Emotion, signée Thierry Debroux
Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.
Mil huit cent soixante-six. Année charnière de l'histoire allemande dans un XIXe siècle qui n'est que l'inéluctable évolution depuis feu le Saint Empire vers le nouveau Reich. Entre les deux puissances hégémoniques que sont la Prusse et l'Autriche, le conflit armé semble n'être qu'une question de temps et l'union forcée dans la guerre des duchés, une mèche pour la poudrière.
La réalité n'échappe pas à Louis II qui, séparé de l'Ami, accorde beaucoup de temps à Hans von Bülow qui lui interprète au piano les œuvres du cher Wagner que Cosima vient de rejoindre dans son exil suisse.
Fidèle à la ligne politique de ses prédécesseurs, le roi cherche à préserver la paix et plus encore la neutralité bavaroise en cas de conflit, option qu'il paraît bien difficile de maintenir à terme. Dans toute l'Allemagne, et en particulier en Bavière, l'opinion est divisée entre les partisans de Vienne et de son statu quo et ceux de Berlin pour lesquels la politique bismarckienne offre une opportunité inespérée d'unifier la patrie. Au palais de Munich, le prince de Hohenlohe, Bavarois favorable à Berlin, assure que la Prusse limite ses ambitions à la rive nord du Main, ce à quoi le roi rétorque que plus tard, elle exigera davantage. En fait, Louis considère l'inutilité de s'opposer militairement à une Prusse qui surclasse ses rivaux dans tous les compartiments. La tourmente fait se dresser l'Allemagne contre elle-même. Un drame s'annonce et Louis n'y veut jouer aucun rôle, surtout pas au prix de poitrines bavaroises percées par des balles prussiennes.
Louis abhorre la violence. Faisant interdire la chasse là où il séjourne, il éprouve une répulsion pour tout ce qui a trait à l'armée, ce qui le conduit au grand dam des ministres et de l'état-major à inspecter les revues militaires sans casque et armé de son seul parapluie. Dans une période troublée, cette attitude choque, mais sonne avant tout comme le refus de se satisfaire d'une guerre qui ne sera ni fraîche, ni joyeuse.
Au printemps, Bismarck propose une réforme de la Confédération germanique avec introduction du suffrage universel, projet qui comme prévu est rejeté par l'Autriche. La Prusse tient du coup son casus belli et dénonce les accords antérieurs dont ceux de Gastein qui réglaient la question des duchés aussitôt occupés. Eu égard à ses liens traditionnels avec l'empire habsbourgeois, la Bavière se range aux côtés de Vienne, tout comme le Hanovre ou la Saxe. Le 10 mai 1866, Louis II signe le cœur lourd l'ordre de mobilisation générale avant de se réfugier dans son monde, au milieu du lac de Starnberg, sur l'île des Roses qui doit son nom aux dix-huit mille pieds qu'y a fait planter le roi.
Le 22 mai, alors qu'il devait ouvrir l'importante session du parlement, le roi quitte le pays incognito pour se rendre à Triebschen auprès de Richard Wagner. Louis songe à abdiquer et le compositeur, s'il estime le souverain, sait également qu'il risquerait dès lors de perdre la généreuse pension qui lui est allouée sur la cassette royale et s'emploie de toutes ses forces à le dissuader d'un tel projet, lui remettant en évidence ses devoirs envers son peuple.
Ragaillardi, Louis revient deux jours plus tard à Munich qui lui réserve un accueil glacial. Les Bavarois, à tort, craignent l'influence de Wagner et la presse traîne Richard et Cosima dans une boue qui éclabousse le trône. Afin de contrer ces nouvelles attaques, Wagner prie le roi d'écrire une lettre de soutien à Hans et Cosima von Bülow afin qu'ils soient ensuite autorisés à la publier dans les journaux et ainsi faire taire les papotages. Louis accepte, ce qui stupéfait la Bavière qui constate que son souverain est si pur qu'il est le seul à tout ignorer.
Le 10 juin, Louis en compagnie de Paul de Tour-et-Tassis et du palefrenier Volk regagne l'île des Roses et il faut toute l'insistance de Wagner pour que le roi abandonne ses reconstitutions de la légende du chevalier au cygne afin d'inspecter brièvement les troupes stationnées à Bamberg. D'aucuns ont alors l'impression prémonitoire d'avoir vu surgir un authentique chevalier du Graal.
Vision fugitive que balaie la guerre qui débute le 22 juin. Déplaçant par chemin de fer ses troupes équipées d'un fusil à aiguille tirant cinq fois plus vite que ceux de ses adversaires, la Prusse écrase l'Autriche à Königgrätz le 3 juillet tandis que la Bavière est défaite à Kissingen, la ville de villégiature si chère à Louis.
En entrant dans la guerre avec des pieds de plomb et en exposant le moins possible ses troupes, le roi a agi par dégoût de la guerre, mais également par réalisme politique. Certain de la victoire de la Prusse, Louis II escomptait avec raison que Bismarck se montrerait magnanime face à la retenue de la Bavière. Et de fait, le pays n'a à supporter que des conditions de paix légères, avec de simples rectifications de frontières et une faible indemnité. Le roi a gagné un répit, mais son vénérable royaume est désormais enchaîné par un traité qui lui impose une assistance militaire à la Prusse si celle-ci venait à être attaquée. 1866 n'est pas un final, seulement un acte.
Il fallait également être Richard Wagner pour, du fond de l'exil, persuader le roi d'entamer un voyage à travers les provinces touchées par la guerre. Où que ce soit, le roi est acclamé avec ferveur, comme si les Bavarois saisissaient progressivement que l'attitude de leur souverain leur avait évité le pire. Et si Louis se recueille avec une gravité sincère sur chaque tombe de chaque champ de bataille, c'est l'allégresse populaire qui préside à ce périple menant à Nuremberg, cette vieille cité impériale, patrie des maîtres-chanteurs sur lesquels travaille Wagner et où Louis honore de sa présence toutes les manifestations.
Fort de cette popularité, Louis se défait de plusieurs ministres dont Pfistermeister et Pfordten devenus l'objet d'une rancœur généralisée pour avoir poussé à la guerre contre la Prusse. Par cet acte, le roi venge la cabale ourdie contre Wagner. Naviguant entre habile politique et contraintes de la guerre, Louis II nomme premier ministre le prince de Hohenlohe qui a l'inspiration insigne de promettre le retour du compositeur.