En 1907, Musical America avait annoncé que "Victor Herbert composerait un grand opéra pour Hammerstein". L’article faisait référence à un accord contractuel entre les deux géants du théâtre pour une production d’un nouvel opéra américain au Manhattan Opera House. Hammerstein est clair quant à ses motivations:

« J’ai toujours voulu qu’on comprenne que, en fondant le Manhattan Opera House, j’avais d’autres objectifs que de me contenter de profits financiers... Mes objectifs ont été essentiellement artistiques et continueront de l’être... Je veux être un Colomb de l’opéra. Il est assez facile de se procurer un opéra qui a connu un succès à Milan... mais pas si facile de parcourir les mers lyriques en voyage de découverte. »

Oscar Hemmerstein I

 

Hammerstein voulait jouer le rôle de Colomb, et il choisit Victor Herbert comme timonier. Mais aucun capitaine ni aucun équipage n’a jamais eu à traverser plus de tempêtes ni affronter des mers plus dangereuses que celles qu’ils allaient rencontrer. Herbert tentera de calmer la tempête en jetant par-dessus bord le capitaine Hammerstein, mais le résultat fut une tempête encore plus féroce. Herbert lui-même finit déchiqueté par les requins critiques qui se sont régalés en ruinant sa réputation.

L’histoire de la création de Natoma est une histoire de coups manqués et de décisions autodestructrices. Ce n’est pas une belle histoire, mais elle est importante, non pas tant pour ce qu’a accompli Herbert, mais pour ce qu’elle révèle sur les tentatives de promotion de l’opéra en anglais par des compositeurs américains au début du XXème siècle.

Hammerstein a rapidement mis le doigt sur un problème fondamental: le livret. Hammerstein offrit 1.000$ à la personne, de préférence américaine, qui fournirait un livret convenant à Victor Herbert. Ce dernier s'était autoproclamé coauteur du livret. Il faut dire que, dans sa carrière, il avait souvent eu des problèmes avec ses librettistes. Herbert a été très précis sur ce qu’il voulait et ce qu’il refusait en choisissant un livret.

« J’aimerais avoir un sujet américain et une histoire d’amour américaine... Il n’est pas absolument nécessaire que les personnages soient des Indiens. Les Indiens ne sont pas un sujet approprié pour un opéra. L’état des Indiens est pathétique, c’est vrai, mais, dans un opéra, ils ne toucheraient pas vraiment le public.
On n’obtient pas une atmosphère américaine en agrémentant la partition de thèmes tirés de chansons patriotiques. Je réfute absolument l’idée que la présence de chansons populaires ou folkloriques crée l’atmosphère spirituelle ou intellectuelle du pays auquel ces chansons appartiennent.
Le livret qui me satisfera le plus est celui dans lequel il y aura beaucoup de contraste, d’actions diversifiées et une large variété de caractères. »

Victor Herbert - New York Times - 18 avril 1907

 

Toute l'ironie réside dans le fait que, malgré toutes ces excellentes idées et bonnes intentions, Herbert a fini par un créer opéra basé sur un sujet amérindien, mêlé de thèmes folkloriques et dépourvu de de contraste, d’actions diversifiées et d'une large variété de caractères. Suivons la feuille de route du chemin qui va mener Herbert vers l’enfer.

Deux ans et demi plus tard, en septembre 1909, Herbert était encore à la recherche d’un livret approprié. Suite à l'offre de 1.000$, le bureau d'Hammerstein a été submergé de propositions. Des œuvres existantes ont aussi été envisagées, dont le Girl of the Golden West de David Belasco, mais il l'avait déjà «destiné» à Puccini. Peu importe le domaine, Victor Herbert était déterminé à créer une œuvre qui lui permettrait de mettre en valeur ses compétences.

