Au cours de la première décennie du XXème siècle, Victor Herbert entre dans sa période de créativité la plus significative. La plupart des œuvres majeures de cette époque sont bien connues (Naughty Marietta, The Red Mill, Mlle. Modiste), et c’est à cette période qu’Herbert a définitivement scellé son importance dans l’histoire du théâtre musical américain. Mais même ses compositions les moins connues méritent de s'y attarder. Ces dix années furent ses heures les plus belles.

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Partitions de
«Babes in Toyland»
(1903)
The Wizard of Oz () est une «musical extravaganza» créée avec succès en 1903, basée sur le roman pour enfant The Wonderful Wizard of Oz de Frank Baum Le compositeur en était Paul Tietjens.
Le spectacle a ouvert au Chicago Grand Opera House le 16 juin 1902, avant un transfert au Majestic Theatre de Broadway le 21 janvier 1903, où il s’est joué pour 293 représentations jusqu'au 31 décembre 1904, et des tournées avec le cast original.
Il mettait en vedette Anna Laughlin dans le rôle de Dorothy Gale, Fred Stone dans celui de l'épouvantail et David C. Montgomery dans le rôle de Tin Woodman (Stone et Montgomery constituaient un duo-vedette venu en ligne droite du Vaudeville). Arthur Hill a joué le lion lâche, mais dans cette version, son rôle était réduit à peu.

Babes in Toyland de Victor Herbert a succédé à The Wizard of Oz au Majestic Theatre de Broadway, dont ils furent les deux premiers spectacles. Ce furent deux succès consécutif. Ces deux spectacles ont été mis en scène par Julian Mitchell, même si The Wizard of Oz est resté plus longtemps à l'afiche (293 représentations: 20 janvier au 3 octobre 1903) que Babes in Toyland (192 représentations: 13 octobtre 1903 au 19 mars 1904), ce dernier a été un vrai succès qui après Broadway est parti pour un US-Tour de deux ans.

Babes in Toyland () était une tentative évidente d'imiter The Wizard of Oz (). Le metteur en scène Julian Mitchell a fait un usage inventif de la couleur dans les décors et costumes, du mouvement et des effets spéciaux. Mais la musique de Victor Herbert a donné à ce spectacle son attrait durable. Dans I Can't Do the Sum, un groupe d'écoliers (joués par des acteurs adultes) s'est amusé avec les problèmes mathématiques alambiqués que l'on retrouve dans les manuels scolaires élémentaires (paroles de Glen MacDonough) :

If a steamship weighed 10,000 tons and sailed 5000 miles
With a cargo large of overshoes and carving knives and files,
If the mates were almost 6 feet high and the bos’n near the same,
Would you subtract or multiply to find the Captain’s name?

Extrait de la chanson «I Can't Do the Sum» tirée de «Babes in Toyland»


Tout en chantant le refrain, le cast donnait un rythme plein d'entrain à la chanson en frappant sur de petites planches:

Put down six and carry two,
(clack, clack, clack—clack, clack, clack)
Gee, but this is hard to do.
(clack, clack, clack—clack, clack, clack)
You can think and think and think
Till your brains are numb,
I don’t care what teacher says,
I can’t do the sum.

Extrait de la chanson «I Can't Do the Sum» tirée de «Babes in Toyland»


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William Norris - un des "toy soldiers"
dans «Babes in Toyland» (1903)

Babes in Toyland a surpassé son prédécesseur en offrant une partition mémorable qui comprenait deux standards devenus de vrais sapins de Noël:

  • March of the Toy Soldiers - durant cette scène, Mitchell a rempli la scène de jouets en mouvement, y compris des soldats mécaniques grandeur nature
  • Toyland

Les personnages centraux de l’histoire étaient Jane (Mabel Barrison) et Alan (William Norris), tous deux marqués par la mort par leur méchant oncle Barnaby (George W. Denham). Les deux bébés s’échappent dans le jardin de Contrary Mary (Amy Ricard); le jardin est peuplé de personnages de conte de fées et de comptines, dont Bo-Peep (décrite dans le programme comme une « bergère négligente »), Tommy Tucker ("qui chante pour son souper et tout le reste"), Red Riding Hood ("dévoué à sa grand-mère"), Miss Muffett ("qui a peur des araignées"), et Peter ("qui a une passion pour la tarte au potiron"). Jane et Alan arrivent au Pays des Jouets au dernier acte, et là, ils surmontent les plans diaboliques de leur oncle et vivent heureux pour toujours.

