Il était une fois Marianne, une jeune fille
qui rêvait d'une autre vie…

"Rien ne donne autant le sentiment de l'infini que la bêtise"

Des gens simples qui rêvent, qui s'aiment, qui souffrent, qui se trahissent …
La vie, tout simplement


Que se serait-il passé si Roméo et Juliette avaient pu vivre leur amour? C'est la question à laquelle semble avoir voulu répondre Odon von Horvath (1901-1938), en situant l'action dans un faubourg de la Vienne des années 30, entre la boucherie, le bureau de tabac et le magasin de jouets d'une rue à cent autres pareille.

Promise de longue date au boucher Oscar, qu'elle n'aime pas, Marianne tombe passionnément amoureuse d'Alfred, beau gosse sans autre perspective de promotion sociale qu'un hypothétique gain aux courses de chevaux. Au grand dam de son père et de ses amis, elle rompt ses fiançailles et part filer le parfait amour avec son bel amant.

Et les choses ne vont pas vraiment bien se passer: la passion se corrompt sous la pression d'un quotidien sordide et de la désapprobation aussi sournoise que militante de l'entourage.

Poète de la scène
Odon von Horvath est un vrai poète de la scène. N'était des allusions précises au contexte de son époque, la pièce pourrait avoir été écrite hier. Il parvient à capter les couleurs authentiques de la vie quotidienne, sans sombrer dans le documentaire ou la sociologie. Les types humains qu'il met en jeu sont de vrais personnages dont il fait tomber un à un les masques.

Le metteur en scène a su mener au rythme qui convient cette sarabande de désirs qui fait songer à Schnitzler par endroits, à Brecht aussi, voire à Vitrac. L'humour grinçant débouche sur une émotion vraie: il y a du mélodrame sous la satire sociale.

La réussite du spectacle du Karreveld tient à l'interprétation généreuse et inspirée des acteurs. Ils sont tous justes dans des compositions attachantes, tour à tour drôles, odieux et pathétiques. `Qui aime bien châtie bien´, dit à plusieurs reprises le boucher auquel Philippe Vauchel confère ce qu'il faut de bonhomie cauteleuse et de sadisme larvé. Et l'on sent en effet chez l'auteur autant d'amour que de lucidité dans le regard qu'il porte sur ses semblables.

Élans et blessures
Face à Marianne, héroïne sacrifiée sur l'autel de la médiocrité petite-bourgeoise, à laquelle Jasmine Douieb confère une vibration digne de la Lulu de Wedekind, seule la grand- mère campée par Viviane Collet semble animée par la méchanceté pure. La hargne des autres a toujours quelque excuse, est tempérée par un élan ou une blessure qui permettent d'adhérer à leur destin. Alfred n'est tout simplement pas à la hauteur de cette grande passion qui croise sa route: Alexis Goslain donne au personnage une animalité fascinante, avec une sorte de superbe dans la vénalité et la veulerie. On comprend que Marianne - et pas seulement elle - en pince pour lui.

Autour du couple maudit grouille une humanité en bonne voie de perdre le droit à cette appellation. Il y a l'égoïste et intraitable père de Marianne (impressionnant Pierre Plume), mais encore la buraliste (époustouflante Nicole Valberg) qui collectionne de jeunes amants grâce à ses charmes et à son argent, un major égrillard et manipulateur (désopilant Pierre Fox), un nazillon psychorigide (très efficace Laurent Renard), deux nouveaux riches (facétieux Pierre Pigeolet).

Le vibrato épique de Marie- Hélène Remacle lui permet de passer sans transition d'une mère Courage à une reine de la nuit, etc.

Promesse tenue
Ils sont dix-huit en scène et l'on ne s'ennuie pas une seconde en leur compagnie. La mise en scène maintient la tension dramatique du début à la fin du spectacle.

Patrice Mincke est parvenu à dominer ce vaste plateau d'une ouverture `cinémascope´ pourtant peu commode pour les scènes intimes. Il y a même des moments de magie visuelle et de folie collective: la scène du confessionnal et celle du cabaret, toutes deux habitées par le déjanté Gérald Wauthia. La publicité du spectacle promet de l'émotion: elle ne ment pas!

Mais plus encore, ces `Légendes´ plus vraies que la vie peignent un monde dominé par les peurs et les bas appétits, où l'amour lui-même est réduit au statut de valeur d'échange. Odon von Horvath ne tire ni ne donne de leçons. Il nous tend, mais avec quelle faconde et quelle fougue, un miroir où l'on frémit de souvent se reconnaître.

La Libre Belgique - 25/7/2002 - Philip Tirard

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