« Les Américains aiment la beauté. Dans la musique, ils exigent de la mélodie. Toujours la mélodie... L’idée musicale fondamentale appartient au peuple américain et l’opéra américain sera l’opéra de la mélodie... La musique, parce qu’elle est américaine, devrait être vive et émouvante comme la vie du nouveau continent. »

Victor Herbert - Musical America - 11 février 1909

 

Herbert a finalement choisi un librettiste qui l'a convaincu puisqu'il déclare à son propos: «Un auteur dont le livret de charme suggère des images merveilleuses, et ce sera donc de ma faute si je n'arrive pas à peindre ce qu'il m'a offert avec une vraie richesse de couleur et de beauté.» Il s'agit de Joseph D. Redding, un brillant avocat californien et un très bon musicien amateur qui voulait déménager à New York pour fuir sa réputation californienne. Redding a lui-même déclaré:

« Il y a quelque temps, M. Herbert est venu me voir et m’a demandé si je pouvais lui fournir un livret convenant à un opéra sérieux. Il en avait déjà lu une vingtaine sans en trouver un à son goût. Il souhaitait un livret sur un sujet américain et, quand j’ai suggéré la possession espagnole de la Californie, il était enthousiaste. »

Joseph D. Redding - New York Times - 4 février 1911

 

Maintenant que le compositeur et le librettiste étaient enfin au travail, on pouvait penser que la production de rêve d'Oscar Hammerstein I était en bonne voie. Mais ... ce n’était pas du tout le cas.

Depuis quelque temps, les directeurs du Metropolitan Opera étaient déconcertés par l’excellente qualité des productions au nouvel Manhattan Opera House d'Hammerstein voisin. Lorsque Hammerstein et Herbert ont signé le contrat de la création d'un nouvel opéra américain chanté en anglais, la direction du MET a considéré que c’était une attaque directe contre la programmation du MET consacrée aux "grands" opéras et qui tentait de promouvoir la composition et la production d’opéras par de compositeurs américains: The Pipe of Desire de Converse, Mona de Parker et The Scarlet Letter de Damrosch n’avaient pas été de grands succès. Mais la perspective de la création d’un grand opéra de Herbert produit par Hammerstein au Manhattan Opera House était pour eux inadmissible. Otto Kahn, président du conseil d’administration du MET, Clarence MacKay et H. R. Winthrop ont négocié un accord avec Oscar Hammerstein I. Dans cet accrod, il acceptait, moyennant une forte somme d'argent, de s’abstenir de produire des "grands" opéras pendant une période de dix ans sur tout marché où le MET se produisait. Hammerstein, dont la compagnie était un vrai succès artistique mais un désastre financier (il perdait 25.000$ par semaine), a sauté sur l’offre. Cet accord étant dûment signé, Hammerstein s’est immédiatement adressé à Herbert avec la proposition de composer une opérette, plutôt qu'un opéra, en utilisant le personnel du Manhattan Opera House. Le résultat fut la grande opérette de Herbert, Naughty Marietta, l'énorme succès pour tous les intéressés, dont nous avons parlé au chapitre prcédent. Le conseil d'administration du MET, pensant que l'accord signé avait clarifié les rôles potentiels des producteurs et empêché tout conflit dans la grande arène de l’opéra, a décidé de rencontrer Victor Herbert pour discuter de la possibilité de produire eux-mêmes le projet Natoma. Mais ils n’avaient pas pris en compte la potentielle hostilité d'Hammerstein concernant cette proposition. Les journaux furent clairs:

« HAMMERSTEIN AFFIRME QU’IL NE LAISSERA PAS METROPOLITAN PRODUIRE 'NATOMA' »
« Il existe actuellement une divergence d’opinion entre Victor Herbert et Oscar Hammerstein, suite à une répétition d'orcheste de la nouvelle œuvre du compositeur, "Natoma", au Metropolitan Opera House. Un orchestre de 60 musiciens sous la direction de M. Herbert a joué l’acte II de la partition pour plusieurs des directeurs de la compagnie métropolitaine.
"M. Hammerstein", a déclaré M. Herbert hier soir, "avait une option sur 'Natoma' pour cette année [1910] jusqu’au 15 janvier quand je lui ai dit que la partition serait prête. Je l’avais informé plusieurs semaines avant cette date que la partition serait terminée et il a également été avisé le 15 janvier. Il n’a cependant pas voulu utiliser son option. Aujourd'hui, M. Redding, qui a écrit les mots, et moi-même, pensons que nous sommes libres de faire ce que nous voulons à propos de la question. Par conséquent, nous avons eu une discussion avec les directeurs de la Metropolitan Opera Company. Rien n’a été décidé pour le moment."
"Option!", a déclaré Oscar Hammerstein. "Je n’ai jamais eu d’option sur la pièce. J’ai un contrat signé et scellé avec M. Herbert, et je vais m'en tenir à cela. Si M. Herbert tente de faire produire l’opéra par quelqu’un d’autre, je vais immédiatement demander une interdiction. Le Metropolitan n’aura jamais ce spectacle. Le contrat est pour quatre ans. Je n’ai pas encore vu de partition de cet opéra." »