Avec une exception près, l'opérette a reçu de nombreux éloges des critiques. Le New York Times a déclaré que le public de la première « a pris tout ce qui lui arrivait et a ensuite pleuré avec avidité pour en savoir plus », et était encore plus clair quant à la partition de Herbert: « Rien de plus satisfaisant en son genre n’a été entendu ici depuis de nombreuses longues journées. Herbert a capturé le véritable esprit de cette mignonne pantomime.»

Charles Darnton dans le New York Evening World a été particulièrement impressionné par la marche des soldats et a noté que, comme des automates en bois, les membres de l'ensemble marchaient et se déplaçaient tout comme "ces guerriers de la crèche". Il y avait des « soldats avec de grands chapeaux et des armes en bois, des percussionnistes qui s’éloignent fièrement, des joueurs de cymbales aux articulations sèches, des musiciens avec de petits violons, des paysans pittoresques dans des chaussures de bois et beaucoup d’autres jouets animés marchant et manœuvrant comme Tom, Dick, Harry, et Sallie et Susie ne les avaient jamais vus marcher et manœuvrer.

Babes in Toyland () sera repris (1905, 1929, 1930), filmé deux fois (1934 & 1961), sera capté pour la TV (1986) et meêm transformé en dessin animé par la MGM (1997).

Babette a été créé à Broadway un mois à peine après Babes in Toyland. C'était donc la deuxième partition de la saison de Victor Herbert créée à Broadway. Les critiques ont été charmés par la musique et la prestation de Fritzi Scheff, la star du Metropolitan Opera jouant ici son premier rôle à Broadway. La seule réserve était, une fois encore, le faible livret faible d’Harry B. Smith. L'opérette a été annoncée pour une série limitée de huit semaines, mais avec les très bonnes critiques, le producteur Charles B. Dillingham aurait pu prolonger la série s’il l’avait souhaité. Au lieu de cela, il a choisi d’emmener Fritzi Scheff et l'opérette en tournée dans une production légèrement révisée.

Si l’histoire de plusieurs des plus grands succès de Victor Herbert est inextricablement liée à ses vedettes féminines, aucune de ces divas ne sera plus étroitement identifiée avec Herbert que Fritzi Scheff. Alice Nielsen a commencé sa carrière avec l’opérette et, après The Singing Girl, a quitté la scène de Broadway pour suivre des cours en Europe. C’était un choix judicieux. Sa future réussite dans le «grand opéra» devait surpasser tout ce qu’elle avait accompli avec Herbert, bien qu’elle n’ait jamais perdu son amour et son admiration pour lui.

Fritzi Scheff, "frisky Fritzi" — le "petit diable" du Metropolitan Opera, a suivi le trajet de carrière opposé. Ayant atteint la notoriété et la renommée en tant que talentueuse chanteuse au MET, lorsque Charles Dillingham, son manager, lui a offert 1000$ par semaine pour jouer dans une opérette, le choix était facile.

L’histoire se déroule au XVIIème siècle près d’Anvers, près de Bruxelles, puis à Versailles, et, outre le rôle-titre de Babette, elle permet au personnage de Scheff de prendre deux déguisements: un cavalier et une grande dame de la cour de France. Babette est l’écrivaine de son village et vit aux Pays-Bas pendant la période de l’occupation espagnole. Lorsqu’elle apprend qu’un de ses voisins et ses cohortes ont conspiré pour aider les Espagnols, elle et le soldat de fortune Mondragon (Eugene Cowles) retournent la situation contre les traîtres et convainquent finalement le roi de France de s’opposer à l’Espagne et de soutenir un mouvement devant amener la liberté pour les Pays-Bas.

Babette a eu des try-out à Washington une semaine avant son ouverture à New York. Cela a été un vrai succès. Il y a eu de nombreux bis et rappels, notamment du Président Theodore Roosevelt et de son épouse, du juge Wendell Holmes Jr, du sénateur Henry Cabot Lodge, ainsi que du sénateur Marc Hanna. La nouvelle du succès du try-out à Washington arrive rapidement à New York: Le New York Dramatic News annonce: «Faites place à Fritzi Scheff et 'Babette.' Ils seront avec vous au Broadway Theatre lundi soir prochain et vous allez les aimer.»

