au Trocadéro semblait totalement détaché de son personnage de Julie La Verne, délivrant un message totalement universel qui donnait une dimension toute particulière à l’artiste Helen Morgan.

Malgré cette réapparition inattendue de Julie La Verne dans l’intrigue (on l’avait vu disparaître au milieu de l’acte I en 1887), le public ne se soucie à aucun moment de savoir ce qui s’est passé depuis lors dans sa vie - nous sommes cette fois en 1903 - ni d’ailleurs de ce qui est arrivé à Steve. En tant qu’alcoolique et chanteuse mélo de refrains désespérés, Morgan incarnait une réalité impossible dans une situation aberrante, un personnage noyé dans l’absurdité de la Prohibition de Manhattan, de ses bars clandestins et ses contrebandiers. Morgan, «la crooner de chansons de blues aux yeux tristes qui a chanté son trajet ... en plein cœur de l’alcoolique Broadway», a personnifié le terrible fardeau de son temps, tant pour son public blanc contemporain que ceux des générations qui suivirent. Dans les années 1950, une décennie assez obsédée par l’analyse des années ‘20, un drame télévisé et un film ont décrit l’histoire de la prohibition à travers l’histoire de l’alcoolisme d’Helen Morgan.

"The Helen Morgan Story" - Bande-annonce du film de 1957
Réalisé par Michael Curtiz - Avec Ann Blyth et Paul Newman
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La scène unique de Julie La Verne dans l’acte 2 a été adaptée à ses compétences et sa personnalité. Mais les scènes et les chansons de Julie dans l’acte I avaient déjà été écrites lorsqu’Helen Morgan a été embauchée. Julie n’y apparait pas comme une femme dissolue sous l’emprise de l’alcool. Non, mais c’est une femme qui porte un lourd secret. Elle ne devait pas juste s’assoir et chanter; elle a dû bouger et montrer une grande variété de sentiments. Le grand moment vocal de Julie survient dans un contexte rempli de tensions. Dans la sécurité supposée de la cuisine du «The Cotton Blossom», Queenie exprime sa surprise que Julie connaisse Can’t Help Lovin' Dat Man, une chanson que seuls «les gens de couleur chantent». Dans le script de novembre, chaque mot de la requête de Queenie «How come y’all know dat song» (Comment se fait-il que vous connaissiez cette chanson?) est souligné séparément au crayon noir, démontrant qu’Hammerstein voulait une lecture emphatique et grave de la ligne. La remise en question par la cuisinière noire de la relation de Julie avec la «musique noire» ne pouvait être anecdotique. Julie ne peut nier sa connaissance de la chanson, surtout qu’elle se trouve face à sa bien-aimée "petite sœur" Magnolia qui sait qu’elle la connait par cœur. Elle va donc enchaîner la chanson complète avec couplets et même les chœurs. Hammerstein et Kern ont inventé cette scène – elle ne se trouve pas dans le roman de Ferber – qui met Julie dans une situation dramatique. Mais, il faut ici souligner que les enjeux sont élevés quant à l’interprétation de cette chanson. La manière – «à la blanche ou à la noire» - dont Julie chante Can’t Help Lovin' Dat Man calmera ou éveillera encore les soupçons évidents de Queenie. Magnolia, encore nominalement un enfant et complètement immergé dans la culture noire n’est pas consciente de la question. Et la manière dont un metteur en scène demande à l’interprète de Julie La Verne de chanter Can’t Help Lovin' Dat Man est resté une décision cruciale à travers l’histoire de Show Boat (). Cette décision marque profondément la manière dont l’œuvre est perçue et vers qui les sympathies du public sont dirigées.

Quoi qu’il en soit, et malgré son manque d’expérience d’actrice et sa voix fragile, Helen Morgan a été le membre le plus célèbre de la distribution originale de Show Boat ().