Joseph D. Redding - New York Times - 4 février 1911

 

Qui disait la vérité? Dans ce cas, les deux hommes avaient chacun une partie du droit de leur côté. Le contrat de 1907 entre Hammerstein et Herbert était pour un grand opéra, nécessairement sans titre, car au moment de l’exécution, aucun librettiste n’avait été engagé. Le contrat avait effectivement une portée de 4 ans, et, comme la production de Natoma n’a pas eu lieu avant février 1911, il semble clair que la date de création était liée à la date d’expiration prévue du contrat de 1907. Mais la thèse d’Herbert est également valable, puisqu’en 1909, un second contrat avait été négocié entre Hammerstein, Herbert et Redding pour la production de Natoma - la partition devant être livrée avant le 15 janvier 1910. On ne sait pas si ce deuxième contrat contenait une clause d’option, puisque le contrat a disparu. Par contre, le serment d'Hammerstein que "Le Metropolitan n’aura jamais ce spectacle" est une réalité.

Dans une interview publiée dans Musical America peu avant la première, Herbert a brodé cette histoire avec son bagou habituel. "'Natoma' a été écrit en un an à la demande d’Oscar Hammerstein, qui a ensuite refusé de produire l’opéra parce qu’il était 'trop tard'. Par conséquent, il a fallu tenter de le vendre jusqu’à ce que le perspicace Andreas Dippel l’entende et en reconnaisse la valeur." Andreas Dippel était le directeur général adjoint de la compagnie d'Hammerstein mais il la quitta en 1910 pour prendre la direction du Philadelphia-Chicago Grand Opera, lle théâtre qui a finalement produit le try-out de Natoma à Philadelphie le 25 février 1911 et quelques jours plus tard, le 28 février, sa création au au Metropolitan Opera House à New York.

Quoi qu'il en soit, Victor Herbert a écrit cette œuvre avant tout avec son cœur. Il a considéré Mozart, notre plus grand dramaturge musical, comme un modèle à deux égards.

  1. Caractérisation: « Dans 'Natoma', j’ai essayé de faire chanter chaque personnage différemment. Ma formation m’a conduit à considérer les chefs-d’œuvre de Mozart comme les exemples les plus glorieux de caractérisation. »
  2. Spécification: de Mozart, il a également pris la pratique de composer spécifiquement pour les talents de chacun des artistes principaux: « Miss Mary Garden chantera le rôle principal. J’ai composé la musique en me référant particulièrement à sa voix, que je considère comme une merveille. Elle combine une intensité et des compétences théâtrale avec une voix plus rare que toute autre personne sur la scène aujourd’hui. Si quelqu’un peut faire de cet opéra un succès, c’est bien elle. »

Ce dernier commentaire a été fait alors que la partition était encore en cours d'écriture. Il donne des indices sur l’auteur. Il révèle que, même avant que ne commence la production de Natoma, au moment même où Herbert mettait toute son habileté à la composition, il sentait que ce qu’il avait écrit ne pouvait pas tenir en soi, mais qu’il aurait besoin d’un grand artiste pour le faire fonctionner. Son ami, le baryton George Hamlin, qui devait jouer le rôle de Paul, a passé une partie de l’été 1910 à Lake Placid. Herbert a façonné le rôle destiné à Hamlin pour souligner les qualités de sa voix. Pourtant, à la fin du séjour, Hamlin a décidé de ne pas participer au projet.