La première à Broadway n’a pas déçu: ni la production, ni la dramaturgie et encore moins la musique. Mais l’événement qui a fait jaser le monde théâtral - et a été parodié dans bon nombre de revues - n’avait rien à voir avec le spectacle d’Herbert. A l'époque, lors des soirées de Première, dans les spectacles en trois actes, il n'était pas rare qu'au rideau qui suivait la fin du 2ème acte, les artistes fassent un petit discours, même s'il restait encore le 3ème acte. Ce soir-là, Fritzi Scheff, dont l’anglais était approximatif - elle était d'origine autrichienne et était aux Etats-Unis depuis 1901 seulement - a commencé timidement :

« Je ne peux pas vous remercier. J’ai du mal à parler en anglais. Mais je suis tellement reconnaissante dans mon cœur [en insistant sur ce dernier mot] et j’espère, comme quand j’étais à l’opéra, que vous viendrez me voir ici. Ne le ferez-vous pas? [avec un regard de désir] »

Fritzi Scheff - Discours-rideau entre 2ème et 3ème acte lors de la première de «Babette»

Puis vint le tour de Victor Herbert, qui se sentait rarement à l’aise pour parler en public. Mais Fritzi Scheff le tira des coulisses et il fit un petit discours. Il dit une phrase-bateau exprimant que s’il y avait des points faibles dans la production, c’était de sa faute. Et puis, il y eut un petit blanc. Fritzi se mit sur la pointe des pieds, jeta ses bras autour du cou d'Herbert et lui fit un baiser sur la joue. Pas un petit bisou, non, un vrai "smack". Le public a sauté de joie. «Son baiser m’a fait péter les plombs,» murmura Harbert. «Article après article, on ne parlait que du "Baiser".» Jamais depuis Rodin, on n'avait parlé autant d'un baiser! Finalement Fritzi Scheff perdit patience.

« J'en ai vraiment marre de ce baiser. On en a tellement parlé. Un tout petit, tout petit baiser. C’est tout un problème. Rien n'était préparé. Je ne savais pas que j’allais embrasser Victor Herbert jusqu’à ce que ce soit fait. Tout le monde était si gentil et j’étais si heureuse et M. Herbert m’a dit tant de belles choses. »

Fritzi Scheff

Quant aux critiques, elles étaient toutes des variations sur le thème de l’enthousiasme déchaîné: des louanges pour la partition, même une douce acceptation du livret. Mais pour Scheff :

« Dans le grand opéra, elle scintille. Dans l’opérette, elle brille. Elle a un sens de l’humour, la faculté d’évoquer le rire, la finesse de la diction et du dialogue, la qualité de la voix, l’habileté du chant et surtout une inépuisable de vivacité que si peu de ses concurrentes possèdent. Hier soir, elle a chanté et a joué agi comme une possédée. C’était délicieux. »

Un critique

Et puis, après seulement 59 représentations, Babette a fermé.

La parodie, It Happened in Nordland, était une comédie musicale aventureuse offrant un regard biaisé sur la politique. La musique de Victor Herbert, le livret et les paroles de Glen MacDonough, ainsi que les prestations de Lew Fields et de Marie Cahill ont été couronnées de succès: le spectacle s'est joué 254 fois (154 dans sa série originale au nouveau Lew M. Fields Theatre et 100 représentations supplémentaires au même théâtre, lors d’une reprise qui a ouvert le 29 août 1905, environ quatre mois après la fermeture de la première série).

Le biographe de Herbert, Neil Gould, déclare que l’œuvre «est plus que digne d’être réexaminée et reprise», car il s’agit d’une opérette qui anticipe la première version de 1927 du musical politique de George Gershwin, Strike Up the Band (une production révisée et adoucie sera créée à Broadway en 1930). Gould note que It Happened in Nordland résonne de manière surprenante pour le XXIème siècle avec son regard sur le commercialisme et ses fortes connotations antiguerre.

