Notre version sous les étoiles
«Après l'incarnation théâtrale très exubérante de Belmondo et surtout la prestation inoubliable de Depardieu au cinéma, quel comédien, Belge de surcroît, allait oser se risquer à mesurer sa verve et son talent, à des géants de la scène et de l'écran qui ont imprégné Cyrano de Bergerac, si récemment, de leur empreinte et de leur prestance. Philippe Résimont a relevé le défi soutenu en cela par ces aventuriers de Bulles Production Théâtre toujours en quête de ce théâtre «populaire» au sens où l'entendait Jean Vilar.» La Libre Belgique
Bulles Production dévoile son "Cyrano de Bergerac" au château du Karreveld
Avec simplicité et légèreté, l'équipe de Bulles Production rajeunit le bretteur gascon et suscite l'émotion. "Cyrano", l'unique chef-d'oeuvre d'Edmond Rostand n'aura sans doute jamais dit son dernier mot.
CRITIQUE - LAURENT ANCION
Depuis plus de cent ans, il est bien connu que seules les brutes résistent à "Cyrano de Bergerac". Et voici l'excellente nouvelle: la jeune équipe de Bulles Production, arrimée pour tout l'été au château du Karreveld, devrait faire fondre jusqu'aux plus grincheux. Bonne humeur, fougue irréductible, modestie collective et talent permanent sont les armes fourbies au service d'Edmond Rostand. Résultat: plus de trois heures de scène et plus de trois heures de bondissant plaisir.
Cette réussite n'était pourtant pas acquise d'avance. Les chefs-d'oeuvres littéraires, même uniques (comme on le lira ci-dessous) ne donnent pas nécessairement les bons spectacles. En l'occurrence, l'équation périlleuse comptait au moins deux inconnues.
Primo: ce "Cyrano" allait-il concurrencer nos précédents souvenirs (de lecture, de scène, de cinéma)? Secundo: comment Philippe Résimont, en Cyrano, allait-il gérer les incarnations d'hier (Gérard Philipe, Weber, Depardieu)? Très bien, merci. Car la force du "Cyrano de Bergerac", mis en scène par Jasmina Douieb et Pierre Pigeolet, est de prendre son pied pour ce que la pièce vaut, et non pour ce qu'elle charrie. Et ce plaisir est franchement communicatif!
Tout commence à l'intérieur de l'Hôtel de Bourgogne où Cyrano, sans vergogne, va rappeler à l'acteur Montfleury qu'il ne veut plus entendre ses vers de mirlitons. Le théâtre est dans le théâtre, et nous sommes dans la grange attenante à la cour du château. On s'écrase un peu, on sue comme à l'époque, mais l'on se marre déjà. Arpentant des allées surélevées, au coeur du public, l'escouade des acteurs donne le ton: Toni d'Antonino est un Montfleury fat et admirable de médiocrité, sous les piques acides d'un Cyrano soucieux de la collectivité. Tout au long du drame, Philippe Résimont saura ainsi nous convaincre de la flamboyance inimitable de son personnage, tout en soutenant ses partenaires. Sa langue court, sa longue silhouette semble danser parfois et l'on croit instantanément à ses failles. Dès la célébrissime "tirade des nez", on est dans sa poche.
A la fin de l'envoi, Cyrano touche... au coeur
Il reste de la route encore, du siège d'Arras au couvent de la mère Marguerite. Nous voici d'ailleurs dehors, installés sur un haut gradin à ciel ouvert. Face à nous, légèrement de biais, une façade du château sera le miroir changeant de la suite du drame. La nuit tombe peu à peu, tandis que la scénographie de Xavier Rijs joue sur le décor réel et sur les éléments ajoutés. Le travail des lumières de Laurent Kaye achève de bâtir un univers à la fois simple et troublant. Ce double sentiment sera maître des quatre actes suivants: visiblement, l'équipe ne s'est pas pris la tête. Et c'est au coeur qu'elle nous touche...
Courant du four au moulin, les 24 interprètes osent une belle légèreté, présente dans l'oeuvre mais rarement exploitée. Le tragique de Guiche, épris de Roxane, bénéficie du pince-sans-rire et de l'aplomb de Bruno Bulté, offrant au rôle tout son cocasse, tandis que la cousine de Cyrano hérite de la douce fermeté de Marie-Hélène Remacle, jouant la simplicité plutôt que le mystère. Laurent Renard (un Christian convaincant), Nicolas Buysse (rigoureux et attachant Le Bret) et Michel Hinderickx (savoureux Ragueneau) entraînent à leur suite une vaste distribution qui les vaut bien en énergie... Gare aux grincheux: à cent ans, les cadets de Gascogne ont plus que jamais la cogne.
"Cyrano de Bergerac", de Rostand, jusqu'au 25 août, à 20 h 45, au château du Karreveld, 3, rue de la Hoese, 1080 Bruxelles. Infos- et réservations au 0800-21.221.
Cyrano, le piquant héros qui tua son auteur
Peut-on trouver dans le répertoire théâtral un personnage plus attachant que le Cyrano de Rostand? En 1897, au Théâtre de la porte Saint-Martin, l'auteur français dévoilait un être presque parfait: sa haine va aux méchants, ses amours aux gentils. Il est prompt à la guerre, mais son coeur est taillé dans la tendresse. Il n'ose pas avouer sa flamme à Roxane, mais ses aptitudes langagières n'ont pas d'égales - il les prêtera à Christian pour séduire la belle. Et ce nez, qu'il a fort long, l'a-t-on jamais trouvé laid? Il le découpe en douze pieds et nous fait sprinter, épatés, au rythme d'alexandrins irrésistibles. Rostand méritait son succès. Le hic, c'est que ce fut un triomphe. A 29 ans, il ne s'en remettra pas.
Lors de la première, à Paris, on assiste à deux heures d'applaudissements, à une remise directe de la croix de la Légion d'honneur et à une pâmoison généralisée. Auparavant, Rostand avait livré des drames que la postérité a oubliés (même si Sarah Bernhardt les joua). L'auteur n'était pas de ceux que le succès rassurent: face à la folie collective, il s'inquiéta.
En 1900, il compose "L'aiglon" et soulève un enthousiasme très important - ce qui, en fait, n'arrange pas son cas. Le poète est élu à l'Académie française. Malade, retiré à Cambo, au Pays basque, il mettra trois ans pour rédiger son discours d'intronisation... En 1910, après sept ans d'une gestation qu'il avoue insupportable, il pond enfin "Chantecler", un conte ampoulé sur les naïvetés d'un coq. Revenu à Paris, Rostand y mourra, discrètement, en 1918, à 50 ans.
Avec lui disparaît un genre, le drame antique. Il sera l'ultime chantre du lyrisme rimé, à une époque où le public se détournait des vers. Le succès de Cyrano prouve qu'une alchimie s'est produite entre un thème (l'amour, en somme), un héros (qui n'est jamais qu'un homme) et une méthode (l'alexan -drin qui courtise la fable). Je me sens indigne de ma gloire, écrivait pourtant l'auteur dans "Chantecler". Pourquoi m'a-t-on choisi pour chasser la nuit noire? Il peut dormir en paix: au château du Karreveld, on est ravi qu'il soit notre veilleur de nuit.
Le Soir - 26/7/2001 - Laurent Ancion