Herbert et Redding discutaient souvent des aspects techniques de leur travail - Herbert sur son utilisation de matériaux indiens comme leitmotifs pour la structure, Redding sur son désir de créer "des personnages réels" et de mettre "beaucoup d’action" dans le livret. Herbert a décrit sa motivation dans les termes les plus larges: « Je ne suis pas autant intéressé par mon propre succès personnel que par celui de la cause. Je veux que cette œuvre soit un tel succès que la voie des compositeurs américains soit rendue plus facile, qu’il n’ait aucun mal à faire produire ses œuvres. »

On a aussi beaucoup parlé de l’intérêt des créateurs à faire un grand opéra avec un texte anglais. Comme le remarquait Redding: « Nous voulons montrer qu’un opéra peut être chanté en anglais et M. Herbert insiste autant que moi pour que chaque mot soit compris. Les chanteurs ont déjà appris leurs rôles, et chacun d’eux sera parfaitement compréhensible. Et vous serez surpris d’entendre la diction claire des artistes étrangers qui ont fait des efforts extraordinaires pour perfectionner leur diction anglaise. »

Surpris, en effet! John McCormack a créé le rôle du ténor (Lieutenant Paul Merrill) dans Natoma, mais son service à l’égard de son ami de toujours, Herbert, s’est étendu bien au-delà des obligations raisonnables et habituelles d’un chanteur d’opéra. John McCormack a également été chargé de la tâche beaucoup plus ardue d’enseigner la prononciation anglaise à d'autres artistes comme Mario Sammarco (Juan Bautista Alvarado), Hectror Dufranne (Father Peralta), Gustave Huberdeau (Don Francisco) et Armand Crabbé (Pico). Cette tâche lui prit beaucoup de temps. McCormack a estimé que Herbert, le maître de l’opérette, avait écrit une musique qui n'était pas celle d'un opéra. Il la voyait comme une opérette gonflée, bruyante et pompeuse. Il a estimé que son rôle était "plus puérile et stupide que le rôle habituel du ténor" et a trouvé la musique "très élevée et très inefficace".

La première mondiale du premier "grand opéra" d’Herbert a eu lieu le 25 février 1911, lors d'un try-out au Metropolitan Opera House de Philadelphie. Il a reçu un accueil enthousiaste, mais les principaux critiques n'ont pas fait le voyage à Philadelphie, puisque la première à New York était prévue trois jours plus atrd, le 28 février. Le seul critique new-yorkais à y assister était la bête noire d’Herbert, le vieux Krehbiel. Déontologiquement, il devait attenddre la première de New York pour publier son article, mais il ne put attendre pour "allumer son artiste préféré". Il a envoyé un télégramme incendiaire à la Tribune, que les éditeurs ont dûment publié en bonne place dans leur édition du dimanche.

Une telle communication n’augurait rien de bon pour la création à New York. Néanmoins, les producteurs ont fait beaucoup d’efforts pour créer une atmosphère propice au succès de la première au MET. Les loges du Grand Tier étaient drapées aux couleurs nationales, et au centre de la partie arrière de la salle se trouvaient des bannières portant les armoiries de la Californie et de New York. Quant au public, il était d’un "éclat sans précédent". Les invités comptaient le maire Gaynor, le président Nicholas Murray Butler et le professeur Brander Matthews de l’université Columbia; Walter et Frank Damrosch; Horatio Parker; Vanderbilts, Fishes, Schuylers, Van Rennselaers, Whitneys, Harrisons, Drexels, Belmonts, Otto Kahn, Thomas Edison et Charles Dana Gibson.

Neuf rappels ont accueilli la fin du premier acte, mais l'accueil de la musique en tant que telle a été plutôt modéré. La réaction au deuxième acte, qui contient une partie de la meilleure musique d’opérette d’Herbert, a été tout autre. Le public a demandé un rappel de la "Vaquero Song" et, après la "Dagger Dance", une tempête d’enthousiasme s’est déchaînée. Après le rideau du deuxième acte, Herbert et Redding ont salué sous des acclamations fournies et se sont joints à la compagnie complète, au chef d’orchestre et au metteur en scène. Des couronnes et des bouquets leur ont été jetés.