L’histoire est centrée sur l’ambassadrice américaine Katherine Peepfogle (Cahill), une sosie de la reine de Nordland qui se fait passer pour elle pour pouvoir éviter un mariage arrangé avec le prince George de Nebula (Harry Davenport). En tant que reine d'un jour, Katherine prend le contrôle du pays et, bien sûr, l’enfer se déchaîne. Elle retrouve son frère perdu de longue date, Hubert (Fields), qui est actuellement l’assistant d’un dentiste-cosmétologue suspect et, même si le Nordland n’a pas de marine, elle le nomme secrétaire d'État à la marine. Hubert procède alors à la planification des manœuvres militaires avec son complément de cuirassés, croiseurs et sous-marins, et il est tellement satisfait de ses stratégies qu’il s’attribue lui-même des médailles. Bientôt, Nordland et les États-Unis sont au bord de la guerre, mais finalement, la reine revient sur son trône avec un mari de son choix, et tout se termine (raisonnablement) bien.

It Happened in Nordland est une œuvre importante dans l’histoire du développement théâtral de Victor Herbert. D'un point de vue musical pur, la seule chanson qui va entrer dans le canon d’Herbert fut le solo de premier acte de Harry Davenport, "Absinthe Frappé", une valse comique pour laquelle Glen MacDonough a écrit quelques-unes de ses paroles les plus fortes. Mais il y a beaucoup d’autres raisons pour lesquelles It Happened in Nordland est important.

C’est la première œuvre d’Herbert à être qualifiée de "comédie musicale", et It Happened in Nordland est une comédie musicale. Ses éléments musicaux sont plus simples, ses passages choraux moins compliqués et, comme dans The Fortune Teller, les mouvements de danse sont très importants dans la partition. Une telle caractéristique est plus commune dans les "dance operettas" d’Herbert, qui se transformeront dans les comédies musicales dominées par la danse de la fin de sa carrière. "Knot of Blue", le numéro le plus réussi de la partition après "Absinthe Frappé", est une valse élaborée.

Cette évolution peut être attribuée en grande partie à l’influence de Julian Mitchell, le metteur en scène-chorégraphe qui a poursuivi sa longue et fructueuse association avec Herbert lors de cette production de It Happened in Nordland. Mitchell était un génie créatif qui a participé au succès de nombreux spectacles d’Herbert. Mais Mitchell était gravement handicapé - il était extrêmement malentendant. C'est probablement grâce à cette caractéristique qu’il s’est concentré encore plus sur les aspects visuels de ses créations. Vu les brillants résultats, cela s'est avéré ne pas avoir été un handicap du tout.

Cette production de It Happened in Nordland s'est déroulée à l'occasion de l’ouverture d’un nouveau théâtre sur la 42nd Street, qu'Oscar Hammerstein avait construit pour le comédien-producteur Lew Fields. Ce petit théâtre (880 places) était géré par Fields en association avec Mitchell et Hamlin. A l'occasion, une société en bourse avait été créée pour produire et tourner de nouvelles comédies musicales. L’ouverture était donc un événement de quadruple importance:

  • un nouveau théâtre
  • une nouvelle troupe
  • une nouvelle pièce
  • la première apparition en plus de 25 ans de Lew Fields comme tête d'affiche unique (Il avait initialement acquis la renommée en tant que membre de l’équipe de Weber et Fields, qui avait dominé "la comédie néerlandaise" dans le vaudeville pendant des années.)

Miss Dolly Dollars de Victor Herbert a été accueilli dans une indifférence totale à Broadway et n'a réussi à tenir l'affiche que 7 semaines, et encore, dans deux théâtres différents: le Knickerbocker Theatre (4 sept au 14 oct 1905) puis au New Amsterdam Theatre (16 au 21 octo 1905). Un échec donc à Broadway, mais, grâce au nom de Herbert et à la popularité de sa vedette Lulu Glaser dans le rôle-titre, la comédie musicale a été un succès en US-Tour. Pendant cette tournée, Miss Dolly Dollars est repassé à deux reprises par New York, le 4 décembre 1905, au Grand Opera House pour 8 représentations et le 8 octobre 1906, au New York Theatre pour 16 représentations.

