D) Confluence d'influences diverses

Ce que représente Robeson au milieu des années '20 permet à Kern et Hammerstein de donner de solides fondations à leur dramaturgie de Show Boat (). Ils vont imaginer un lien concret entre Robeson, «l’homme Noir» de Broadway, et le personnage de Joe dans Show Boat (). Et même si Robeson va refuser cette option – il ne jouera d’ailleurs pas Joe lors de la création à Broadway avant d’accepter de le créer à Londres – il a marqué pendant plus d’une décennie les différentes versions du show. Le public de Show Boat (), à quelque époque que l’on soit, répond toujours à Ol' Man River comme s’il ne s’agissait pas seulement d’une chanson, mais bien d’une «expérience». Ces ovations résonnent avec celles qui ont été données pour la première fois à Robeson dans ses concerts au milieu des années 1920.

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Paul Robeson dans «Black Boy» (1926)

Revenons au trajet de Robeson. À l’automne 1926, il a participé à un nouveau spectacle, Black Boy (), un drame de Jim Tully et Frank Mitchell Dazey, encore une fois avec un casting mixte. Robeson y jouait un boxeur (librement inspiré du champion Noir Jack Johnson) qui devient un grand champion, mais est détruit avant son ultime combat (contre un adversaire blanc) par la trahison de la femme qu’il aime (qu’il pense être blanche mais doit avouer être métisse). Beaucoup de critiques ont souligné la très belle performance de Robeson dans un spectacle sans aucun intérêt.

Si les critiques soulignent l'impressionante capacité de Robeson à porter à bouts de bras un spectacle faible, cela ne doit sûrement pas être passé inaperçu pour les grands producteurs de Broadway et les créateurs de théâtre. Elizabeth Shepley Sergeant a décrit une scène intéressante survenue lors d’une représentation de Black Boy ().

«Voici un Black Boy qui sublime le moins acceptable des destins américains. Quand, dans le premier acte de la pièce de Tully, cette voix profonde et douce d’innocence primitive a émergé de la figure en lambeaux du boxeur Noir, l’homme à côté de moi a commencé à pleurer.»


Jerome Kern a vu Robeson dans Black Boy () et comme le monsieur assis à côté d’Elizabeth Shepley Sergeant, il a été profondément ému par la voix de Robeson. Dans une interview en 1938, dix ans plus tard, sur ses méthodes de composition, Kern a clairement dit que la vision de Robeson dans Black Boy () avait été l’impulsion pour la composition de Ol' Man River , la chanson-phare de Show Boat (). Il insiste sur le fait que les caractéristiques vocales des interprètes, mais aussi leurs personnalités sont source d’inspiration. Il ajoute que:

«La mélodie de Ol' Man River a été conçue immédiatement après ma première audition de la voix parlée de Paul Robeson... (ndlr Black Boy est une pièce de théâtre, pas un musical). Les tons d’orgue de la voix de Robeson ne sont pas pour rien dans cette chose que l’on appelle ‘inspiration’»


Kern a vu Black Boy () dans la dernière semaine de previews à Mamaroneck (Etat de New York) en septembre 1926. Le spectacle a ouvert à Broadway le 6 octobre, mais n’a tenu l’affiche que pour une décevante série de 37 représentations.

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Rose McClendon (au centre) dans la création de «Deep River» (1926)

Deux jours avant l’ouverture de Black Boy () à Manhattan, une autre œuvre a été créée avec en vedette un chanteur masculin noir et une distribution mixte: Deep River (). Présenté à la fois comme «A Jazz Opera» et un «Native Opera», Deep River () était une ambitieuse production onéreuse avec une grande distribution, dont Jules Bledsoe – c’est lui qui créera le rôle de Joe à Broadway – et l’actrice noire Rose McClendon dans un rôle dramatique très apprécié. L’opening night du spectacle a été un événement majeur, couvert par tous les journaux de New York. Se déroulant à La Nouvelle-Orléans dans les années 1830, Deep River () a été critiqué pour avoir un livret faible sur lequel se greffaient des scènes pittoresques qui n’ajoutaient rien au spectacle. L’absence d’identité claire a souvent aussi été critiquée: est-ce un musical, un opéra, une opérette? Deep River () a été un lourd échec commercial, fermant après seulement 32 représentations, malgré l’importance et la solidité du producteur et metteur en scène, Arthur Hopkins. Lors de la fermeture, le Times a cependant parlé de Deep River () comme:

«La création la plus ambitieuse de la saison actuelle ... une expérience très précieuse et intéressante.»


Pour Kern et Hammerstein, la vision de ce spectacle musical très discuté, expérimental et sérieux, avec un casting mixte se déroulant à La Nouvelle-Orléans dans les années 1830 est venue au bon moment, stimulant leurs propres idées pour un spectacle à grande échelle avec un casting mixte également situé le long du Mississippi au XIXème siècle.

Le Criss Cross () de Kern a ouvert ses portes le 12 octobre 1926 au Globe Theatre de Broadway sur la 46ème rue. Au même moment, Deep River () se jouait à l’Imperial Theatre sur la 45ème rue et le Black Boy () avec Robeson au Comedy Theatre quelques rues plus loin. Comme nous l’avions vu (), c’est lors de la première de Criss Cross () que Kern a demandé à Edna Ferber les droits de faire de son roman Show Boat () un musical. Le roman qui avait d’abord été publié comme un feuilleton dans un journal, allait devenir un best-seller à sa sortie à la fin l’automne. Dans les publicités pour les fêtes de fin d’année, on parle du roman comme du «livre le plus populaire de l’année».

Il est important de souligner – nous sommes à une autre époque – que Show Boat, le livre de Ferber, est en décembre 1926 le troisième titre le plus demandé de la New York Public Library dans ses locaux de Harlem . Mais en octobre 1926, quand Kern a demandé à Ferber les droits d’adaptation pour le musical Show Boat (), le grand succès du roman était encore à venir. La motivation de la demande de Kern était le contenu de l’histoire et non le succès public du livre.

On peut donc dire que la création de Show Boat () s’est trouvée à la confluence de diverses influences: le souvenir durable de la voix de Robeson chantant des chants sacrés en concert, les thèmes abordés dans le roman de Ferber et l’exemple de Deep River (), l’audacieuse épopée musicale avec une distribution mixte (Noirs et Blancs).