Lorsque le rideau est tombé sur le troisième acte et que les acclamations se sont calmées, des invités se sont rassemblés pour une réception. Tous les "people" de l'époque - dirait-on aujourd'hui - étaient là, y compris des personnes ayant appartenu au passé d’Herbert...

C'était au gala suivant la Première de "Natoma" par le MET. Alice Nielsen [dont Herbert avait lancé la carrière] est entrée dans la salle. Victor Herbert se tenait entouré d’amis, parlant avec tant d’enthousiasme qu’il donnait à Nielsen l’impression qu’il avait bu avec plus d’enthousiasme que de discrétion.
Herbert lui reprochait depuis longtemps d’avoir abandonné le domaine de l’opéra-comique pour le "grand opéra", ce qui était en quelque sorte un abandon de Herbert. La voyant et avec sa langue libérée par l'alcool, il a crié à travers la salle, assez fort pour que tout le monde entende: « Alice, tu n’aurais jamais dû quitter l’opéra-comique. »
Un silence de mort. Tous les yeux étaient rivés sur la petite Alice.
Alice Nielsen, piquée au vif, lui répondit, furieuse: « Tu sais, Victor, tu n'aurais pas du le faire non plus! »

Dillingham

 

Cette remarque, brutale par sa brièveté, résumait l’accueil des critiques qui suivirent dans les journaux du matin. Le livret de Redding était à juste titre "égratigné":

« Ses défauts sont sa forme indéfinissable ... la qualité très amateur des paroles de chansons - qui ne sauraient être qualifiée d’imaginaire poétique - et les dialogues qui relient ces chansons, à la fois élégants et musicalement peu suggestifs. »

New York World - février 1911

 

Les critiques ont laissé Herbert tranquille:

« Personnellement, je pense que M. Herbert a fait des merveilles en écrivant la musique d'un texte souvent si peu suggestif... Il y a beaucoup de chansons qui pourraient être retirées de la partition et chantées indépendamment ... donc la forme et le caractère structurel de l’œuvre correspondent difficilement au grand opéra. »

New York World - février 1911

 

Comme on pouvait s’y attendre, l’homme du Musical Courier était très heureux de ce "non succès". Il n’avait pas besoin d’écrire sa propre diatribe, se limitant joyeusement à citer les commentaires des principaux critiques:

« Avec des Peaux-Rouges sur les scènes du Metropolitan Opera House, des émotions primitives patriotiquement qualifiées d'"américaines" semblent être une priorité. Les critiques, pour leur part, pourraient laisser le patriotisme s’imposer et former un choeur de louange pour un opéra local... Mais si quelqu’un pense cela de l’opéra indien de Victor Herbert, "Natoma", il se trompe. Mais les critiques ont dans ce cas pris le rôle des passagers de l’ancien temps occidental, qui repoussaient parfois les Peaux-Rouges qui essayaient de monter sur scène.
M. Gilman [Harpers Weekly] qualifie le livret d'«amateur au plus haut degré» avec une forme littéraire «incroyablement stupide et inepte». M. Parker [Boston Evening Transcript] est d’accord pour adjoindre à son jugement la musique: «Du début à la fin, dans le texte et la musique, Natoma est un opéra tout à fait médiocre.» M. Parker poursuit en disant que Natoma doit être comparée aux «meilleures créations des compositeurs d’opéra européens contemporains; par rapport à ces dernières, Natoma ne laisse aucune impression positive à l’esprit. Il manque d’individualité, d’originalité, d’idées et aucune musique n’a de valeur à moins qu’elle ne possède au moins un de ces mérites.» »

Musical Courier - 5 avril 1911

 