Les critiques ont été généralement déçus par la partition très loin d'être inoubliable de Herbert et le livret de Harry B. Smith. L’histoire tourne autour de l’héritière américaine Dorothy Gay (alias Dolly Dollars) et son voyage à Londres et à Paris avec ses parents arrivistes (joués par Carrie Perkins et Charles Bradford). Elle est poursuivie par un certain nombre d’aristocrates sans le sou, mais, malgré les vœux fervents de ses parents, Dolly ne souhaite pas se marier simplement pour obtenir un titre de noblesse. C'est alors qu’elle rencontre lord Burlingham (Melville Stewart), qui est à la recherche d’argent. Elle croit à tort qu’il est le secrétaire d'un noble et tombe amoureuse de lui. Quand elle découvre sa véritable identité, cela importe peu, car les deux sont amoureux et leur union aboutit à un échange égal. Tout se termine bien.

Le The New York Times a déclaré que la présentation manquait d'«intelligence, d’originalité et de spontanéité musicale», et que les personnages désuets du temps comprenaient l’héroïne et l’héritière « froides », les riches mais « vulgaires » Américains, des nobles « sans le sou », un jeune frère « frais », un « érudit » secrétaire masculin, et un "beau seigneur anglais" qui est confondu avec en secrétaire. Le critique estime que ces personnages "très familiers et surtout assez ennuyeux" étaient des "vieux amis ou au moins des connaissances" que Smith utilise chaque fois. En fait, "tout se passe comme on peut s’y attendre de la plus rudimentaire expérience avec l’opéra comique de l’école de Broadway." De plus, c’était une véritable "déception" de voir Herbert "s'abaisser délibérément avec ce genre de choses avec sa musique", qui, comme le livret de Smith, était "bruyant et vulgaire."

Le Wonderland de Victor Herbert a eu une naissance très complexe. Et malheureuse...

Nous savons que Victor Herbert avait déjà fait un musical dans un univers féérique: Babes in Toyland mis en scène et produit par Julian Mitchell. C'est d’ailleurs ce projet qui, en 1903 après une interruption de trois ans, avait ramené Victor Herbert dans le monde de l'opérette. Quand, en deux ans plus tard, Mitchelle revint vers Herbert pour lui proposer d'écrire une nouvelle "féérie". Elle serait cette fois basée sur le conte des Frères Grimm, The Twelve Dancing Princesses. Ce conte s'intéresse aux douze filles d'un roi qui dorment dans la même chambre fermée à clé chaque nuit. Pourtant, chaque matin, leurs souliers sont usés comme si elles avaient dansé toute la nuit, et personne ne comprend pourquoi. Le roi, perplexe, promet son royaume et la main d'une de ses filles à celui qui découvrira le secret des princesses en trois jours et trois nuits; mais ceux qui échoueront seront mis à mort. Beaucoup de prétendants, dont un fils de roi, s'y essaient, mais échouent et perdent la vie.

Le problème est que cette histoire était un peu trop sanglante pour les enfants, alors le librettiste Glen MacDonough a trouvé une solution: Alice - célèbre au pays des merveilles - et tous ses amis détectives vont tenter de résoudre le casse-tête. On se retrouvait donc avec un mariage d’"Alice in Wonderland" et "The Twelve Dancing Princesses". Ce mariage allait donner naissance à "Alice and the Eight Princesses". Mais le problème principal consistait à trouver une manière d'introduire Alice dans l'histoire de "The Twelve Dancing Princesses". Encore une fois, les contes de fées ont fourni aux auteurs une réponse. Il vont emprunter l'idée à un conte de Gands Christian Andersen, "The Little Match Girl". Ce conte se déroule la veille du Nouvel An. Il fait très froid et le soir tombe. Une petite fille miséreuse marche dans les rues enneigées d'une ville évoquant Copenhague. Elle propose des allumettes aux passants indifférents. N'ayant rien vendu de la journée, elle n'ose pas rentrer au logis, car son père la battrait. Pour se réchauffer, elle se réfugie entre deux maisons et frotte plusieurs allumettes. Des hallucinations successives lui font apparaître tout ce dont elle est privée : la chaleur d'un bon feu ; un délicieux repas de fête ; un superbe sapin de Noël. Puis une vision lui montre le seul être qui l'ait jamais aimée : sa grand-mère morte récemment.

Le principe de ce conte a été utilisé pour écrire un prélude qui a tellement inspiré Herbert qu'il a créé une des plus belles musiques qu’il ait jamais composées. Dans ce prélude, Alice est découverte dans les rues de Londres, à vendre des allumettes, lors d’une veillée de Noël enneigée, jusqu’à ce qu’elle entre dans le paysage féerique qui sert de décor au reste de l’histoire. De cette façon, les différents éléments du pays des fées ont été combinés pour produire une énorme et extravagante fantaisie sur les contes de fées.

