On pourrait craindre que Daphné du Maurier ait été très critique envers le film d’Hitchcock, surtout après l’expérience malheureuse de Jamaica Inn qu’elle avait « en horreur «. Il n’en est rien: du Maurier a au contraire beaucoup aimé le Rebecca de 1940. Selznick avait pris soin de la consulter autant que possible et, en lui offrant une adaptation fidèle. Il a su la rassurer après les libertés prises par Hitchcock sur Jamaica Inn.

L’écrivaine, qui initialement redoutait qu’Hollywood aseptise ou trahisse son roman, a pu constater que l’essence de son histoire était bien présente sur grand écran. Du Maurier a particulièrement salué le jeu des acteurs et l’atmosphère du film, qui correspondaient à ce qu’elle avait imaginé en écrivant le roman. Dans sa correspondance, elle se montre impressionnée par la performance de Joan Fontaine, si proche de la timidité anxieuse de son héroïne, et par la prestance de Laurence Olivier qui incarnait à merveille, selon elle, le ténébreux Maxim.

Surtout, Daphné du Maurier reconnaît que le film a magnifié certains éléments visuels implicites dans le livre – par exemple la présence inquiétante de Mrs Danvers, rendue à l’écran par le jeu hypnotique de Judith Anderson et les trouvailles d’Hitchcock (cadrages surprenants, apparitions soudaines) qui ont beaucoup plu à l’auteure.

Elle a aussi admis que la transformation du meurtre du roman en un accident à l’écran était acceptable, tant que la diabolique Rebecca était démasquée pour ce qu’elle était. Elle-même n’avait-elle pas donné à Rebecca, dans le roman, une sorte de châtiment posthume en révélant sa maladie incurable? Le film, en explicitant ce détail (le médecin déclare devant témoins que Rebecca était atteinte d’un cancer, ce qui dans le roman était découvert par Maxim seul), appuie finalement le même message: Rebecca a perdu, que ce soit en mourant ou en ayant cherché délibérément la mort.

Il est intéressant de noter que le succès du film a largement profité à Daphné du Maurier. Rebecca le roman était déjà un best-seller, mais le film a amplifié le phénomène. Après la sortie, les ventes du livre ont explosé pour atteindre des chiffres vertigineux: on parle de plusieurs millions d’exemplaires écoulés dans le monde, jusqu’à 30 millions dans les décennies suivantes. Du Maurier, alors âgée d’une trentaine d’années, est propulsée sur le devant de la scène culturelle internationale. Elle, qui était plutôt d’un naturel discret et casanier, s’est retrouvée sollicitée de toutes parts.

Si elle a fui les projecteurs d’Hollywood – elle n’est pas venue assister au tournage par exemple – elle a sans doute bénéficié avec satisfaction du rayonnement que le film a apporté à son œuvre. Une conséquence concrète et savoureuse de ce succès est que du Maurier a pu réaliser un de ses rêves grâce aux droits d’auteur du film. Grande amoureuse de la Cornouailles, elle était fascinée par un vieux manoir abandonné nommé Menabilly, qui l’avait inspirée pour imaginer Manderley. Or, en 1943, forte de ses nouvelles ressources financières, Daphné du Maurier a pu acheter Menabilly et y emménager, investissant une partie de sa fortune à restaurer la demeure pour lui redonner vie et confort. Elle y vivra près de 20 ans, écrivant plusieurs ouvrages entre ses murs.

On peut dire que Rebecca, par un curieux retour des choses, lui a «offert» Manderley. Du Maurier elle-même notait avec humour combien la boucle était bouclée: «J’ai rêvé Manderley, j’ai écrit Rebecca, Hollywood en a fait un film à succès, et ce succès m’a permis de revenir à Manderley – en tout cas, à la maison qui l’avait inspiré «. Ce clin d’œil du destin ne pouvait que la combler.

En définitive, Daphné du Maurier a validé l’adaptation de Rebecca. Le film a non seulement respecté son travail, mais a aussi amplifié la portée de son histoire à travers le monde. Du Maurier y a gagné une renommée durable et une place à part dans le cœur du public, qui souvent découvre le roman après avoir vu le film.

Encore de nos jours, nombreux sont les lecteurs qui avouent avoir imaginé Joan Fontaine et Laurence Olivier en lisant Rebecca. L’autrice, disparue en 1989, aura pu de son vivant savourer ce phénomène. Rebecca sur pellicule a scellé la réputation du roman comme un classique moderne, et Daphné du Maurier est devenue, grâce à Hitchcock et Selznick, une romancière admirée bien au-delà du cercle des amateurs de littérature gothique.

Pour conclure, l’aventure de Rebecca (1940) illustre une alliance rare entre littérature et cinéma. Le film, né d’une collaboration orageuse entre un producteur visionnaire et un cinéaste de génie, a su transcender les obstacles pour livrer une œuvre intense et élégante, fidèle à l’esprit du roman tout en étant un pur produit du Hollywood doré. Le public de 1940 ne s’y est pas trompé, faisant un triomphe à ce thriller romantique unique en son genre. Et plus de 80 ans après, Rebecca continue de charmer de nouvelles générations, que ce soit à travers l’écran, les pages du roman originel. Et maintenant du musical de Michael Kunze et Sulvester Levay.

«Last night I dreamt I went to Manderley again...» – qui n’a pas un frisson en entendant ces mots ? Preuve que le rêve de du Maurier, magnifié par Hitchcock, reste indémodable et universel.