Herbert a été blessé par ces critiques comme il ne l'avait jamais été dans sa longue carrière de compositeur pour la scène. Lorsque les critiques dénigraient une de ses œuvres plus légères, il pouvait facilement la rejeter. Il avait connu une série de succès inégalés par tout autre compositeur américain, et s’il s’était heurté aux critiques, il était toujours en route vers le projet suivant. Mais avec Natoma, il avait mis son talent en jeu, se mesurant aux meilleurs compositeurs contemporains: Strauss, Puccini, Debussy. Il avait le sentiment persistant que son aisance et son "génie" en tant qu’orchestrateur et mélodiste lui sont venus très facilement. C'est peut-être cela qui a éveillé en lui le désir de "monter plus haut" et d'affronter un défi plus grand que jusqu'alors. Peut-être se souvenait-il de cette soirée à Pittsburgh, où Richard Strauss, invité chez lui, l’avait exhorté à élargir la palette de son répertoire. Victor Herbert avait répondu par une boutade à cette suggestion, déclarant que, si Strauss élargissait son répertoire, ses partitions devraient être écrites sur des surfaces de la taille des murs de sa maison. Quelle que soit la motivation qui avait poussé Herbert à écrire un "grand" opéra, il a riposté contre les critiques avec une fureur sans précédent. Il a aussi déchargé son âme avec une franchise inhabituelle...

« Les petits gribouilleurs des journaux! Ce sont les plus grands lâches du monde... Les critiques ont peur de dire: «C’est bien». Ils pensent que cela va sonner comme s’ils ne savaient pas grand-chose... et, dans la plupart des cas, ils ne savent rien! Le seul homme qui pourrait vraiment accéder à l'intimité du travail d’un compositeur serait un autre homme qui se serait prostitué pour connaître la pénibilité, l’abnégation perpétuelle, l’amour pur d'une oeuvre plutôt. Il sait ce que cela signifie en amour, en travail et en sacrifice et en joie pour l’homme qui l’a fait.
Mais ces critiques, ils ont leurs propres idées préconçues. Ils se lancent toujours dans leur analyse avec un avis préconçu. Que se passerait-il si la première mondiale de Wolf-Ferrari [Donne Curiose venait d’être présentée et acclamée par la critique] m’était attribuée ? Comment les critiques la recevraient-ils ? N'imaginez-vous pas les critiques le rejeter par l'une ou l'autre raillerie ? Comme ils l'ont fait avec mon "Natoma », en disant : «Natoma est la preuve que M. Herbert, qui arrive parfois à produire de bonnes petites opérettes et des pièces pour Broadway, devrait éviter de s’aventurer dans un domaine où il n’est pas bien outillé, autant au niveau du talent que de la formation. »
Votre type de critique est la plus grande des lâchetés. »

Musical America

 

Tout cela provient d'une interview donnée un an après la première de l’opéra. Il est remarquable de voir à quel point il est encore meurtri! Bien sûr, il y avait eu un grand banquet donné en l’honneur d’Herbert, plein d’hommages et de louanges de la part de collègues et d’amis. Mary Garden lut au dîner une lettre qu'elle avait écrite: « Salut à Victor Herbert, le premier auteur du grand opéra américain! Que ce soit le début de cet art grandiose que l’Amérique ne possède pas encore... Alors, levez votre verre à la gloire de l’opéra américain. »

Natoma a été produit plus de trente fois par la compagnie de Dippel à travers les États-Unis, une grande tournée qui s’est terminée en Californie. Un propriétaire d’une mine de cuivre du Colorado, A. J. Davis, a annoncé qu’il prévoyait de faire jouer à Paris une saison d’opéra en automne par une compagnie d’artistes internationaux, avec Natoma comme spectacle principal. Le plan ne s’est jamais concrétisé.

Et Herbert ne s’est jamais remis de sa déception. Dans une conversation avec le compositeur Jerome Kanner peu avant sa mort, il lui a donné des conseils:

« Jerum, n'écris jamais un opéra en anglais. En anglais, ils comprennent. Ici, en Amérique, les gens avalent le complot le plus stupide tant qu’il est en allemand, en français, en italien, ou dans toute autre langue qu’ils ne comprennent pas. Je dis toujours que mon "Natoma" est aussi bon que le "Madame Butterfly" de Puccini. Mon erreur a été de ne pas le faire dans un dialecte amérindien! »

Jerome Kanner - "Those Wonderful Days with Victor Herbert" (Mars 1963)

 

La voix d’Alice Nielsen résonne encore dans son âme, dans l'échange qu'ils avaient eu lors du gala de la nuit de la première: « Alice, tu n’aurais jamais dû quitter l’opéra-comique. » « Tu sais, Victor, tu n'aurais pas du le faire non plus! »