2.A) Finir le roman

Lorsque Daphné quitte Alexandrie à la mi-décembre 1937, elle a déjà écrit un tiers de son roman. La perspective des retrouvailles familiales la réjouit, bien sûr, mais l’inquiète aussi. Elle redoute que la petite Tessa ne réclame sa présence, tout comme le bébé de huit mois.

Elle fait savoir à Muriel, sa mère, qu’elle ne reviendra pas tout de suite à Londres, mais qu’elle passera d’abord par la Cornouailles pour écrire, laissant ses filles encore quelques semaines chez leur grand-mère, sous la garde de la nounou. Muriel est scandalisée et ne manque pas de le faire savoir à sa fille. Daphné se demande comment lui faire comprendre – à elle, comme à tous les autres – que ce livre est plus important que tout, qu’elle ne vit plus que pour Manderley, cet endroit intangible mais obsédant, niché quelque part dans son esprit, qui la hante jour et nuit?

À l’instar de Peter Pan, elle a créé son propre Neverland, et nul autre qu’elle n’y a accès. Que sa mère puisse la juger cruelle la bouleverse profondément. Muriel finit par céder, et Daphné part pour Ferryside, bien décidée à travailler sans relâche sur son roman.

Début 1938, les Browning déménagent à nouveau : Tommy est muté dans le Hampshire, près de Fleet. Daphné s’estime chanceuse : elle accorde une importance presque sacrée aux maisons, et celle-ci – Greyfriars, avec son toit à pignons et son vaste jardin bordé d’un bois – lui plaît instantanément. C’est dans le salon aux murs verts (sa chambre étant trop exiguë) qu’elle poursuit son œuvre. Elle s’installe face à la fenêtre, sa machine à écrire devant elle, et lève parfois les yeux vers les arbres et la pelouse, où Tessa joue, emmitouflée contre le froid.

Jamais encore elle ne s’était investie à ce point dans un roman. Jamais l’écriture ne l’avait autant possédée. Ses personnages précédents – Janet Coombe, Dick, Julius Lévy, Mary Yellan – n’avaient pas cette complexité psychologique, cette sensibilité à la moindre émotion. Grâce à l’exploration des pensées les plus intimes de son héroïne, et une narration flottant entre rêves, souvenirs et présent, Daphné mesure tout ce qu’elle doit à son grand-père Kicky, et à sa manière de «rêver juste». L’ombre magnétique de Svengali plane sur le visage blafard de Mrs. Danvers, nourrie de sentiments vénitiens envers Rebecca.

Quant à Manderley, le somptueux manoir, il ne sera plus jamais visitable autrement que par le rêve.

Trois mois plus tard, Daphné tape le point final de son manuscrit. Il faut maintenant le relire, armée de son crayon bleu, couper les longueurs, éliminer les redites. Son orthographe, toujours défaillante – une faiblesse d’enfance jamais corrigée – sera reprise avant publication par Norman Collins, l’un des jeunes éditeurs chez Victor Gollancz Ltd. Elle s’installe sur le canapé, stylo à la main, et lit à voix haute chaque mot de ce lourd manuscrit. Cela lui prend plusieurs jours.

Henry de Winter… Non. Ce prénom ne convient pas. Ce personnage central, à la fois fascinant, insaisissable et glacial, mérite un prénom plus fort. George? Paul? Maxim… Oui, Maximilian de Winter. Élégant, cosmopolite. Ses amis l’appellent Maxim. Une seule personne l’appelait Max, et c’était Rebecca.

2.B) Céder ce livre si personnel au grand public

Avant d’envoyer le texte corrigé à Victor, Daphné hésite. Elle redoute ce moment inconfortable, où le livre n’est plus à elle mais n’existe pas encore pour les autres – ce no man’s land entre les dernières corrections et la publication. La fin reste ouverte: que penseront les lecteurs? Risquent-ils de se perdre, de rester perplexes? Et cette héroïne sans nom, si terne, si effacée, à jamais dans l’ombre de Rebecca – n’est-elle pas trop maladroite, trop insignifiante?

Et si Victor trouvait le roman trop sombre, trop macabre, voire excessif, flirtant avec le mélodrame?

En avril 1938, elle se résout enfin à écrire à son éditeur: «Voici le livre. J’ai essayé de créer une atmosphère de suspense. C’est un peu lugubre. La fin est un peu brève, un peu sombre.»

Norman Collins est le premier à le lire. Il le dévore en deux jours, puis débarque, transporté, dans le bureau de Victor. Ce dernier le lit à son tour, et lorsqu’il appelle Daphné, sa voix trahit une joie presque enfantine. Chez Victor Gollancz Ltd, tout s’accélère pour que le roman paraisse la première semaine d’août. Victor prévoit un premier tirage de vingt mille exemplaires, mais il pressent déjà qu’il faudra réimprimer, convaincu que les ventes doubleront en un mois. Il est aussi persuadé que les droits de traduction s’envoleront – jusque-là, Daphné n’a jamais été traduite. Quant au cinéma, il n’a aucun doute: les droits d’adaptation seront vite convoités.

Hitchcock, de son côté, rencontre quelques difficultés sur le tournage de Jamaica Inn, prévu pour l’année suivante, en 1939. Michael Joseph a déjà averti Daphné: le film a été largement remanié – et pas pour le meilleur. Elle s’attend donc au pire. Mais pour l’instant, tout son esprit est occupé par Rebecca.

En attendant la parution, Daphné passe plusieurs semaines d’été dans le Hampshire, touchée par l’enthousiasme de certains libraires ayant lu des épreuves du roman. Elle bronze sur une chaise longue, pendant que Flavia fait ses premiers pas sur la pelouse et que Tessa joue avec son père. Douceur des après-midis ensoleillés, des soirées en famille.

Par moments, elle se lève pour changer le disque du gramophone. La voix vibrante de Charles Trenet – ce jeune chanteur français qu’elle adore – envahit le jardin: «Y’a d’la joie!» Elle chante avec lui, avec son accent français presque parfait: «C’est l’amour qui vient avec je ne sais quoi / C’est l’amour bonjour bonjour les demoiselles...»

Daphné ferme les yeux, sirote un vodka gimlet, fredonne encore, pense à Paris, à Fernande, à Kicky, à Montparnasse, à ce sang français dont elle est si fière.

Un étrange pressentiment la traverse: est-ce le calme avant la tempête?

Ce roman pourrait-il bien changer sa vie?