1.B) La jeunesse de Daphné à Londres et les Cornouailles

« Avec du Maurier , même les silences ont des secrets. »

1.B.1) Trois sœurs très différentes

Daphné du Maurier naît donc le 13 mai 1907 dans un univers culturel excessivement nourrissier. Elle passe ses jeunes années à Cannon Hall, une grande demeure familiale à Hampstead (Londres), où défilent les dîners animés et les invités prestigieux du monde du théâtre.

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Les trois sœurs du Maurier en 1917
De g. à fr.: Daphné (10 ans), Jeanne (6 ans) et Angela (13 ans)

Les trois soeurs du Maurier sont très différentes. Angela, l’aînée, est extravertie, théâtrale et charmeuse. Elle aime être au centre de l’attention. Elle est souvent celle qui amuse la galerie et adore jouer des rôles, au sens propre comme au figuré. Angela est celle que sa mère semble préférer — la «fille modèle» du monde extérieur. Elle est parfaitement à l’aise dans les conventions sociales et s’intègre facilement aux invités du salon. Jeanne, la douce benjamine, est rêveuse et tournée vers l’art plastique. Elle est la plus discrète des trois. On la connaît peu car elle est moins célèbre, mais son tempérament est artistique, intuitif, presque éthéré. Daphné la décrit avec tendresse, parfois comme une présence silencieuse dans le décor, un reflet poétique, presque un personnage de roman.

De son côté, Daphné, malgré la vie mondaine dans laquelle elle est plongée, n’est pas une enfant extravagante comme sa grande sœur: au contraire, elle se révèle plutôt rêveuse et solitaire, parfois dépassée par l’agitation continuelle des réceptions familiales. Choyée par son père qui la considère volontiers comme sa préférée, elle se conforme sagement aux attentes familiales en apparence, mais nourrit intérieurement un monde imaginaire bien à elle.

1.B.2) Une enfance à l’écart… mais pas à l’abri

Daphné a entre 7 et 11 ans pendant la guerre de 1914-1918. Comme beaucoup d’enfants issus de milieux favorisés à Londres, elle est tenue à l’écart des violences directes, mais elle n’est pas coupée de l’ambiance pesante qui règne en Grande-Bretagne. Sa famille quitte régulièrement Londres pour se réfugier dans des résidences secondaires, notamment dans le Devon, puis, plus tard, dans les Cornouailles, région qui deviendra son refuge intérieur.

Durant ces années, la maisonnée du Maurier vit sous la tension de la guerre, même si elle n’est pas au front. Le père de Daphné, Gerald, bien que trop âgé pour être enrôlé, est profondément inquiet, et le théâtre londonien tourne au ralenti. L’ambiance à la maison se fait plus sombre et silencieuse. Daphné perçoit cette inquiétude diffuse, cette gravité nouvelle dans le regard des adultes. Elle en gardera une conscience aiguë des non-dits, des drames qui se jouent sans qu’on les explique aux enfants – un thème récurrent dans ses romans.

1.B.3) Les absents, les deuils... et les figures fantomatiques

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George Llewelyn Davies
Il a inspiré le dramaturge J. M. Barrie pour Peter Pan Il est mort au combat à 21 ans pendant la 1ère GM

Plusieurs membres de son entourage élargi sont mobilisés ou tués. Les garçons Llewelyn Davies, cousins très proches de Daphné (qui servirent de modèles à J.M. Barrie pour la création de Peter Pan) partent sur le front en Europe. George, l’aîné, est tué en 1915 à Ypres pendant la Première Guerre mondiale. Daphné, alors enfant, est profondément marquée par cette perte. George avait 21 ans. Cette perte touche toute la famille, car les Davies étaient très proches des du Maurier. Pour Daphné, ce décès est un vrai choc et, bien qu’encore jeune, elle comprend confusément la brutalité d’un monde adulte marqué par la perte.

Dès lors, la guerre devient dans son esprit un moment où l’enfance disparait, où les figures masculines protectrices se font rares ou incertaines. Cela se ressentira plus tard dans son écriture: beaucoup de ses romans (notamment Rebecca, My Cousin Rachel, The Scapegoat) mettent en scène des absents, des morts omniprésents, des fantômes psychologiques dont l’ombre plane sur les vivants.

Mais ce n'est pas le seul impact de la guerre sur sa future création artistique. Son imagination fertile s’épanouit lorsque la famille se met au vert, loin de Londres, dans la région sauvage des Cornouailles au sud-ouest de l'Angleterre. La jeune citadine tombe sous le charme de ces côtes escarpées, de la lande balayée par les vents et de l’atmosphère mystérieuse propre à la Cornouailles. Ces séjours au bord de la mer, entre balades en voilier et explorations de criques isolées, marquent profondément son esprit et deviendront une intarissable source d’inspiration pour ses écrits futurs. Daphné se plaît à écouter les légendes locales de naufrages et de contrebandiers, à visiter les vieilles auberges et même à braver l’interdit en allant espionner Menabilly, un manoir abandonné dissimulé dans les bois non loin de Fowey. Fascinée par cette demeure fantomatique laissée à l’abandon, l’adolescente se prend à rêver qu’elle y vivra un jour – rêve prémonitoire, car ce manoir inspirera plus tard le Manderley de ses romans et deviendra effectivement sa résidence des années plus tard. À bien des égards, l’enfance de Daphné du Maurier oscille donc entre deux mondes: d’un côté la vie confortable d’une famille d’artistes, de l’autre les libertés sauvages de la Cornouailles, propices aux songes et aux aventures imaginaires.

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'La pelouse de Menabilly' - Extrait de 'The Gardeners' Chronicle', 16 juin 1886