
3.C) 1933 - «The Progress of Julius», troisième roman
« Il voulait tout contrôler. Même ceux qu’il aimait. »
Parallèlement à la naissance de sa fille, elle publie son troisième roman, The Progress of Julius (La Fortune de Sir Julius). Cette œuvre s’écarte encore des précédentes: c’est un récit plus sombre. On y suit Julius Lévy qui naît dans la misère d’un faubourg parisien au XIXᵉ siècle, fils d’un vendeur ambulant. Très tôt, il est habité par un besoin viscéral d’ascension sociale, une rage de prouver sa valeur au monde. Après une jeunesse errante en Algérie, il se construit une carrière d’homme d’affaires à Londres, dans le commerce et la restauration. Ambitieux, rusé, manipulateur, Julius gravit tous les échelons à force de charme, de calcul… et de dureté.
Mais derrière sa réussite éclatante se cache un vide affectif: Julius ne sait ni aimer ni faire confiance. Sa relation avec sa fille unique, Gabriel, devient le point de tension centrale du roman: il l’aime comme un prolongement de lui-même, mais sa possessivité étouffante finit par détruire ce lien. Dans sa volonté de tout maîtriser, Julius perd peu à peu ce qui aurait pu le rendre humain.
Daphné a fait des recherches historiques pour camper le Paris assiégé de la Commune dans les premiers chapitres du roman, mais c’est surtout la relation père-fille décrite dans le livre qui retient l’attention, tant elle semble inspirée de la sienne avec Gerald du Maurier. On y décèle en creux l’ombre de Gerald et l’admiration mêlée de crainte que sa fille lui portait.
The Progress of Julius est souvent considéré comme l'un des romans les plus sombres de du Maurier. Certains critiques ont noté que le personnage de Julius incarne des stéréotypes négatifs, ce qui peut rendre la lecture inconfortable. Néanmoins, le roman est reconnu pour sa profondeur psychologique et sa représentation réaliste des tourments de l'ambition humaine.
Ce troisième roman, commencé à Paris et terminé à Ferryside, sera le dernier que Daphné publiera chez Heinemann, avant qu’elle ne change d’éditeur.
3.D) 1934 - L’année où elle enterra Gerald… et publia « Gerald»
Une terrible épreuve attend Daphné en 1934: son père Gerald tombe gravement malade d’un cancer et s’éteint après une brève maladie. Daphné, très affectée par la perte de ce pilier de sa vie, trouve alors refuge dans l’écriture pour exprimer son deuil. À peine Gerald disparu, elle se lance fiévreusement dans la rédaction d’une biographie de son père pour honorer sa mémoire. En un temps record, elle rassemble anecdotes, souvenirs et confidences pour composer Gerald: A Portrait, qui paraît en 1934 chez l’éditeur Victor Gollancz (qui deviendra son éditeur attitré). Dans ce récit, du Maurier dresse un portrait vivant de son père, capturant son charme, son humour et ses excentricités. Elle évoque également ses côtés plus sombres, notamment ses périodes de dépression et ses angoisses. Loin d'une hagiographie, le livre offre une vision équilibrée de l'homme derrière la célébrité.
Voici quelques passages qui illustrent la franchise de du Maurier dans son approche:
Sur les tensions familiales: « Il y a, hélas, un monde de différence entre la fille de dix-huit ans et l'homme de cinquante, surtout lorsqu'ils sont père et fille. L'un est avide de compagnie; l'autre ne sait comment la lui offrir. »
Sur les moments de mélancolie de Gerald: « Son démon de la dépression était toujours prêt à l'envahir et à l'étouffer, lui rappelant que la cécité serait un jour son lot, transformant son petit monde en obscurité. »
Sur son besoin de se replonger dans le passé: « Il passait beaucoup de temps à fouiller dans le salon, regardant de vieilles lettres de Guy, de vieux croquis de Papa. C'était comme s'il voulait s'immerger dans le passé et fermer la porte au présent et à l'avenir. »
Extraits de «Gerald» de Daphné du Maurier
Certains contemporains de Gerald du Maurier s’en étonnent d’ailleurs, trouvant Daphné bien audacieuse de dévoiler ainsi les travers et faiblesses de son père – quelques amis de Gerald glisseront même avec humour qu’ils «espéraient que leurs propres filles ne seraient pas aussi franches le moment venu». Quoi qu’il en soit, cette biographie sincère assoit la réputation de Daphné en tant qu’écrivaine capable de s’attaquer à tous les genres, y compris le récit familial.
Désormais publiée par Gollancz (qui deviendra son éditeur attitré), du Maurier poursuit sur sa lancée et s’apprête à écrire une œuvre qui va la propulser parmi les auteurs les plus en vue de son temps.