C'est ce spectacle, intitulé "The Twelve Dancing Princesses", auquel le public du Star Theater de Buffalo a assisté en try-out dans la nuit du 14 septembre 1905. Les spectateurs étaient enchantés.

« Ce conte de fées mis en musique est un magnifique spectacle. La musique de M. Herbert est belle, délicate, lumineuse, entraînante, pleine de mélodies caractérisées par le doux rythme et le swing que le compositeur aime tant. (...) La musique est délicieuse, le livret est brillant et Julian Mitchell s’est surpassé dans la mise en scène. »

Critique du Buffalo American-Express - 15 septembre 1905

 

Naturellement, avec un spectacle aussi élaboré, il y a eu des problèmes techniques. Le même critique l'avait prédit, parlant d'un...

« ...succès phénoménal s'il est en bon état de marche. Comme toutes les Premières, il y a eu des longueurs et des trous de mémoire. Mais avec une répétition aujourd’hui et une occasion de réparer les défauts, la représentation de ce soir devrait être parfaite... Le public de la soirée d’hier a loué ce qui a été bien fait... C’est une production élaborée et coûteuse. »

Critique du Buffalo American-Express - 15 septembre 1905

 

Un spectacle complexe, coûteux et stressant: après la pantomime d’ouverture, qui se déroule à Londres, les scènes comprenaient la maison des Tweedle-dums; la scène du miroir; le magasin de Mad Hatter; un lac enchanté; et la salle de bal du château magique. L’atmosphère onirique de la pièce a été perturbée par des problèmes de changements de décor. Avec tous les problèmes, la représentation a duré jusqu’à 3 heures du matin. Des coupures ont été faites, mais la pièce durait toujours trois heures et demie. Puis la femme de Mitchell, Bessie Clayton, qui jouait le rôle d’Alice, a perdu sa voix et à la troisième représentation pouvait à peine parler. Il fallait faire quelque chose avant l’ouverture prévue à Chicago (second try-out )le 8 octobre 1905. Ce qui a été fait a ruiné le spectacle. À l’exception d’Alice et du Chapelier, tous les autres personnages de "Alice in Wonderland" ont été supprimés. Dans un éclat d’ironie, le spectacle a été rebaptisé "Wonderland".

L'énorme déception d'Herbert, suite à la suppression de ses plus belles pièces orchestrales abandonnées, se retrouve clairement dans la nouvelle musique qu’il a créée. Pédante et sans inspiration, sa nouvelle partition ne plaisait à personne, certainement pas au critique du Times qui a écrit suite à la Première à New York

« Wonderland n’est pas assez différent de ses mille et un prédécesseurs pour justifier son nom et il n'est en rien merveilleux. C’est à bien des égards juste le genre de spectacle écrit pour plaire à ces âmes joyeuses et légères dont toute idée de plaisir est centrée sur les jolies filles... C’est une sorte de vaudeville très élaboré.
Il était une fois "Wonderland", connu sous le titre "Alice and the Eight Princesses" avec un livret basé sur un conte de fées des frères Grimm. Mais ce temps est passé. Il ne reste plus qu’à trouver le fil le plus fin sur lequel accrocher les "numéros spéciaux".
Victor Herbert a composé la musique et, si elle est rarement égale à ses meilleures œuvres, elle n’est jamais tout à fait au niveau nécessaire à ce type de partition.
Le succès de la soirée a été marqué par deux acteurs non nommés qui représentaient respectivement les pattes avant et arrière d’un cheval... Cela a littéralement fait rire tout le monde... Tous les autres n'ont jamais provoqué le moindre plaisir. »

Critique du Times lors de la Première à New York

 

Une fois encore: dur, dur...

C'était le début de deux mois de représentations à Broadway et deux ans en US-Tour. Victor Herbert a pris l’argent et s’est mis à faire d’autres choses. Mais quelque chose de merveilleux avait été perdu. La musique qu’il avait créée pour la première version était si efficace — si belle et envoûtante — que Mitchell a déposé des copies au British Museum (aujourd'hui la British Library) en prévision de l’obtention du droit d’auteur pour une production londonienne. Et elle est toujours là aujourd’hui.