
« Il est tombé amoureux d’un livre. Il a navigué jusqu’à l’auteure. Elle l’a épousé. »
Nous sommes donc en 1931, et Daphné du Maurier, alors âgée de 24 ans, vient tout juste de publier son premier roman, The Loving Spirit. Comme nous l’avons vu, l’ouvrage n’est pas un phénomène éditorial, mais il remporte un joli succès d’estime: critiques favorables, tirage correct, et, surtout, le sentiment pour elle d’être devenue une vraie romancière. Ce livre va changer sa vie, faisant d’elle une autrice professionnelle. Mais il va aussi changer sa vie d’une toute autre manière…

Frederick Arthur Montague Browning,
surnommé «Boy»
À l’autre bout de la société britannique, un jeune officier de la Garde royale, le major Frederick Arthur Montague Browning, surnommé “Boy”, lit le roman par hasard. Il est frappé par la force narrative du livre, par l’intensité des personnages, et surtout par la profondeur d’âme que trahit la plume de l’autrice. Quelque chose résonne en lui — peut-être la mer, peut-être cette soif d’absolu que le livre exprime si bien à travers Janet Coombe, la matriarche du récit.
Il apprend que l’autrice vit dans une maison de la région de Fowey, en Cornouailles, là même où se situe le cœur du roman. Or, Boy est un passionné de voile. Plutôt que de lui écrire une lettre, il fait ce que n’importe quel héros de roman ferait: il prend son yacht personnel et met le cap sur Fowey.
Daphné vit toujours à Ferryside, la maison familiale des du Maurier située à Bodinnick, juste en face de Fowey, entourée de sa mère, de ses sœurs et surtout … de collines, d’eau, de silence et de goélands.
Un jour de 1931, un jeune homme élégant descend de son voilier et se présente chez elle: il a lu The Loving Spirit, il a adoré, et il souhaite la rencontrer. C’est, au départ, une simple visite de lecteur enthousiaste.
Mais dès les premiers échanges, quelque chose passe.
Boy est à la fois posé, curieux, cultivé, et loin de l’image du militaire conventionnel. Daphné, elle, se montre réservée mais vive, intriguée par ce visiteur qui a fait tout ce chemin pour un livre. Leurs conversations sont rapides, nerveuses, pleines de tension retenue. Elle a l’habitude de séduire par la plume, pas en face à face — mais ici, la rencontre réelle dépasse la fiction.
Après ce premier contact, ils entament une correspondance. Boy, souvent en mission, lui écrit de longues lettres. Daphné, peu démonstrative en société, se révèle dans l’intimité de l’échange écrit. Elle l’appelle «Boy», il l’appelle «Darling».
Bientôt, Daphné confia à Tod qu’elle était amoureuse:
« C’est le plus bel homme que j’aie jamais vu. Le seul hic, c’est qu’il est major dans les Grenadier Guards, et je ne me vois pas du tout suivre le tambour, tu vois ce que je veux dire? »
Ce «hic» allait effectivement devenir un problème, mais elle était folle de lui — et lui aussi, d’elle.
« Il débarque ici en trombe avec sa voiture, et on passe de longues journées en mer sur son bateau. On passe le plus clair de notre temps à s’engueuler parce qu’on a abîmé la peinture du bateau, et à hurler des avertissements dès qu’un casier à homards approche de l’hélice. Pas de soupirs langoureux ni de regards rêveurs à la lune pour moi, merci bien. »
L’amitié se transforme vite en attachement profond, puis en amour.
Fait notable, et révélateur du caractère de Daphné, après seulement trois mois et malgré ses protestations qu’elle ne se croyait pas du genre à se marier, elle a surpris son compagnon plus conservateur en le demandant elle-même en mariage. Le garçon a accepté immédiatement, se sentant coupable de ne pas avoir été le premier à demander.
Comme si, une fois la décision prise dans sa tête, elle ne voyait aucune raison de jouer la comédie sociale attendue. Il dira oui, bien sûr.
Le 6 juillet 1932, Daphné écrivit à ses parents, Muriel et Gerald, restés à Londres:
« On pense qu’on va se marier. J’espère que ça ne vous dérange pas. On a décidé, la dernière fois qu’il est venu, que ce serait une bonne idée. Je n’ai pas envie de faire tout un cérémonial, avec bagues de fiançailles et tout le tralala, alors je pense que ce sera suffisant de prévenir tout le monde une fois que ce sera fait, non? »
Elle espérait que sa mère ne serait pas trop bouleversée, et écrivait qu’elle-même ne savait pas très bien ce qu’elle faisait. Pas vraiment une lettre de nature à rassurer, et apparemment, quand son père Gerald la lut, il éclata en sanglots.
Mais ses parents avaient déjà rencontré Tommy à Londres et l’avaient trouvé charmant — ils se réconcilièrent donc rapidement avec l’idée.
Daphné écrivit à son amie Foy Quiller-Couch que le mariage aurait lieu:
« Un matin très tôt à l’église de Lanteglos, avant que quiconque soit réveillé, avec le fossoyeur pour témoin, puis cap sur Helford et au-delà. »

Chemin escarpé menant à l'église
Ils se marient le 19 juillet 1932 dans une petite église des Cornouailles, Lanteglos-by-Fowey, nichée dans un paysage escarpé que Daphné adore.
A 8h15, ils se rendent à l’église en bateau, tout comme le jeune couple de The Loving Spirit l’avait fait. Ils s'étaient levés et habillés très tôt pour attraper la marée. Les cloches de l’église sonnèrent lorsque le petit cortège nuptial entra dans ce lieu simple et ancien.
C’était un service simple et Daphne a été surprise de voir à quel point elle se sentait émue.
Une nouvelle vie commence. Elle en est consciente. Et cela lui fait peur. La veille de son mariage avec Boy Browning, Daphné du Maurier écrivit dans son journal:
« Quoi qu’il arrive, je veux me souvenir que je fais cela les yeux ouverts, et parce que je désire une vie plus riche, davantage de connaissance et de compréhension.
Alors adieu… Daphné du Maurier. »
Après les festivités, ils partent en lune de miel en mer, à bord du yacht de Boy, Yggdrasil, du nom mythologique de l’arbre-monde dans la mythologie nordique. Une image forte: ils naviguent ensemble entre les côtes de Cornouailles et de Bretagne, dans cette mer qui, dès The Loving Spirit, était le grand décor symbolique de l’amour et de l’infini.
Leur rencontre a les traits d’une légende moderne: un roman attire un homme, un bateau traverse la mer, une union se noue. Mais la réalité conjugale sera plus complexe. Boy Browning est un homme de devoir, qui gravit les échelons militaires; Daphné, elle, est farouchement indépendante, hostile à la vie sociale des officiers et mal à l’aise dans son rôle d’épouse «présentable».
Comme nous allons le voir, ils auront trois enfants et vivront à plusieurs reprises séparés géographiquement. Mais leur lien restera fort, même dans la distance. Et jusqu’à la fin, Daphné dira que leur union fut fondée sur l’admiration, l’humour, et le respect de la solitude de chacun.
Encore une petite chose anodine… Avant leur mariage, Daphné a fouillé dans les affaires personnelles de Boy et y a trouvé des lettres d’amour d’une femme avec laquelle il avait été fiancé. Comme nous le verrons aussi, cela aura une influence profonde sur l’écriture de Rebecca.