Les années 1920 ont été la décennie la plus prolifique que Broadway ait jamais connue, avec plus de deux cents productions chaque saison! Tous les livrets respectaient certaines règles. La première était de se conformer à l’une des variations de la formule:
«Un garçon rencontre une fille, il perd la fille, mais finit par la récupérer.»
L’autre règle était de respecter les unités imaginées par Aristote (3ème siècle av. J.-C.) qui sont aussi celles du théâtre classique français (la règle des trois unités):
- Unité de lieu: tout se déroule au même endroit
- Unité de temps: tout se déroule en 24 heures
- Unité d’action: une seule intrigue
Bien sûr, certains musicals se déroulaient en plusieurs jours, et d’autres dans un petit nombre d’endroits différents. Mais aucun ne pouvait être qualifié d’«épopée musicale», avec une action qui traverse de multiples endroits et s’étend sur plusieurs décennies… Ce genre d’histoire était réservé à des romans comme Ben Hur ou The Great Gatsby. Des opéras et des films muets (nous sommes encore dans les années ’20) s’étaient parfois essayés au genre, mais personne n’avait jamais tenté quelque chose comme ça dans un musical à Broadway.
Personne, c’est-à-dire, jusqu’à ce que Jerome Kern lise le roman Show Boat d’Edna Ferber dont nous avons parlé au chapitre précédent. Dans les années ’20, la décennie qui a suivi les succès de Kern au magnifique Princess Theatre ( et ), il a composé des chansons à succès, mais elles ont été créées pour des musicals sans grande imagination. Pour une raison qui nous échappe, il a estimé que l’histoire multigénérationnelle d’Edna Ferber constituerait une base magnifique pour un musical, même s’il devait briser toutes les règles en vigueur à l’époque.
Kern a appelé Oscar Hammerstein II. En fait, Oscar avait lu le même livre et avait eu la même réaction. Show Boat était une épopée considérable et, selon Kern, «un titre d’un million de dollars». Créer une épopée musicale serait bien sûr un immense pari, mais s’ils le réussissaient, cela pourrait juste changer du tout au tout le paysage musical de Broadway. Edna Ferber avait co-écrit plusieurs pièces de théâtre, mais allait-elle accepter que son roman devienne un musical?
Dans les années 1920, personne n’envisageait de commencer à travailler sur un musical avant d’obtenir deux choses: l’autorisation des auteurs (ou l’autorisation d’adaptation d’une œuvre) et la garantie financière d’un producteur. Mais vu le côté totalement atypique de leur projet, Kern et Hammerstein n’ont pas osé faire immédiatement ces demandes. Ils se sont d’abord essayés à une «expérience» dont le but premier était de se rassurer mutuellement. Ils ont décidé que chacun ferait séparément un schéma de l’œuvre musicale qu’ils envisageaient. Lorsqu’ils ont remarqué que spontanément leurs deux propositions étaient très similaires, ils ont compris qu’ils tenaient le bon filon et se sont lancés dans l’écriture ensemble. Au fur et à mesure que le travail avançait et que les deux hommes voyaient qu’ils étaient vraiment sur quelque chose d’extraordinaire, il est devenu impératif d’obtenir les engagements manquants: l’autorisation d’adaptation et le financement.
En octobre 1926, Kern a écrit au critique Alexander Woollcott pour lui demander une lettre de recommandation à Edna Ferber, une amie de longue date. Woollcott a trouvé hilarant que quelqu’un de l’importance de Kern pense avoir besoin d’une telle lettre. Puis il se souvint qu’il allait assister quelques jours plus tard à la création de Criss Cross () (1926, 210 représentations) de Kern. Donc, sans lui donner aucune explication, Woollcott a décidé d’emmener Ferber à cette première. À l’entracte, Kern a à nouveau demandé la lettre de recommandation à Woolcott. Ce dernier lui a timidement répondu que quelque chose pourrait être arrangé, puis se retourna et cria: «Oh, Ferber! Voici Kern!». Il n'y a pas plus courte lettre de recommandation...
Ferber accepta de rencontrer Kern et Hammerstein. Très vite, elle affirma qu’elle ne voulait pas que son roman se transforme en un musical classique. Mais les auteurs-compositeurs ont clairement fait savoir qu’ils avaient quelque chose de très différent à l’esprit. Les avocats ont fait le reste, et une convention a été signée en un mois. Quelques jours plus tard, les auteurs-compositeurs ont présenté quelques chansons au seul producteur qui, selon eux, pourrait prendre un tel risque – Florenz Ziegfeld. Il a immédiatement accepté de travailler avec eux. Le lendemain, il a d’ailleurs écrit à un ami : «Ce spectacle est la chance de ma vie.»
Ziegfeld, comme d’habitude, avait plusieurs autres projets en cours au même moment. Le 2 février 1927, il a ouvert son nouveau théâtre, le Ziegfeld Theatre (), avec Rio Rita () (1927, 494 représentations), une forme hybride, mi-musical mi-opérette, sur un Texas Ranger qui poursuit un voleur de banque dans le Mexique exotique et trouve l’amour avec le fougueux personnage-titre. Ce spectacle s’est joué devant des salles pleines au Ziegfeld Theatre () pendant plus d’un an, obligeant le report de Show Boat () à plusieurs reprises. Hammerstein et Kern ont profité du retard pour réécrire et peaufiner leur audacieux projet. Zieglfeld décidera en décembre 1927 de déménager Rio Rita () vers le Lyric Theatre pour laisser la place à la création de Show Boat (): Rio Rita () s’arrête le 25 décembre et Show Boat () est créé le 27 décembre 1927…